Les quinze biais de la transformation digitale

La réussite d’une transformation numérique est liée à l’action de multiples facteurs. Ceux-ci, combinés, aboutissent à ce qu’aucune entreprise ne ressemble à une autre dans son cheminement. Une quinzaine de biais s’appliquent et rares sont les organisations qui peuvent les maîtriser tous ensemble.

Le discours sur la transformation numérique est teinté de connotations excessivement positives et d’un parcours relativement linéaire. La transformation numérique est ainsi le plus souvent associée à des termes tels que « révolution », « satisfaction client », « disparition des silos », « opportunités numériques », « nouveaux usages », « innovation », « multicanal », « collaboratif », « chaîne de valeur »…

Ce sont autant d’expressions qui laissent penser que la transition numérique s’effectue sans heurts et de façon relativement neutre sur les systèmes existants. Ce discours est évidemment relayé par les cabinets d’études et les fournisseurs, qui promeuvent ainsi leur fonds de commerce. Mais, au-delà de ce constat, la mise en œuvre d’une stratégie de transformation numérique peut se trouver déformée, parfois de façon brutale. Entre un point A (la décision d’accélérer la transformation numérique) et un point B (lorsque l’on considère que la transformation est achevée), plusieurs biais se manifestent, se cumulent et se combinent, ce qui fait qu’il y a autant de stratégies et de résultats que d’entreprises qui s’engagent dans une transformation numérique.

Ces biais doivent être pris en compte lors de la définition et du déploiement d’une stratégie de transformation numérique. Il ne s’agit pas d’envisager d’emblée son échec, mais, de façon constructive et compte tenu du contexte de l’organisation concernée, de prendre conscience (et de faire prendre conscience aux métiers et à la direction générale) que le parcours peut être semé d’embûches et s’éloigner de la ligne droite et lisse que l’on imagine lorsque l’on s’abreuve de la littérature sur le sujet.

