Les huit ingrédients d’une politique d’innovation : l’exemple de Michelin

La réussite d’une démarche d’innovation repose sur les interactions (vertueuses) de plusieurs éléments. À partir de l’exemple de Michelin, nous avons identifié les huit principaux facteurs clés de succès.

1. Positionner l’innovation dans le business modèle

L’innovation doit se refléter dans l’évolution du business modèle et s’ancrer dans les discours. Chez Michelin, cela prend la forme de plusieurs expressions, que l’on retrouve sur les documents institutionnels et sur les sites Web : « La performance pour une mobilité durable », « l’innovation pour créer de la valeur ». Le document de référence de Michelin, destiné aux actionnaires, cite le mot innovation pas moins de 56 fois. Elle est successivement « accélérateur de croissance », « au cœur du développement du groupe », « de la stratégie », « du modèle économique », « au service du client », élément « d’une nouvelle gouvernance… »

L’innovation est d’ailleurs liée à la transformation numérique. Jean-Dominique Senard, président de Michelin, estime ainsi que « la révolution digitale que nous traversons représente un puissant levier de transformation et de croissance pour le groupe. Elle modifie notre relation aux clients, nos modes de fonctionnement et de management. » Le président de Michelin a fixé trois objectifs, dans le cadre de la transformation numérique : créer une relation plus personnalisée avec les clients et apprendre à mieux les connaître, développer une offre de services digitaux « structurée et disruptive » et accroître les compétences numériques des collaborateurs.

2. Soutenir l’innovation au plus haut niveau

Outre ses prises de positions publiques et institutionnelles, Jean-Dominique Senard a mis en place une direction digitale pour conduire la transformation du groupe. En parallèle, Michelin s’est doté d’un Corporate Innovation Board, instance qui réunit des experts du groupe et des personnalités extérieures. « C’est à la fois un think tank interne et un acteur de la stratégie d’innovation. Notre mandat vise à proposer des priorités de recherche et à faire vivre l’écosystème d’innovation du groupe. Nous passons en revue les innovations susceptibles de concerner le pneumatique, mais également, et de plus en plus, la mobilité et les services », explique Ramesh Mashelkar, membre du Corporate Innovation Board, pour qui cette structure « constitue l’élément central de la gouvernance de l’innovation chez Michelin. »

3. Privilégier la co-construction pour s’adapter aux usages

Partir des besoins du client impose de concevoir l’innovation non « en laboratoire », mais à partir du terrain, des usages et pratiques de mobilité, des conditions climatiques. Exemple de co-conception : CrossClimate, commercialisé depuis 2015, qui répond en effet à un besoin qui n’était jusqu’à présent pas satisfait en Europe : disposer d’un pneumatique adapté à toutes les saisons, c’est à dire aux conditions extrêmes, à la fois estivales et hivernales. La même logique de co-construction est à l’œuvre lorsque, par exemple, Michelin Motorsport noue des partenariats technologiques avec des marques comme Porsche, Audi, Peugeot, Toyota, Volkswagen, Hyundai, Ferrari ou Corvette pour développer conjointement les pneumatiques.

4. S’appuyer sur la force de la R&D et des partenariats de recherche

Michelin a consacré, en 2015, 689 millions d’euros à la recherche et développement et dispose d’un portefeuille de 10 000 brevets actifs. Les efforts de R&D portent sur l’impact environnemental (les pneus représentent 20 % des émissions de CO2 d’un véhicule), la sécurité et « l’économie circulaire », résumée par la stratégie 4 R : réduire, réutiliser, recycler et renouveler. La R&D se traduit également par le développement de partenariats, par exemple dans le domaine des greentechs, afin d’inventer de nouveaux matériaux ou de nouvelles sources d’énergie à partir de la biomasse ou de l’hydrogène. Un partenariat de Recherche et Développement consiste à solliciter des compétences hors de l’entreprise pour développer des produits ou services innovants.

« Plus ces compétences sont originales et complémentaires des nôtres, plus elles fertilisent notre innovation », explique-t-on chez Michelin. Le partenariat de R&D permet notamment de détecter des technologies émergentes ou de mobiliser, sur une période et une thématique données, une masse critique importante de ressources adaptées, de manière à accélérer le processus de recherche.

Le groupe Michelin, qui a déjà signé 300 partenariats de recherche, a élargi le champ de ses partenaires, vers des expertises issues du consulting, des PME et des start-up pour du prototypage technologique rapide, et même des consortiums regroupant industriels et universités, financés par les pouvoirs publics. Exemple de partenariat : avec Factolab, laboratoire partagé avec trois autres laboratoires de recherche, qui étudie, dans le cadre de l’usine du futur, la cobotique (robot capable de collaborer avec l’homme) et l’ergonomie cognitive (évaluation des effets et de la pertinence des innovations concernant l’homme assisté par réalité augmentée).

