Les trois idées reçues sur le numérique

L’institut Xerfi a organisé, en avril 2018, une série de conférences sur le thème « Transformation digitale et frénésie financière ». Au cours de laquelle trois idées reçues ont été décryptées : le numérique signe la fin du salariat, les GAFA sont des accélérateurs d’innovation, l’intelligence artificielle et le Big Data sont automatiquement bénéfiques.

«Le capitalisme devient hyper-financier mais aussi hyper-industriel, dans les biens matériels comme dans les services. Quant aux nations et à l’Etat, des forces convergent pour en réduire le rôle au profit d’acteurs privés. Cette transformation hyper-industrielle affecte les organisations et les stratégies d’entreprises, bouleverse le régime de croissance, transforme le rôle et la puissance des acteurs publics et privés », souligne le cabinet Xerfi.

« En Occident, de nouveaux modes de régulation se mettent en place modifiant profondément la place et les pouvoirs respectifs des entreprises, de la finance, des pouvoirs publics, et bien entendu le fonctionnement du marché et des relations de travail. » Comment repenser la gouvernance, le pilotage, les institutions de ce capitalisme de l’ère digitale, avec son abondance pléthorique de capitaux disponibles, ses systèmes automatisés, ses pouvoirs de marché et de réseau, ses zones de non-droit, la remise en cause de l’emploi et du travail, l’évaporation des recettes fiscales des structures étatiques ? Trois idées reçues doivent être nuancées.

Idée reçue n° 1 : le numérique signe la fin du salariat

A mesure que les plateformes deviennent l’une des normes autour desquelles se construisent la plupart des business modèles de l’économie numérique, on pourrait en déduire que, à l’image d’Uber et de ses chauffeurs auto-entrepreneurs, cette tendance signe la fin du salariat. « Les prophéties sur la fin du travail et du salariat sont exagérées », affirme Laurent Faibis, président de Xerfi.

Pour Elisabeth Grosdhomme, directrice de la société de conseil Paradigmes et cætera, « il n’y a pas de déterminisme et de fatalité, c’est plutôt la notion d’employabilité qui fera la différence, lorsque les compétences prennent le pas sur le diplôme, il y a un espoir pour des managers intelligents et humains et moins pour ceux qui ne font que de la supervision/allocation de tâches ou du reporting. » La plateformisation entraînerait la « destruction du lien salarial, avec des travailleurs dépendants de plusieurs employeurs, il y a environ, en France, entre 300 et 400 000 personnes qui ont plus de quarante employeurs dans l’année », rappelle Philippe Askenazy, directeur de recherche au CNRS.

Pour ce dernier, historiquement, « toutes les anticipations technologiques se sont un jour ou l’autre réalisées, au rythme attendu, sauf celles concernant le travail, qui ont toujours été erronées. Il y a vingt ans, on prédisait, par exemple, que le télétravail allait tout révolutionner, avec des réseaux d’individus qui collaboreraient entre eux. »

Pour Philippe Askenazy, « on se trompe, parce que l’on analyse des tâches en oubliant les interactions entre ces tâches et l’importance de la technologie. » Exemple : la voiture autonome. « L’approche naïve consiste à considérer que le métier de chauffeur va disparaître. En réalité, la technologie va supprimer un élément fondamental : le plaisir de conduire, ce qui va ralentir l’engouement pour la voiture autonome. En outre, avec l’amélioration de la fluidité du trafic et de la sécurité, les victimes ne seront pas les chauffeurs, mais les garagistes et les assureurs. »

Les plateformes vont-elles donc créer des armées de freelance ? « On nous vend du neuf, avec des technologies réseau et de l’intermédiation, mais est-ce vraiment nouveau ? », s’interroge Philippe Askenazy. Pour lui, « la création des grands magasins à Paris était déjà une forme d’intermédiation, une sorte de plateforme entre des producteurs et des consommateurs.

C’est de ce monde de plateforme qu’est né le salariat. » La valeur d’une plateforme réside dans le système de notation de ceux qui y participent et dans les commentaires associés à leurs prestations. « Mais à qui appartiennent les commentaires ? Ce n’est pas clair… Si c’est à la plateforme, le prestataire devient prisonnier, car s’il part, il perd sa réputation. Il y a donc un lien de subordination et de dépendance, caractéristique du monde du salariat. » Et si l’on admet la transférabilité des notes et des commentaires ? « La valeur de la plateforme concernée devient nulle », conclut Philippe Askenazy, pour qui, « nous sommes à l’aube d’une renaissance du salariat ! »

Idée reçue n° 2 : les GAFA sont des accélérateurs d’innovation

Les entreprises de type GAFA se caractérisent par des rendements croissants : cette loi économique, décrite par Adam Smith dès la fin du XVIIème siècle, pose que, pour une entreprise, chaque investissement supplémentaire se traduit par une augmentation supérieure du revenu. A l’inverse de secteurs tels que l’agriculture ou une partie de l’industrie, soumis à la loi des rendements décroissants (plus on investit, moins ça rapporte).