  1. Le biais du leadership
    Il est lié aux possibles conflits entre les différentes parties prenantes de la transformation numérique. Dès lors que celle-ci figure en bonne place dans l’agenda des directions générales et donc, par ricochet ou effet de ruissellement organisationnel, dans celui des directions métiers, va se poser la question de « qui porte la transformation ? » Pas forcément sur le plan opérationnel, sur lequel les DSI figurent en bonne place, mais pour s’en attribuer le succès. Selon l’état des relations entre les métiers, la place des « considérations politiques » et l’ambiance générale dans l’entreprise, la transformation numérique va plus ou moins bien se passer : les exclus du leadership de la transformation numérique disposent souvent d’un pouvoir de nuisance insoupçonné…
  2. Le biais culturel
    Il est lié au précédent et concerne le niveau de maturité des utilisateurs, des métiers et de la direction générale vis-à-vis de la transformation numérique. Celle-ci se matérialisera de façon différente selon que ce niveau de maturité est globalement avancé ou très faible. De même, il faut tenir compte des inégalités : les équipes de la DSI sont souvent en avance sur ce terrain, comparées aux DAF ou, pire, aux DRH, dont beaucoup s’accrochent à leur modèle historique de management. Le degré d’appropriation des technologies et des nouveaux usages qu’elles permettent est déterminant pour le temps nécessaire à transformer une organisation.
  3. Le biais temporel
    C’est un phénomène classique de la gestion de projet : les délais ne sont que rarement tenus. Il en est de même pour l’axe temporel de la transformation numérique. La roadmap, qu’il est bien sûr indispensable de définir a priori, afin de fixer des points de repère pour agir, devra être adaptée, le plus souvent dans le sens d’un éloignement de l’horizon à atteindre, surtout si ce biais se combine avec celui du leadership, lorsque certains métiers font de la résistance…
  4. Le biais des processus
    La transformation numérique s’inscrit dans un contexte existant marqué par de multiples processus, souvent complexes et imbriqués. Cette complexité contribue à ralentir le rythme de la transformation numérique, voire même à empêcher qu’elle se réalise à terme.
  5. Le biais stratégique
    La transformation numérique est, par définition, soutenue par une vision stratégique, sinon elle ne sert à rien, sauf à multiplier des initiatives non coordonnées, ce qui donne des résultats inverses à ceux recherchés. Le biais stratégique s’exprime par des divergences entre les parties prenantes, par exemple entre une direction générale qui fixe un cap et des métiers qui arrangent la stratégie en fonction de leurs propres critères, contraintes et intérêts. Ces divergences ne sont d’ailleurs pas systématiquement exprimées, c’est bien le problème… Le pire est donc que la transformation numérique soit soutenue par plusieurs stratégies sans que ceux qui les ont édictées ne sachent qu’il en existe d’autres…
  6. Le biais technologique
    Tout comme la transformation numérique ne peut réussir sans vision, elle ne peut être menée à bien sans une évolution des technologies. On pense bien sûr au cloud, à la mobilité ou à l’Internet des objets. Dans ce domaine, la transformation doit composer avec plusieurs contraintes : l’état du système d’information et sa capacité à supporter une dose d’agilité, les contraintes budgétaires, la définition des priorités et la justesse des anticipations quant à l’alignement des technologies sur les besoins futurs de l’entreprise.
  7. Le biais organisationnel
    Il est lié à l’organisation en silos qui caractérise encore la plupart des entreprises et dont on connaît les principaux travers : communication morcelée, gaspillages budgétaires, transversalité déficiente, luttes de pouvoirs… Ce biais porte une lourde responsabilité dans l’échec, partiel ou total, d’une stratégie de transformation numérique.
  8. Le biais économico-financier
    Une transformation numérique ne se concrétise que rarement sans effort financier, ou alors il faut parier sur une évolution des usages ou une approche de type BYOD qui reporte une grande partie des coûts sur les individus concernés. Dégager des ressources financières présente un triple avantage : sanctuariser la transformation numérique dans les pratiques, pouvoir expérimenter/innover avec des POC (Proof Of Concept) et obliger à réfléchir sur les priorités d’affectation des budgets dégagés et le retour sur investissement.
  9. Le biais de dépendance
    Dès lors que la transformation numérique s’intègre dans un écosystème et qu’il s’agit d’un chantier de grande ampleur, une entreprise ne peut agir seule, avec les équipes internes, sans fragiliser les projets plus classiques et le « Run » du système d’information existant. Il faut donc faire appel à des tiers, tels que des cabinets de conseil, des entreprises de services numériques, des intégrateurs, des éditeurs de logiciels, des agences Web… Si cette approche permet d’accélérer et de professionnaliser la transformation numérique, elle présente un risque de dépendance, qu’il convient de maîtriser. Ce biais de dépendance se manifeste plus particulièrement lorsque les technologies ne sont pas éprouvées, lorsque « les clés de la transformation numérique » sont confiées à un ou des prestataires trop puissants ou lorsque des fournisseurs manquent de professionnalisme, faute de les avoir préalablement évalués pour vérifier leurs compétences, leur expérience et leur pérennité.
  10. Le biais informationnel
    Il est lié à la prolifération d’informations sur la transformation numérique, en particulier celles connotées de façon très positive. Cette submersion de données, encouragée par les fournisseurs qui font quasiment tous de la transformation numérique leur crédo marketing, peut générer des situations d’incertitude, voire de stress chez certains dirigeants, qui perçoivent un décalage entre leurs pratiques et celles d’autres entreprises. Dans ce domaine, il n’y a pas de « vérité unique » de sorte que chaque entreprise puisse se positionner de façon sereine. Ainsi, le biais informationnel favorise le risque de se tromper : pour utiliser des technologies qui ne sont pas adaptées, pour mener des projets qui aboutissent à des impasses, ou le risque d’aller trop vite pour bousculer les usages et les habitudes des utilisateurs.
