La montée en puissance des fonctions de CDO (chief digital officer) dans les grandes entreprises peut faire craindre une remise en cause du rôle historique et des missions des DSI. Rien n’est moins sûr… Au cours des cinq dernières années, de nombreux grands groupes ont nommé des chief digital officers (CDO) ou directeurs de l’intégration numérique.
Il ne faut pas confondre la fonction de CDO avec un autre rôle en pleine émergence, celui de chief data officer ou responsable des données). Ces nouveaux managers ont pour mission d’accompagner, voire de mener, la « digitalisation » de leur entreprise, une tâche pour le moins ambitieuse : « Il ne s’agit plus simplement d’être présent sur Internet et de compter son nombre de « J’aime » sur les réseaux sociaux », a prévenu Joël de Rosnay, intervenant en ouverture de la dernière édition de l’Université du numérique, organisée par le Medef. « La numérisation suppose un bouleversement dans le management, dans la relation avec les clients, dans l’organisation du travail même. » Selon le scientifique et prospectiviste, les entreprises qui bénéficieront de la transformation numérique y parviendront notamment grâce aux CDO, qui vont « remplacer les DSI ». Ces derniers sont-ils donc voués à disparaître avec les derniers vestiges des vieux systèmes d’information ?
Si l’on regarde les missions de CDO comme Vivek Badrinath (Groupe Accor), Bill Ruh (General Electric) ou Marc Florette (Engie), celles-ci ont une forte composante IT. Elles peuvent donc, en effet, recouper certaines activités auparavant attribuées à la DSI, comme les études, avec néanmoins un accent plus marqué sur l’innovation et l’évangélisation. D’autres CDO, comme Brigitte Cantaloube (PSA) ou Antonia McCahon (Pernod-Ricard), se concentrent surtout sur l’expérience client et le marketing. Nul ne songe pour autant à les présenter comme des successeurs du responsable de la relation client ou du directeur marketing…
Comme toujours, la réalité est un peu plus complexe. Estimer que les CDO vont remplacer les DSI, c’est aller un peu vite en besogne, en oubliant tout un pan de leur activité qui est le maintien en conditions opérationnelles du système d’information. Sans un système d’information solide sur lequel s’appuyer, la transformation digitale n’ira pas très loin ; elle pourrait même se voir stoppée net. Le CDO d’Accor, qui occupe également la fonction de DSI, l’a d’ailleurs bien compris lorsqu’il explique dans une interview à l’Usine Digitale : « Nous voulons maîtriser autant que possible nos outils informatiques pour contrôler l’expérience client. » Même les entreprises qui choisissent de se décharger de la gestion du système d’information, notamment à travers le cloud, ne peuvent négliger tout à fait ces enjeux. En effet, celles engagées sur cette voie sont souvent loin d’avoir migré tous leurs systèmes : dans l’intervalle, elles ont besoin de leurs DSI pour piloter la transition. Une fois que celle-ci sera achevée, il faudra toujours établir et surveiller les indicateurs de bon fonctionnement de l’infrastructure, et entretenir le dialogue avec les prestataires.
Par ailleurs, les DSI que nous rencontrons, même s’ils n’ont pas le mot « digital » inscrit en tête de leurs cartes de visite, participent aux projets de transformation, voire les mènent. Leur rôle a évolué et ils disposent aujourd’hui de nombreux atouts pour accompagner la digitalisation de leurs entreprises : familiers des méthodes agiles, habitués à gérer des équipes pluridisciplinaires, early adopters de technologies émergentes, ils pratiquent la veille technique, négocient régulièrement avec les fournisseurs et sont garants de la sécurité et de la conformité des applications… Autant de talents bien utiles pour réussir la mise en œuvre de pratiques et de solutions nouvelles. A cela s’ajoutent leurs contacts fréquents avec les utilisateurs, d’où ils peuvent extraire des indications précieuses, en matière d’interfaces et de processus IT, sur ce qui fonctionne et ce qui génère des blocages. Pourquoi ne pas mettre à profit de telles observations pour améliorer l’expérience des clients, l’un des axes phares de la transformation numérique ?
