Popularisée par l’économiste Joseph Shumpeter, la destruction créatrice est le processus par lequel de nouvelles innovations viennent rendre les technologies et activités existantes obsolètes, de nouvelles entreprises viennent constamment concurrencer les entreprises en place. C’est le processus par lequel les emplois nouvellement créés viennent sans cesse remplacer les emplois existants.
Cet ouvrage propose de repenser l’histoire et les énigmes de la croissance à travers le prisme de la destruction créatrice et remet en cause nombre d’idées reçues. Il a été co-écrit par Philippe Aghion, professeur au Collège de France, à la London School of Economics et à l’Insead, Céline Antonin, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques, maître de conférences à Sciences Po Paris et chercheuse associée au Collège de France, et Simon Bunel, administrateur de l’Insee, économiste à la Banque de France et chercheur associé au Collège de France.
Les auteurs proposent notamment de répondre à plusieurs questions récurrentes : pourquoi les révolutions technologiques et l’automatisation créent plus d’emplois qu’elles n’en détruisent ? Pourquoi concurrence et politique industrielle ne sont pas antinomiques ? Pourquoi l’innovation a besoin du marché, de l’État, mais également d’une intervention active de la société civile ? A présent, les grilles d’analyse du passé ne sont plus pertinentes pour expliquer les grandes évolutions économiques.
La rente contre l’innovation
Le modèle de la destruction créatrice repose sur trois idées : d’abord, le fait que l’innovation et la diffusion du savoir s’inscrivent au cœur du processus de croissance. « La croissance de long terme résulte d’une innovation cumulative telle que chaque nouvel innovateur bâtit sur « les épaules des géants » qui l’ont précédé », résument les auteurs. Ensuite, les incitations et la protection des droits de propriété sont indispensables à l’innovation, dans la mesure où « l’innovation résulte de décisions d’investissement, notamment en recherche et développement, de la part d’entrepreneurs qui cherchent à obtenir une rente en innovant. » Enfin, les nouvelles innovations rendent les innovations antérieures obsolètes. « La croissance par destruction créatrice met en scène un conflit permanent entre l’ancien et le nouveau ; elle raconte l’histoire de toutes ces entreprises en place, de tous ces conglomérats qui essaient en permanence d’empêcher ou de retarder l’entrée de nouveaux concurrents dans leur secteur d’activité », expliquent les auteurs. L’enjeu est évidemment de trouver un équilibre entre les rentes qui incitent à innover mais qui, en même temps, ne doivent pas être trop fortes pour ne pas décourager l’innovation. En effet, tout élément qui tend à diminuer la rente d’innovation, par exemple la concurrence accrue, réduit en parallèle l’incitation à innover.
Les entreprises leaders en innovation sont celles qui déposent le plus de brevets (ou en acquiert, à des fins défensives) et il devient de plus en plus difficile pour les entreprises suiveuses de rattraper le retard. On le voit avec le poids déterminant des GAFAM. Résultat : l’écart moyen entre les entreprises leaders et suiveuses s’accroît. « La production finit par être davantage concentrée au sein des entreprises leaders, dont les rentes augmentent. L’innovation des entreprises suiveuses est découragée : dans la mesure où un nouvel entrant sur le marché démarre en position de suiveur, c’est l’entrée de nouvelles entreprises qui est également découragée », expliquent les auteurs.
Révolutions technologiques : une menace ?
Les révolutions industrielles, en Europe, ont été historiquement caractérisées par une évolution conjointe de la science et des techniques, avec trois conditions : la diffusion du savoir et de l’information qui facilite l’innovation cumulative, la concurrence entre pays qui permet la destruction créatrice et l’émergence d’institutions protégeant les droits de propriété des innovateurs.
D’où une interrogation légitime : faut-il craindre ou espérer les révolutions technologiques ? D’un côté, elles accélèrent l’automatisation des tâches, mais d’un autre côté, elles dopent la croissance. Historiquement, on observe une relation positive entre l’intensité de l’innovation et la croissance de la productivité. Une étude européenne a ainsi mis en évidence qu’entre 2012 et 2016, la croissance annuelle du PIB par habitant a été plus importante dans les régions d’Europe où la destruction créatrice annuelle a été la plus élevée. Mais il existe toujours un décalage entre l’innovation et l’accélération de la croissance. Par exemple, lors de la première révolution industrielle, entre la commercialisation de la machine à vapeur (1712) et l’accélération de la croissance du PIB par habitant en Grande-Bretagne (à partir de 1830), il s’est écoulé plus d’un siècle. Il en est de même pour les technologies de l’information. « Une technologie générique n’est pas du « prêt à porter », elle n’est pas immédiatement efficace, il faut du temps pour apprendre à bien l’utiliser. Sa mise en œuvre dans les différents secteurs de l’économie requiert des innovations secondaires « de procédé ». Chaque technologie secondaire adapte la technologie générique, perfectible, aux besoins d’un secteur particulier. La découverte de ces innovations secondaires demande du temps », expliquent les auteurs.