  11. Le biais d’intégration/convergence
    Même si la stratégie est pertinente, même si les technologies sont adaptées, il restera toujours un chantier d’intégration vis-à-vis du système d’information existant, de manière à faire converger la situation cible (une organisation transformée) et la situation existante. En effet, la transformation numérique n’est évidemment jamais neutre sur les hommes, les processus, l’organisation et les technologies en place. Cette intégration et cette convergence concernent également l’ensemble de l’écosystème, avec les clients, les fournisseurs, les sous-traitants et les partenaires. Elle concerne également l’intégration de composants numériques à des produits ou services existants. Ce biais d’intégration et de convergence peut être géré par les DSI, qui ont les compétences pour le contrôler.
  12. Le biais de désintermédiation
    La transformation numérique impacte l’ensemble de la chaîne de valeur, donc de l’écosystème de l’entreprise. L’un des facteurs de réussite réside dans le fait que la transformation numérique s’applique de bout en bout, si possible. Le biais de désintermédiation s’exprime dès lors que certains éléments, a fortiori s’ils sont stratégiques, font défaut par manque de maturité, de ressources, de budgets ou de technologies.
  13. Le biais de performance et de valorisation
    Il se produit lorsqu’il y a distorsion entre, d’un côté, les espérances, les anticipations et les ambitions de la transformation numérique, et, de l’autre, les incertitudes, les approximations, voire l’ignorance complète des effets de la transformation numérique. Entre les idées qui ont soutenu la quête vers le numérique et la réalité, un prisme peut apparaître pour déformer cette réalité. Cela peut se traduire par le fait que l’on a tendance à évaluer ses préférences par rapport à un point de référence, à prêter davantage attention aux événements les plus exposés, pas forcément les plus probables, à privilégier ce qui est familier, à réfléchir sur le court terme ou à se focaliser sur les faits qui confortent nos opinions.
  14. Le biais générationnel
    Lié au biais culturel, il se manifeste par des divergences de maturité, de comportements et de perception de la transformation numérique selon les générations, en particulier pour les populations les plus jeunes. De nombreuses études ont mis en exergue la spécificité des générations Y et Z en matière de numérique et d’engagement dans les organisations. La transformation numérique peut être mise à mal, soit par une sur-représentation des jeunes générations dans l’organisation (la transformation numérique peut devenir incontrôlable), soit, au contraire, par une sous-représentation, qui rend difficile et longue la gestion du changement.
  15. Le biais de l’hétérogénéité
    Ce biais s’exprime par le fait que la transformation numérique peut souffrir d’un manque de cohérence. Celle-ci s’observe à la fois pour les compétences (trop de « stratèges », pas assez d’opérationnels), les technologies (risque d’incompatibilité) et les processus (chevauchement, lourdeur). Le biais de l’hétérogénéité rend plus difficile la mise en œuvre d’une stratégie de transformation numérique.
Les biais de la transformation numérique et les moyens d’en sortir
Biais Mots-clés Questions à se poser Principes pour corriger les biais
Leadership Préemption, politique Qui va porter la transformation ? Établir un sponsoring fort
Culturel Maturité, usages Quel est le niveau de maturité des individus ? Identifier les groupes les moins matures
Temporel Délais, itération Quel est le bon rythme de révision de la roadmap de la transformation numérique ? Multiplier par deux tous les délais envisagés
Processus Complexité, imbrication Quel est le processus qui peut annihiler tous les efforts produits ? Cartographier les processus pour identifier les zones de blocage
Stratégique Vision, pertinence Pourquoi une transformation est-elle nécessaire ? Élaborer un cadre stratégique validé au plus haut niveau et en contrôler le respect
Technologique Résilience, roadmap Comment intégrer l’agilité dans le SI existant ? Cartographier le SI et identifier les technologies obsolètes
Organisationnel Transversalité, silos Qui sont les alliés pour introduire plus de fluidité dans l’organisation ? Accroître les efforts de communication
Économico-financier ROI, budgets Quels sont les critères de réussite de la transformation ? Prendre en compte les éléments non financiers dans le ROI
Dépendance Sourcing, contrats Comment évaluer le niveau de dépendance à l’égard des fournisseurs ? Ne pas confier les clés de la transformation à un oligopole de prestataires
Informationnel Big Data, submersion Quels sont les retours d’expérience dont on peut s’inspirer ? Recenser les cas d’usage les plus pertinents, y compris hors du secteur d’activité
Intégration/convergence Gouvernance, synergie Quelles sont les technologies qui minimisent les efforts d’intégration ? Organiser la veille technologique (start-up)
Désintermédiation Écosystème, chaîne de valeur Quelles sont les différentes composantes de l’écosystème, avec leur contribution à la création de valeur finale ? Analyser la chaîne de valeur
Performance/valorisation Engagement (SLA), qualité Quels sont les indicateurs de performance les plus pertinents ? Prendre du recul sur le marketing des fournisseurs et des consultants
Générationnel Conflit, usages Comment capitaliser sur les plus jeunes générations pour accélérer la transformation ? Intégrer les générations les plus jeunes dans la définition de la stratégie
Hétérogénéité Organisation, cohérence L’hétérogénéité est-elle un risque ou une opportunité ? Veiller au bon équilibre des compétences et des expertises

