Georges Épinette, ex-DOSI du Groupement des Mousquetaires et directeur général de la STIME, sa filiale informatique, a débuté comme aide-opérateur mécanographe, au début des années 1970. Il nous livre sa vision des transformations des systèmes d’information et du positionnement des DSI.
Best Practices Systèmes d’Information. Quel regard portez-vous sur l’évolution du métier de DSI ?
Georges Épinette. De tous les métiers, celui de DSI est sans doute l’un des rares appelé à se réinventer chaque jour, au fil des incessantes évolutions sociétales et organisationnelles. C’est la raison pour laquelle sa définition et son périmètre d’action demeurent variables d’une entreprise à l’autre. Pour être DSI depuis plus de 30 ans, j’ai le sentiment d’avoir réalisé, tout au long de ces années, plusieurs métiers successifs. Le DSI d’aujourd’hui, héraut du numérique, observateur du monde qui se dessine, quelque part stratège découvreur et initiateur, n’a plus rien à voir avec le directeur informatique d’antan.
Il reste toutefois une constante : la fonction SI est souvent mal-aimée ou, pour le moins, incomprise. Elle demeure un exutoire de la plupart des maux de l’entreprise. Au fil du temps, cet état de fait a encouragé la DSI à se doter d’outils, de méthodes, de process, qui poursuivent tous le même objectif : justifier et se justifier.
Après plus de 40 ans d’errements, une somme impressionnante de référentiels, de méthodologies, d’indicateurs de création de valeur, d’approches marketing, a donc vu le jour. Aucune autre fonction dans l’entreprise ne dispose d’une panoplie aussi dense d’outils. Mais n’en avons-nous pas trop fait ? En réalité, je pense que les référentiels sont comme les rampes d’escalier : ils vous évitent de tomber, mais ne vous aident en aucune façon à monter à l’étage supérieur.
Au début des années 2000, alors que ces moyens venaient aider le DSI, les termes d’alignement stratégique, de gouvernance IT, ont émergé. Objectif : dialoguer avec le métier dans une relation d’équivalence et non plus dans un rapport de force proche d’une relation client-fournisseur, forcément préjudiciable à une réelle création de valeur. Mais pour dialoguer encore fallait-il être crédible et parler le même langage. Le DSI, initialement nourri de technologies de l’information, a dû endosser une autre tunique : celle de la connaissance intime des préoccupations métiers de ses interlocuteurs.
Ces nouvelles responsabilités ont encouragé nombre de DSI à déléguer, voire à abandonner, la composante IT. Cette façon de procéder a laissé un espace de désintermédiation dommageable quant à la maîtrise de la fonction SI et donc de la DSI, tant le bon fonctionnement de l’IT, au moindre coût pour chacun des métiers de l’entreprise, demeure LE sujet sur lequel le DSI est finalement jugé.
La tentation est grande de suivre les mouvements panurgiens qui ont été de tous temps poussés par le marketing de l’offre IT. Au DSI de distinguer ce qui relève de la « mode » de ce qui permettra d’assurer une performance durable de ses SI. D’où la question des finalités poursuivies et du sens qui sera donné à la contribution de la fonction à la bonne marche de l’entreprise…
C’est sur ce terrain, où le DSI n’est pas forcément attendu, celui d’une certaine éthique, que se jouera aussi l’avenir de la fonction. Quel que soit le titre qui sera demain le sien, il est probable que le DSI demeurera l’architecte de tous les flux immatériels de l’entreprise. C’est pourquoi, je pense que son avenir est assuré.
BPSI. Le stress du DSI est-il lui aussi assuré de perdurer ?
Georges Épinette. Le métier de DSI, à la fois exigeant et intransigeant, s’il peut être épanouissant, se révèle extrêmement usant. La fréquence et la densité du stress augmentent sans cesse. Toujours plus vite, plus agile, plus flexible, plus fiable, moins cher, sur le pont en permanence, le DSI, hier grand prêtre de l’ordinateur, se mute en raccordeur de commodités hétérogènes, en divinateur d’attentes et en exauceur de vœux, portant sur ses épaules le fardeau d’une extraordinaire pression : une défaillance des SI et l’entreprise s’arrête…
Le DSI, lorsqu’il est conscient de la précarité des solutions, vit donc avec une éternelle boule au ventre. 24 heures sur 24, sept jours sur sept, sans pouvoir dire un instant « stop »… Quand j’ai commencé dans le métier, en cas de pépins, je me convoquais moi-même, voire avec un collègue, et nous trouvions la solution dans un délai plus ou moins rapide.