« C’est ce qui caractérise les plus grosses capitalisations boursières, celles d’Apple, d’Amazon, de Tencent, d’Alibaba ou de Facebook », note Thierry Philipponnat, directeur de l’Institut Friedland, think tank économique créé en juin 2016 par la CCI Paris Ile-de-France, qui retient l’exemple d’Amazon : « Sa capitalisation boursière représente environ quatre fois son chiffre d’affaires et 240 fois ses résultats, si l’entreprise se caractérisait par des rendements décroissants, elle vaudrait seulement trente fois son résultat. »

Est-ce le signe que, lorsque le monde de la finance rencontre le monde des entreprises à rendements croissants, on assiste à une exubérance irrationnelle ? « Non, assure Thierry Phillipponnat, c’est, au contraire, très rationnel. » Avec un processus en deux temps : d’abord, l’investisseur apporte ses capitaux, mais avec une logique différente de ce que l’on connaît. Ainsi, au lieu de dire « j’amène 10 pour acheter 10 % du capital d’une entreprise qui vaut cent », l’investisseur va raisonner sur une valeur future, avec le principe suivant : « J’amène 10 et je veux 10 %, donc l’entreprise vaut 100. Ensuite, un bon storytelling permet d’affirmer que l’entreprise vaut tel montant. », précise Thierry Phillipponnat, pour qui c’est grâce à ce raisonnement que des entreprises, telles qu’Uber ou Spotify, qui perdent de l’argent, valent si cher. « Il y a une survalorisation des secteurs à fort pouvoir de réseau », résume Laurent Faibis, président de Xerfi.

« Pour un investisseur, qui accepte de financer une entreprise qui perd de l’argent, ce qui compte c’est le développement d’un modèle monopolistique : ce n’est donc pas parce qu’elles sont monopolistiques que ces entreprises valent cher, mais parce qu’elles valent cher qu’elles sont monopolistiques et qu’elles peuvent procéder à des acquisitions », explique l’économiste. C’est pour cela que l’acquisition d’Instagram, une société de treize salariés et de deux ans d’existence, par Facebook pour un milliard de dollars (payé en actions), trouve tout son sens.

« C’est une stratégie tout à fait rationnelle et, en outre, cela donne un pouvoir de négociation : qui ne voudrait pas discuter avec une entreprise qui vaut plusieurs milliards de dollars ? », ajoute Thierry Philipponnat. Le problème est que ce mouvement a une conséquence néfaste : les monopoles sont généralement considérés comme nuisibles pour la concurrence. Et tendent à augmenter leur prix pour justifier leurs valorisations… Conclusion de Thierry Philipponnat : « La valorisation des grands acteurs du Web écrase l’innovation et l’entrepreneuriat, car il est, par exemple, très difficile de financer une start-up de e-commerce face à Amazon. »

Idée reçue n° 3 : l’intelligence artificielle et le Big Data sont automatiquement bénéfiques

« Le numérique introduit l’illusion d’une mutation totale », déplore Ghislain Deslandes, professeur à l’ESCP, « on nous prédit que tout va changer, mais c’est plutôt une occasion historique pour prendre le temps de la réflexion. » Notamment face à trois effets pervers. D’abord, le fait que la montée en puissance de la société du chiffre « porte à croire que tout est mesurable et que le reste n’existe pas », souligne Ghislain Deslandes. Ensuite, le fait que l’intelligence artificielle pose la question de savoir comment créer des professions qui ne soient pas menacées.

Enfin, le risque de « ne plus savoir ce que l’on fait ni pourquoi on le fait, avec la perte de savoir-faire face à la machine, qui accumule de plus en plus de connaissances », ajoute l’économiste, pour qui l’atténuation du regard critique conduit à des formes de « crétinisation » des organisations, « par mimétisme et téléguidage numériques. » Ghislain Deslandes pointe deux phénomènes préoccupants : « La disqualification du jugement humain et l’attrition du désir, qui se traduit par la multiplication des souffrances au travail, une perte de sens, des burn-out et un appauvrissement de l’expérience au travail. »