 


Stratégie : les dix difficultés à affronter

Pour définir les bonnes stratégies, les managers sont confrontés à dix difficultés. On retrouve dans cette liste l’expression de principaux biais décisionnels que l’on connaît depuis longtemps : une surestimation des compétences (effet Dunning-Kruger), une sous-estimation du temps, des perceptions divergentes entre les stratèges et les utilisateurs, et un manque d’anticipations des effets collatéraux qui ne permettent pas d’atteindre les résultats escomptés. Autant de biais dont les effets peuvent être atténués en consacrant plus de temps en amont des projets et de la définition des stratégies. Selon Gartner, les difficultés sont les suivantes (par ordre d’importance) :

  1. Des compétences numériques insuffisantes.
  2. Une exécution de la stratégie trop lente.
  3. Des bénéfices escomptés qui ne se réalisent pas.
  4. Un défaut d’alignement entre la direction générale et les managers.
  5. Une stratégie incapable de s’appuyer sur un nombre croissant de données disponibles.
  6. Une résistance au changement et un manque de motivation.
  7. Des options de croissance non pertinentes.
  8. Des managers qui n’adhèrent pas aux initiatives tratégiques.
  9. Un management trop peu performant.
  10. Des initiatives digitales qui ne réussissent pas à transformer l’organisation.

Source : Strategy priorities in 2020, Gartner Strategy Leadership Council.


Les huit biais des algorithmes

Dans le domaine de l’analyse de données, on peut identifier à la fois des biais cognitifs (lorsque le développeur modélise en fonction de ses propres perceptions) et des biais statistiques (lorsque les méthodologies ne sont pas rigoureuses) :

  • Le biais « du mouton de Parnurge » : le développeur programme en se basant sur des corrélations populaires, sans pour autant en vérifier la validité.
  • Les biais de confirmation : le concepteur de l’algorithme privilégie sa propre perception de la réalité pour analyser les données et ignorent celles qui ne vont pas dans le sens de ses croyances.
  • Le biais de corrélations illusoires : le développeur identifie des corrélations entre deux évènements qui sont indé­pendants, ou surestime un lien possible entre des données.
  • Le biais de stéréotype : il est lié au fait que, dans les réponses à des questionnaires qui alimentent les données, les individus peuvent répondre en fonction de leurs caractéristiques (psychologiques ou sociologiques) qui faussent les résultats et les corrélations.
  • Le biais des données : lorsqu’elles ne sont pas significatives, pas représentatives du phénomène à mesurer ou de mauvaise qualité.
  • Le biais de variable omise : une caractéristique est oubliée dans l’analyse, ce qui fausse les résultats et leur interprétation.
  • Le biais de sélection : lorsque l’échantillon étudié n’a pas les mêmes caractéristiques que la population en général, l’analyse n’est pas représentative.
  • Le biais d’endogénéité : l’algorithme se base sur l’analyse des données historiques mais ne tient pas compte des ajustements que les individus peuvent faire par anticipation.

Source : Guide du Big Data 2020 : 365 jours au cœur de la data économie.