Les relations transatlantiques ont toujours été complexes et le sont de plus en plus dans le domaine des technologies et des questions de souveraineté. Les chercheurs de l’IFRI (Institut français des relations internationales) se sont intéressés à ces questions, dans le cadre d’une note de recherche sur les enjeux du numérique entre l’Europe et les États-Unis.
Avec la présidence Biden, « d’importantes avancées sont attendues sur nombre de questions liées au numérique. Ces évolutions comprennent, d’une part, l’établissement de règles plus équitables pour les acteurs économiques et de lois garantissant le respect des libertés individuelles, et, d’autre part, la relance d’investissements pour l’innovation technologique assortie de diverses réorganisations industrielles », soulignent les auteurs, qui mettent en exergue « le rôle central des nouvelles technologies non seulement dans les échanges transatlantiques, mais surtout dans la rivalité géopolitique entre Chine et États-Unis. »
Laurence Nardon, docteur en science politique et directrice du programme Amérique du nord de l’IFRI, et Siméon Rust, spécialisé en relations internationales et affaires publiques, distinguent sept enjeux majeurs qui sous-tendent les relations entre les Etats-Unis et l’Europe.
1. La fiscalité des Gafam et la tentation de l’évasion
On connaît depuis longtemps les pratiques d’évasion fiscale généralisée qui conduisent à des taux d’imposition ridiculement bas, en regard du chiffre d’affaires réalisé dans un pays. Il existe heureusement des initiatives qui tentent de remettre les Gafam dans le droit chemin fiscal. Les Etats-Unis eux-mêmes ont été contraints d’agir en proposant, en avril 2021, de revenir sur le principe de l’établissement stable pour que les bénéfices soient imposés dans le pays où ils sont générés. « Cela permettrait de mettre fin à l’évasion fiscale de toutes les grandes multinationales, dont les principales entreprises du numérique », notent les auteurs.
2. L’adaptation du droit de la concurrence : face aux monopoles
Tout comme l’évasion fiscale, la tentation du monopole fait partie de l’ADN des Gafam. « Le problème est double car non seulement les Gafam sont présents sur de nombreux secteurs clés (infrastructures du cloud, moteurs de recherche, e-commerce, systèmes d’exploitation et applications mobiles, publicités en ligne, smartphones, etc.), mais ils sont aussi dominants sur beaucoup de ces secteurs, ce qui leur permet de mettre en place des barrières à l’entrée pour les acteurs émergents. » L’Europe tente de limiter ces pratiques avec le Digital Markets Act, afin de faciliter l’émergence des petits acteurs du numérique face aux plateformes systémiques. « Les Gafam ne pourront plus mettre leurs propres produits systématiquement en haut des classements ni imposer l’utilisation de leurs services annexes, telles que les applications d’identification ou de paiement. De même, ils ne pourront plus réutiliser les données personnelles collectées par leurs entreprises clientes », résument les auteurs, pour qui « un aspect très innovant du DMA est qu’il agira en amont de la possible constitution d’un monopole. » Outre-Atlantique, l’approche est différente : les entreprises en situation de monopole ne sont sanctionnées que si la situation porte préjudice à l’innovation et prive le public de meilleurs services. Avec le risque d’un démantèlement, comme dans le pétrole ou les télécommunications. « L’administration Biden est très attendue sur ce sujet », assurent les auteurs, malgré le lobbying puissant des Gafam auprès de l’administration américaine.
3. Les semi-conducteurs, sur fond de pénurie
Ce secteur, historiquement peu médiatisé, l’est de plus en plus, avec les pénuries mondiales qui menacent de nombreux secteurs, à commencer par l’automobile. D’où la volonté de plusieurs pays de rapatrier sur leurs territoires les usines de production, les États-Unis devraient en profiter : Intel et Samsung y ont déjà annoncé l’ouverture de nouvelles usines aux Etats-Unis. Les enjeux de souveraineté et de maîtrise de l’innovation sont significatifs lorsque l’on sait que TMSC, fournisseur taïwanais, contrôle la moitié de la production mondiale de composants de dernière génération.