Il faut dire qu’il n’y avait pas le feu puisque pas de temps réel. Aujourd’hui, un incident mobilise souvent des spécialistes pointus et on a le sentiment de chercher une aiguille dans une botte de foin : ce qui ajoute encore au stress. Surtout lorsque le problème provient du fournisseur. Dans ce cas, on touche le fond : l’incident fait le tour de la planète… Et vous n’êtes pas plus avancé ! Statistiquement, les plus gros problèmes sont ceux générés par des tiers. Plusieurs fois dans ma carrière, j’ai frôlé la catastrophe sans possible retour à une situation ex-ante. Et c’est vraiment un miracle si je m’en suis sorti…
Le pire, c’est que ce sont parfois les outils sensés vous protéger, qui génèrent du stress : je pense notamment aux antivirus ou aux sondes. La leçon que l’on peut en tirer, c’est qu’il ne faut jamais déployer une technologie en mode « one-shot », et toujours avoir un plan B pour revenir à la situation initiale, voire un plan C, en testant le tout au préalable !
Le DSI doit avoir une santé nerveuse et physique à toute épreuve, car il est connecté en permanence. Durant ces trente ans de DSI, je peux affirmer n’avoir jamais eu un moment de paix. En permanence dérangé durant les week-ends, les nuits et les congés : sans arrêt sur le pont, prêt à intervenir… Et ce n’est pas du tout un problème de délégation, car la conscience professionnelle ne se délègue pas.
BPSI. Régulièrement, des études mettent en exergue l’élévation du niveau de maturité des dirigeants vis-à-vis des technologies de l’information : croyez-vous que ce constat corresponde à la réalité ?
Georges Épinette. C’est vrai qu’aujourd’hui une génération de dirigeants prend la relève de ceux d’hier, qui partent à la retraite. Sont-ils pour autant davantage disposés à l’égard de l’informatique ? Pas vraiment ! Est-ce affligeant ? Peut-être… Mais la faute à qui ? Durant toute cette période, qu’ont fait les informaticiens en faveur de la réconciliation avec leur direction générale, alors que le tout numérique rend désormais palpables les effets de l’informatique auprès de tous et que tout sujet dans l’agenda d’un dirigeant contient une part de numérique ?
Si l’ignorance des dirigeants constitue une évidence toujours prégnante, il faut distinguer plusieurs catégories de patrons : les gestionnaires et les visionnaires. Cette répartition se segmente en patrons « technophobes », « neutres » ou « technophiles ». Un gestionnaire, ignorant la chose informatique, peut faire beaucoup de dégâts dès lors qu’il faut prendre les « bonnes » décisions.
Après 43 ans de carrière, j’en arrive à une conclusion iconoclaste : quand on connaît bien le métier, l’environnement et la mentalité de ses utilisateurs, que l’on est pénétré profondément par les valeurs de l’entreprise : l’informaticien ne fera pas pire que le dirigeant ignare, il fera souvent mieux.
Un gestionnaire, sensibilisé à la chose informatique, n’agira souvent guère mieux. Il activera le principe de « responsabilité limitée », celui de l’actionnaire, au détriment de l’intérêt de l’entreprise. Ce genre de dirigeant, j’en ai rencontré très souvent : dans tous les secteurs, dans toutes les sociétés. Je connais leur sketch par cœur. J’ai pourtant beaucoup travaillé sur cette catégorie de population, me disant que la justification de création de valeur, exprimée dans leur langage, allait les amener à penser autrement…
Hélas, beaucoup de dirigeants ne s’intéressent pas au sujet, survolent, font mine, et personne n’a encore trouvé la clé pour attirer leur attention sur les systèmes d’information. Il s’agit souvent de manies, de parures sociales, mais sur le fond…. L’informatique, c’est un peu comme la santé : quand on ne souffre pas, on n’est pas pressé de se soigner.