5. Encourager une démarche d’innovation ouverte et de transferts de technologies

Le pneu est un composite de haute technologie qui réunit 200 composants distincts. Autant de domaines dans lesquels il faut trouver les bonnes compétences. « Les gisements de créativité doivent être recherchés à l’extérieur du groupe. L’ère du secret absolu est révolue, l’heure est aux fertilisations croisées. S’en priver signifierait avancer moins vite et, à la fin, être distancé », explique Maude Portigliatti, directrice scientifique du groupe Michelin. L’innovation partagée permet, par exemple, de doter certains pneus, destinés aux 4×4, de technologies développées pour le génie civil, le point commun étant la gestion de terrains accidentés.

« L’open innovation, c’est une respiration, un enrichissement, un bouillonnement », ajoute Maude Portigliatti. Certains des produits Michelin sont directement issus de collaborations. C’est le cas de la gamme Energy E-V, dédiée aux véhicules électriques et conçue en partenariat avec Renault. D’autres chantiers sont en cours de développement, par exemple dans les domaines de la recyclabilité des pneus, de la pile à hydrogène, avec la start-up Symbio FCell ou des matériaux biosourcés.

6. Rendre les produits connectés et intelligents

Michelin explore les potentialités offertes par le pneu connecté dans les domaines industriels. Technologie naissante, cette déclinaison de l’Internet des objets dans le cœur de métier de Michelin offre des perspectives considérables de suivi en temps réel de l’état du pneumatique et de services associés. Pour Terry Gettys, directeur de la R&D de Michelin, « aujourd’hui, le consommateur de pneumatiques exprime un besoin de mobilité. Le digital permet de passer au temps réel, avec les capteurs équipant les pneus connectés, de jouer un rôle privilégié dans l’orientation vers des prestataires de services ou de proposer des plateformes de consommation collaborative. »

L’offre Michelin Tire Care en est un exemple dans le domaine des poids lourds. En incorporant à la gomme des capteurs de type RFID, cela permet un suivi en temps réel de plusieurs paramètres du pneu : pression, température, niveau de gonflage, kilométrage. Ces données représentent une masse d’informations sur le type de conduite et l’état des pneumatiques. Transmises et exploitées en temps réel, elles facilitent la gestion des flottes de camions. Avec, à la clé, une palette de services : optimisation de la consommation de carburant, réduction des coûts de maintenance, meilleure sécurité, conseil personnalisé sur le pneumatique adapté au style de conduite…

7. Créer les infrastructures d’accompagnement à l’innovation

Michelin a inauguré, en 2016, son campus RDI, plus grand bâtiment industriel de la région Rhône-Alpes-Auvergne, avec 1 600 postes de travail et 80 plateformes rassemblant chacune une vingtaine d’ingénieurs. Objectif : favoriser les démarches de co-conception, la réalisation de projets transverses, relier les pôles d’expertise et, surtout, gagner du temps. La première réalisation de cette « accélération du temps de l’innovation » est le pneu CrossClimate. Il a seulement fallu trois ans pour stabiliser les technologies nouvellement mises au point, deux fois moins qu’auparavant.

8. Nouer des partenariats avec des start-up

Michelin s’est doté, en 2013 d’une structure dédiée à l’incubation : l’Incubator Program Office (IPO). Ce dernier chapeaute trois incubateurs, en Europe, aux États-Unis et en Chine. Par exemple, le groupe soutient, depuis 2014, l’entreprise Symbio Fcell, spécialisée dans le développement de piles à hydrogène, depuis 2015, la start-up chinoise Luli et, depuis 2016, e Dai Bo (plateforme numérique de services de voiturier en Chine). Michelin participe également à plusieurs accélérateurs (comme HAX en Chine, Tech Stars aux États-Unis et Paris&Co en Europe), pour trouver de nouvelles idées de business…


Les trois prérequis pour l’innovation ouverte

Selon Maude Portigliatti, directrice scientifique de Michelin, la réussite d’une politique d’innovation ouverte est conditionnée par trois éléments :

  • La réciprocité : chacun doit y gagner.
  • Des règles claires de protection de la propriété industrielle, pour instaurer la confiance tout en sécurisant la valeur que chaque partenaire tirera du projet collaboratif.
  • Une ouverture d’esprit indispensable, c’est une question de culture et de conviction.