Globalement, rappellent les auteurs, l’automatisation entraîne une augmentation des ventes et une baisse des prix à la consommation : elle génère donc des gains de productivité qui sont partagés entre les travailleurs, les consommateurs et les entreprises. Et une augmentation des emplois : « L’automatisation n’est pas en soi une ennemie de l’emploi. En permettant une modernisation de l’appareil productif, l’automatisation rend les entreprises plus compétitives, ce qui leur permet d’acquérir de nouveaux marchés et, par la suite, d’augmenter l’emploi, C’est un effet de productivité », résument les auteurs qui soulignent qu’une hausse de 1 % de l’automatisation dans une usine augmente l’emploi de 0,25 % au bout de deux ans et de 0,4 % au bout de dix ans.
Il reste que les gains de productivité associés aux innovations restent difficiles à mesurer, comme l’avait rappelé l’économiste américain Robert Solow, qui voyait des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité. Pourtant, assurent les auteurs : « Comment nier que la révolution des TIC a conduit à des gains de productivité non seulement dans la production des biens et services, mais également dans la production des idées ? Par exemple, grâce à Skype et à Zoom, les chercheurs localisés dans différentes universités et différents pays peuvent plus facilement communiquer. »
Les biais de la mesure du PIB
C’est un problème de mesure : les auteurs signalent que, par exemple, le temps économisé en ne faisant pas la queue dans une agence de voyages mais en réservant par Internet n’est pas comptabilisé dans le PIB, ni les photos prises par un smartphone, qui ne coûtent rien et qui, pourtant, créent de la valeur pour ceux qui les prennent ou les regardent. Il en est de même pour le raccourcissement des délais de livraisons. L’indicateur PIB est davantage adapté à un monde industriel, dans lequel la production de biens physiques domine. Il ne considère pas, ou peu, l’évolution des usages. Pour les auteurs, « le numérique a encouragé l’émergence de biens et services non marchands. Les logiciels libres et les sites libres d’accès comme Wikipedia permettent l’accès à des contenus gratuits, mais ne sont pas intégrés dans la mesure du PIB. Pourtant, ils remplacent probablement des services payants comme des encyclopédies ou des logiciels. » L’amélioration de la qualité constitue une autre limite, c’est l’exemple des smartphones, qui servent de substituts à des caméras, des GPS, des réveils, des calculatrices… « Le gain de productivité a été plus fort quand nous sommes passés des téléphones portables ancienne génération aux smartphones, que lorsque nous sommes passés d’un ancien modèle à un autre ancien modèle légèrement modifié », rappellent les auteurs.
Le pouvoir de la destruction créatrice, innovation, croissance et avenir du capitalisme, par Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel, Editions Odile Jacob, 2020, 435 pages.
Les autres idées à retenir
- Plus une entreprise grandit, plus sa propension à innover baisse.
- Les innovations générées par les entreprises de plus petite taille sont plus radicales, plus importantes que celles générées par les grandes entreprises.
- Entre le début du XXème siècle et les années 1960, le prix de l’électricité a été divisé par 100. En vingt-cinq ans, à niveau de qualité donné, le prix d’un ordinateur a été divisé par 10 000.
- Une augmentation de la concurrence ne reflète pas nécessairement une détérioration de la concurrence.
- Les investissements publics davantage ciblés sur des secteurs ayant une forte proportion de travailleurs qualifiés sont mieux à même de stimuler la croissance de la productivité.
- Le phénomène de la destruction créatrice est plus marqué en France qu’aux Etats-Unis.
- Depuis la crise de 2008, on assiste à une forte progression des entreprises « zombies », ayant au moins dix ans d’existence, mais si peu rentables que leurs résultats ne suffisent pas à couvrir les charges d’intérêt durant trois années consécutives.
- Tant que la politique de concurrence ne prendra pas mieux en compte l’innovation, les révolutions technologiques des TIC et l’intelligence artificielle entraveront l’innovation et la croissance au lieu de la stimuler.
- Un investissement dans les pratiques managériales pourrait stimuler la croissance.
- Les innovateurs et entreprises en place sont influencés par ce qu’ils ont déjà fait (syndrome de « dépendance au sentier »).
- Un dirigeant hésitera à se lancer dans un projet disruptif, car un tel projet tend à être plus risqué, avec une probabilité d’échec plus grande qu’un projet non disruptif.
- La concurrence féroce entre financiers pour ne pas rater les bons projets les rend peu regardants sur leur qualité.