BPSI. La réalité, c’est aussi une inévitable pression sur les coûts ?
Georges Épinette. Oui et c’est aussi un point obsessionnel sur lequel tout DSI est jugé : les coûts, jamais les gains. Sur ce sujet, tout le monde s’avoue compétent. On peut faire réaliser des benchmarks par des tiers, multiplier les enquêtes de satisfaction, travailler sur la capacité à payer, le capital immatériel, la gestion du portefeuille d’applications, le criblage, le coût de possession, etc… Ce sera toujours trop cher ! Je pense que tout DSI se reconnaîtra dans ce discours.
On peut toujours réduire les coûts, mais après ? J’ai en tête l’histoire d’un DSI dans une grande entreprise de transport et logistique qui chaque année relevait ce challenge avec brio. Ou il en « avait sous le pied », ou il allait précipiter l’entreprise à sa perte ! C’est effectivement le second scénario qui s’est produit. À force de faire des économies, il a taillé dans le vital et, depuis, cette entreprise a disparu… une relation de causes à effets ?
On le voit, le DSI qui exécute les exigences de sa direction sans discernement porte une sacrée responsabilité… Ainsi, un DSI peut se retrouver dans quatre phases : enthousiasme, désillusion, panique, fuite.De là à dire que cet exercice récurrent favorise le turn-over des DSI, il n’y a qu’un pas : faut-il le franchir ?
BPSI. Le constat que vous dressez sur les dirigeants vaut-il, selon vous, pour les directions métiers ?
Georges Épinette. Quand les valeurs de l’entreprise ne prédominent pas dans les fonctions métiers, la technocratie prime. Elle rétrécit, castre, annihile l’esprit entrepreneurial. Si, en plus, l’ignorance à l’égard de la chose informatique est répandue, la situation est difficile. Les non-décideurs, les pinailleurs, les inhibés, on les retrouve toujours barrant le chemin de l’action, freinant toute initiative, surtout quand ils ne comprennent rien au sujet qu’ils ont à arbitrer.
Il existe toutefois des managers qui, ayant parfaitement compris ce qu’ils pouvaient retirer des systèmes d’information, n’ont de cesse de vouloir s’autonomiser pour ne répondre de leurs actions à personne. Leur seul objectif consiste à privilégier une vision en silos, nécessairement égocentrique, et ce n’est pas non plus facile pour le DSI. Ce sont d’ailleurs les plus dangereux qui ne pensent qu’à eux et ne mettent nullement en avant l’intérêt commun.
Enfin, il existe les « azimutés ». Ceux qui font n’importe quoi sur les systèmes d’information et le numérique : sans cohérence, sans vision stratégique, les adeptes du « picoring » qui dépensent des sommes conséquentes pour rien ou pas grand-chose et qui sont les géniteurs d’applications, souvent exogènes à l’entreprise, destinées à demeurer orphelines et donc à revenir un jour à la DSI avec toutes les conséquences que cela suppose. Sans vouloir stigmatiser à mon tour, on retrouve majoritairement cette population dans le milieu du marketing, parce que l’effet buzz est privilégié sans pour autant capitaliser sur les actifs immatériels de l’entreprise.
BPSI. Au-delà des travers des directions générales et des métiers que vous soulignez, les utilisateurs ne sont-ils pas plus bienveillants à l’égard des DSI ?
Georges Épinette. Nous restons dans le binaire : 0 ou 1. Et 1% de responsabilité de l’informatique dans un projet, c’est 100 % des torts vus de l’utilisateur, qui se défaussera sur la fonction SI, certes, mais surtout sur la machine : parce que celle-ci n’a pas d’âme, ne peut pas répondre ni se défendre et demeure l’exutoire par où peuvent s’épancher toutes ses frustrations, ses contradictions, mais aussi ses insuffisances…
Sur le terrain des relations avec les utilisateurs, j’ai aussi démissionné par rapport aux bonnes pratiques existantes. En matière de satisfaction utilisateurs, j’en suis venu à dire la messe sans la foi. Des enquêtes, nous en faisions régulièrement. Ces enquêtes ne mènent à rien. Pourquoi ? Parce qu’un seul collaborateur qui critiquera en public les services informatiques devant ses pairs sapera d’un coup tous les efforts entrepris dans ce domaine… C’est ainsi et aucune enquête de satisfaction, dût-elle hériter une note de 20/20, n’y changera quelque chose.