Complémentaires plutôt que rivaux
A l’heure actuelle, certaines voix s’élèvent contre la tendance à présenter les CDO comme les seuls acteurs qui comptent dans la transformation digitale. Ainsi, dans une interview pour le journal Les Echos, Yann Gourvennec, ancien directeur Internet d’Orange Business Services, et aujourd’hui patron de Visionary Marketing, agence spécialisée dans la transformation numérique, n’hésite pas à affirmer que « les réflexions du chief digital officer sont stratosphériques, alors que ce qui compte ce sont les petites actions qui fonctionnent. » Dans une tribune parue dans le magazine américain Forbes, intitulée « Dites au revoir au CDO », Theo Priestley, évangéliste technique et mentor de start up, conseille aux directions générales, « plutôt que de dépenser 500 000 dollars à tenter de recruter un CDO », de s’assurer que « leurs équipes, DG incluse, soient davantage unies autour d’un même leadership, afin de définir et d’exécuter une stratégie adaptée au client et à l’économie dans laquelle nous vivons aujourd’hui. »
De leur côté, les CDO se présentent plutôt comme des « catalyseurs » ou des « accélérateurs » de la transformation. A cet égard, ce sont davantage des alliés pour les DSI que des rivaux. Et réciproquement, comme en témoignait par exemple Lucile Hofman, en charge de la transformation numérique à la DSI de GDF Suez, fin 2014 : « Le chief digital officer va nous ouvrir les portes. La DSI ne peut pas tout faire et le chief digital officer apporte le sponsorship de haut niveau. La DSI va aider le chief digital officer. »
Les CDO risquent d’avoir besoin de cette aide. La mission qui les attend est complexe et ses contours sont flous, variant fortement d’une entreprise à une autre. Une étude, menée récemment par The Economist Intelligence Unit pour Accenture et PegaSystems, montre que seuls 18 % des organisations possèdent aujourd’hui des processus client frontaux intégrés avec leurs systèmes Back Office, une part qui s’abaisse à 10 % quand la numérisation concerne l’ensemble des activités.
Rappelons également que la transformation numérique ne peut pas se réduire à quelques projets coups d’éclats, mais qu’elle doit véritablement être durable et même continue, pour en espérer des gains. Il faut donc non seulement mettre en place des initiatives et des pratiques innovantes, mais faire en sorte qu’elles infusent dans toute l’entreprise et son écosystème. Et pour cela, le CDO ne peut faire cavalier seul.
Une véritable collaboration avec la DSI paraît donc indispensable pour tout CDO qui souhaite réussir dans sa fonction. Celle-ci passe notamment par la mise en place de relais efficaces entre les deux directions, ainsi que par une répartition des rôles claire.
Revaloriser le rôle de DSI
Partant de là, les piques comme celle de Joël de Rosnay ne révèlent-elles pas plutôt une certaine méconnaissance du métier de DSI ? Tout se passe comme si le DSI était victime, dans l’esprit des dirigeants et des autres acteurs de l’entreprise, d’une association quelque peu arbitraire et fantasmée avec son objet de travail, le système d’information. Certes, celui-ci est encore bien souvent rigide, complexe et pesant à gérer ; assurément, bien des organisations ne rêvent que de se débarrasser de leurs vieux mainframes pour plonger dans la simplicité (de façade) du cloud ; oui, les silos qui entachent la communication et brisent la fluidité des processus ont souvent une composante IT…
Mais ceux qui s’occupent de ces systèmes, fruits de décennies d’informatisation plus ou moins maîtrisée, en ont d’autant plus de mérite. Et si, pour changer, on accordait aux DSI un peu plus de reconnaissance, en prenant conscience de l’importance de leurs missions pour une transformation numérique en profondeur ? Dans cette optique, le mot de la fin reviendra à Theo Priestley : « Vous n’avez pas besoin de coller le mot digital devant pour obtenir les résultats. »
Qui sont les chief digital officers ?
Selon une étude du cabinet Haussmann Executive Search, menée auprès de grandes entreprises, 96 % disposent d’une entité dédiée au numérique, avec des ressources propres, mais seulement 75 % ont nommé un CDO (chief digital officer). Les trois quarts des CDO reportent directement à la direction générale… mais aucun à un DSI ! La plupart des CDO (68 %) ont moins de trois ans d’ancienneté dans leur poste, beaucoup ayant été nommés en 2014 ou 2015. À noter que 7 % des CDO sont d’anciens DSI, les autres sont issus de fonctions numériques, du marketing ou de la communication. Selon le cabinet de recrutement Michael Page, les principales missions du CDO sont les suivantes :
- Élaboration et mise en œuvre de la stratégie globale digitale de l’entreprise en relation avec la direction générale.
- Déploiement des projets en interne auprès des différents services et coordination des équipes.
- Mise en place d’objectifs précis de performance et d’un plan d’exécution sur mesure.
- Réalisation d’une veille régulière : il est attentif à toutes les opportunités qu’offre le numérique dans sa diversité.
- Management des équipes webmarketing et des équipes techniques.
Un chief digital officer peut espérer une rémunération annuelle brute de 100 à 120 000 euros avec dix ans d’expérience, ou de 120 à 150 000 euros avec une quinzaine d’années d’expérience, plus 15 % de variable, selon le cabinet de recrutement Michael Page. Pour Haussmann Executive Search, c’est plus, avec un salaire moyen (fixe et variable) de atteindrait 235 000 euros. C’est plutôt bien payé, mais la fonction est perçue comme aléatoire : 78 % des CDO pensent que leur poste est amené à disparaître dans les années à venir…