4. La 5G, le match des équipementiers
Sur ce terrain, la question est de savoir si l’Europe peut reprendre la main grâce à Nokia et Ericsson. Pour les auteurs, « l’enjeu de la 5G est commercial et politique pour les États-Unis. N’ayant pas de champion capable de rivaliser avec Huawei, ils craignent de perdre leur leadership en matière technologique et économique à mesure que la 5G est déployée dans le monde. » Les menaces de sanctions contre Huawei laissent une fenêtre d’opportunités pour les européens, mais avec une issue fragile : « En l’absence de décision coordonnée, les États de l’UE oscillent entre la volonté de ne pas froisser les États-Unis et celle de ne pas rompre avec la Chine, sur fond de débat sur l’autonomie stratégique européenne », notent les auteurs. Ils rappellent également que « l’Europe est certes en retard sur beaucoup de nouvelles technologies, mais les deux principales concurrentes de Huawei sont bel et bien Ericsson et Nokia. » Ainsi, concernant les brevets les plus importants pour la 5G, Nokia (11,4 %) arrive en deuxième place derrière Samsung (18,5 %) et devant Qualcomm (10,7 %) et Huawei (8,4 %). Ericsson (18,0 %) talonne Huawei (22,9 %) pour les contributions techniques apportées à l’établissement des normes internationales de la 5G.
5. L’intelligence artificielle, à la recherche de l’éthique
Elle fait l’objet de nombreux débats, notamment sur les problématiques d’éthique (surveillance, discrimination…) et son degré d’autonomie pour les prises de décisions (par exemple pour les véhicules autonomes). « L’un des défis des années à venir consistera donc à définir et à enseigner des valeurs aux IA », rappellent les auteurs. La Commission européenne a publié un projet de règlement sur l’IA, en avril 2021, et entend devenir le pôle mondial d’une IA « centrée sur l’humain, durable, sûre, inclusive et digne de confiance. » Pour les auteurs, « le choix du développement d’une IA éthique permettra aussi de défendre les intérêts économiques de l’Union. L’Europe pourrait se différencier en proposant une IA qui inspire davantage confiance que celle de ses voisins. Les entreprises ayant suivi dès 2018 les recommandations de l’Union auront un avantage compétitif sur le marché européen face à des concurrentes qui devront se mettre à niveau. »
6. La protection des données personnelles, au cœur des business models
Sur ce terrain, avec le RGPD, l’Europe est en avance, face à des législations disparates outre-Atlantique. « Le Cloud Act de mars 2018 va même à l’encontre de l’esprit de la réglementation RGPD », rappellent les auteurs. Au-delà de la protection des données personnelles, c’est un enjeu économique : « Les Gafam, qui s’étaient largement opposés à l’adoption du RGPD en Europe, se montrent aujourd’hui favorables à une législation fédérale sur la question, qui unifierait les règles dans le pays et qui, espèrent-ils, offrirait une alternative moins contraignante que le modèle européen. Si les données des utilisateurs leur sont moins facilement accessibles, l’IA progressera selon eux moins vite, mettant en danger l’excellence du secteur numérique américain. »
7. Les responsabilités sur les contenus en ligne, à l’heure des fake news
La question de savoir qui est responsable des contenus publiés en ligne est récurrente et l’on constate un manque de régulation, qui devient plus sensible, à mesure que se diffusent de fausses informations. D’autant que les géants du numérique se positionnent en tant qu’hébergeurs et non comme des médias ou des éditeurs de contenus. « Laisser la régulation des contenus à la charge des Gafam fait également courir le risque de voir émerger d’autres plateformes aux conditions d’utilisation moins strictes », préviennent les auteurs. Côté européen, le Digital Services Act (DSA) proposé par la Commission européenne est actuellement en discussion au Parlement européen. Il viendrait moderniser la directive sur le commerce électronique, adoptée en 2000, pour assurer un meilleur contrôle des contenus en ligne. L’objectif de ce texte est d’encourager les mécanismes de signalement des contenus et pratiques illicites, et d’obliger les plateformes à agir.
Le lien entre puissance économique, influence géopolitique et maîtrise de l’innovation et des technologies est donc clair. Tous les pays l’ont compris.
Côté américain, les auteurs estiment que « l’administration Biden semble vouloir engager d’importantes réformes, mais redoute d’entraver la puissance des géants nationaux. La crainte d’être dépassé par la Chine en terme de production de technologie joue un rôle structurant sur les débats à Washington et se manifeste pleinement à travers les sanctions prises à l’encontre de Huawei concernant le déploiement des réseaux 5G et l’accès aux semi-conducteurs. » Côté européen, les objectifs sont de retrouver un rang de puissance technologique, et de « s’imposer comme une puissance régulatrice active, à la fois pour établir une égalité entre les acteurs économiques et pour proposer des alternatives technologiques éthiques. » Mais, concluent les auteurs, « l’exportation de ce modèle structuré autour de normes strictes est un défi : les plus grandes entreprises numériques, principalement américaines et asiatiques, s’affranchissent pour le moment de la plupart de ces normes. »
États-Unis/Europe : sept enjeux du numérique, par Laurence Nardon et Siméon Rust, Potomac Paper, n° 42, Ifri, juillet 2021.