BPSI. Vous écrivez que « la défiance, devenue endémique, se mute en méfiance ». Comment restaurer la confiance ?
Georges Épinette. Par l’exemplarité ! Il ne faut jamais prôner des valeurs qu’on ne peut pas appliquer soi-même. Cette exemplarité tient en trois principes fondamentaux : d’abord, toujours tenir parole, c’est fondamental. Dans ma carrière, j’ai dû renier deux ou trois fois ma parole pour des engagements que je ne pouvais plus matériellement tenir : j’en étais malade. Hors ces exceptions, les engagements pris à l’égard de mes équipes ont toujours été tenus. C’est une question d’honneur. Il est bien dommage de constater que cette valeur s’érode et que la parole donnée ne signifie plus grand chose…
Ensuite, être près des gens. Pour moi, la valeur d’un individu n’a aucun rapport avec sa position hiérarchique. Celui qui aura pour mission de nettoyer le couloir peut être aussi occupé, dans sa tête, que l’analyste chargé de résoudre un problème techniquement complexe. À ce titre, ils méritent tous deux respect et considération. J’ai parfois davantage de contacts dans la journée avec un N-2 qu’avec son patron. Et celui-ci sait bien que je n’entraverai en aucune façon son action managériale.
La responsabilisation du collaborateur passe par la prise de risques et relève de la confiance a priori, fondée sur l’intuition que l’on peut avoir dudit collaborateur quant à sa capacité à entreprendre et à se dépasser. Je n’ai été que très rarement déçu.
Enfin, la reconnaissance du travail accompli constitue la durabilité du dispositif managérial. On peut motiver les collaborateurs sans contrepartie pécuniaire. Mais cela ne dure qu’un temps.
BPSI. Comment ont évolué les relations avec les fournisseurs ?
Georges Épinette. Entre 1980 et 1990, on assiste à plusieurs mouvements, par exemple l’émergence d’une concurrence annonçant la fin des acteurs généralistes au profit de spécialistes, la constitution durable de quelques acteurs monopolistiques de l’ERP (SAP), l’omniprésence de Microsoft ou encore le remplacement du « service bureau » par des offres d’hébergement et d’exploitation… Ainsi, à la fin des années 90, nous parvenons à un certain « équilibre » dans le rapport client-fournisseur. Ce n’est pas l’idéal, mais Unix et Linux, commencent à devenir une alternative sérieuse aux systèmes d’exploitation des constructeurs, les progiciels sont pléthoriques, de même que les SSII.
À vrai dire, l‘équilibre ce n’est pas forcément d’obtenir le prix le plus bas, mais de contribuer à améliorer la performance globale en recherchant les produits et services adaptés aux besoins de l’organisation. Cela suppose qu’on prenne en compte nos besoins et non pas de nous imposer des montées de version souvent destructrices de valeur. C’est la seule démarche dans laquelle une fidélisation durable s’inscrit. Or, il existe une perversion des surinvestissements incompatible avec les attentes de nos entreprises.
Et c‘est en l’an 2000 que j’ai assisté au basculement de cet équilibre précaire. Les hommes n’ont pas changé, nos interlocuteurs, sauf exception, demeurent les mêmes, mais les pratiques contractuelles, l’extrême financiarisation du business et la mondialisation sonnent le glas de l’espoir d’une relation responsable et durable.
J‘ai consacré, tout au long de ces vingt dernières années, beaucoup de temps à ce sujet. En vain. Car il faut bien comprendre que les entreprises utilisatrices sont en face d’oligopoles, dont certains sont plus puissants que des États. Et ces multinationales n’ont de cesse de nous aliéner chaque jour davantage, de nous mettre sous tutelle tant dans nos modes de fonctionnement, nos organisations que nos données. Le tout dans une parfaite indifférence des acteurs concernés, puisque les jeux semblent faits depuis déjà bien longtemps…
Antémémoires d’un dirigeant autodidacte, par Georges Épinette, Éditions Nuvis, 2016, 148 pages.