En 2020, pas moins de 64,2 zettaoctets de données (l’équivalent de 64 200 milliards de gigaoctets) ont été créés, consommés et stockés dans le monde, selon l’étude Datasphere d’IDC, soit une croissance annuelle moyenne de 23 %.
Les analystes anticipent, au cours des cinq prochaines années, une hausse comparable de 19,2 %. A ces volumes déjà impressionnants, il faut ajouter tous les volumes d’informations produits, à tel point que l’on aboutit à une apocalypse cognitive. C’est le thème de cet ouvrage, écrit par le sociologue Gérald Bronner. On assiste à une rupture majeure : « Les vingt premières années du XXIème siècle ont instauré une dérégulation massive d’un marché cognitif que l’on peut également appeler le marché des idées. Celle-ci se laisse appréhender, d’une part, par la masse cyclopéenne et inédite dans l’histoire de l’humanité des informations disponibles et, d’autre part, par le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde dans cet océan. »
Cette évolution a fait céder les digues historiques : « Cette situation a affaibli le rôle des gate keepers traditionnels (journalistes, experts académiques… toute personne considérée comme légitime socialement à participer à un débat public) qui exerçaient une fonction de régulation sur ce marché. » Résultat : quelqu’un qui ouvre un compte sur n’importe quel réseau social peut apporter la contradiction aux meilleurs experts de l’Académie nationale de médecine. « Le premier peut même se targuer d’une audience plus nombreuse que le second », assure l’auteur. C’est donc le règle de la libre concurrence…
Une disponibilité cognitive historiquement élevée
Peut-on rester optimiste en admettant que les arguments rationnels finiront toujours par s’imposer face à des « produits frelatés que sont les superstitions, les légendes urbaines et autres théories complotistes » ? Pour Gérald Bronner, la réponse est négative : « La situation actuelle va à rebours de cet espoir. Cette libre concurrence favorise souvent les produits de la crédulité. » Et les individus disposent de plus en plus de temps pour consommer les informations. L’auteur rappelle qu’aujourd’hui, le temps de travail ne représente qu’environ 11 % du temps éveillé sur toute une vie, alors qu’il représentait presque la moitié au début du XIXème siècle. Autrement dit, notre disponibilité mentale a considérablement augmenté, même si les capacités de notre cerveau ne nous permettent pas d’entretenir des rapports de confiance avec plus de 150 personnes. On peut considérer que cette libération du temps représente un avantage : « Ce temps libéré a constitué une sorte de trésor de guerre attentionnelle dans lequel l’humanité, tout au long de son histoire, a puisé ses ressources, des innovations, son art et, d’une façon générale, son exploration des mondes possibles. L’homme a augmenté la productivité de son temps de survie, dégageant une plus-value qui se mesure en temps libéré », affirme l’auteur.
Il explique aussi que l’on assiste à la défaite de l’homme face aux machines. Avec un évènement emblématique, en 1997, avec la victoire de Deep Blue contre Kasparov, au jeu d’échecs. Le joueur n’avait pas imaginé une telle situation, car le cerveau ne peut « concevoir la façon dont les ordinateurs ont évolué. » Il est en effet incapable d’appréhender les phénomènes exponentiels : « La façon la plus ordinaire que nous avons d’anticiper le futur est de concevoir qu’il sera à l’image d’une tangente imaginaire que nous traçons à partir des données passées et présentes », rappelle Gérald Bronner.
Cette externalisation des gestes humains est représentée par l’intelligence artificielle. « L’intelligence humaine est admirable, mais elle est aussi facilement prise dans des pièges dont la machine pourra l’affranchir. Elle est souvent défaillante, par exemple pour évaluer avec justesse certaines situations impliquant des éléments statistiques ou probabilistes. C’est notamment le cas dans les activités de diagnostic, pour lesquelles elle offre une forme de soutien cognitif de plus en plus efficace. » Pour l’auteur, on peut s’attendre à ce que tout ce qui peut être automatisé dans les activités humaines le soit. Avec, déjà, plus de la moitié des tâches humaines (à ne pas confondre avec les métiers) automatisées dès 2025. A terme, anticipe Gérald Bronner, « la ligne de partage ne se fera plus comme jadis entre activité physique et intellectuelle, mais entre activités qui pourront donner lieu à des externalisations routinières et celles qui ne le pourront pas. »
Globalement, on assiste à une disponibilité de plus en plus forte du « temps de cerveau » des individus, environ cinq heures par jour. Et cela suscite bien des convoitises, car ce temps a une énorme valeur, il a été multiplié par plus de cinq depuis 1900 et par huit depuis 1800. « C’est le plus précieux des trésors qui peut être détourné et même dérobé de mille façons », résume l’auteur.
Aujourd’hui, collectivement, la France dispose d’un capital de 1,139 milliard d’années de temps de cerveau disponible, contre seulement 58 millions d’années en 1800 et 117 millions en 1900. Historiquement, tout allait pour le mieux dans la mesure où ce temps de cerveau était capté par des institutions qui avaient vocation à « éduquer les esprits. » Mais ça, c’était avant… Aujourd’hui, plus de la moitié de ce temps (hors travail, transports et activités domestiques) est capté par les écrans. Ce temps de cerveau disponible peut aussi se formuler par « tant de cerveaux disponibles ». L’auteur rappelle que 90 % des informations disponibles dans le monde ont été rédigées au cours des deux dernières années.
Les ravages de « l’effet cocktail »
Et pour passer d’une information à l’autre, l’effet cocktail est redoutable. Etudié dès les années 1950, il repose sur le fait que la plupart des informations que nous traitons le sont de façon inconsciente. Ainsi, nous pouvons extraire volontairement une source d’un environnement bruyant et traiter de façon préférentielle les informations provenant de cette source, par exemple lorsque nous entendons prononcer un nom qui nous est familier parmi un brouhaha de conversations et de bruits de verres. L’enjeu, pour tous ceux qui veulent capter l’attention, est de jouer sur cet effet cocktail. Gérald Bronner rappelle que « le marché cognitif est devenu un brouhaha permanent, comme si nous nous trouvions tous dans un cocktail mondial. » Plusieurs leviers peuvent être actionnés pour capter l’attention. D’abord, la peur : « Dans la cacophonie cognitive que nous subissons, la peur a toutes les qualités pour attirer notre attention au-delà du raisonnable. Les produits de la peur partent avec un avantage concurrentiel, plusieurs études montrent qu’en matière de perception des risques, les informations négatives ont un impact très supérieur aux informations positives », rappelle l’auteur. Illustration : les chiens tuent environ 13 000 personnes par an, contre 3 500 pour les scorpions et quelques-uns pour les requins…
Chambre d’écho numérique
Ensuite, le clash : « Les humains se sentent toujours obscurément impliqués dans un conflit, même lorsque celui-ci ne les regarde pas directement. La colère est un bon support émotionnel pour conférer une certaine viralité à un produit cognitif. Les réseaux sociaux peuvent exacerber l’expression de la colère et de l’indignation morale en amplifiant les stimuli de ses déclenchements. Cette sensibilité exacerbée du marché cognitif à la conflictualité crée des attitudes opportunistes, c’est-à-dire une tentation pour certains acteurs de jouer la culture du conflit pour se faire remarquer ». Enfin, la surprise « aimant puissant de notre attention », assure l’auteur, pour qui « nous aimerions bien résister à l’attraction, mais il nous en coûte, car nous aimerions bien savoir… »
Evidemment, les diffuseurs d’informations jouent sur ce registre : « Ils doivent sans cesse remonter la pente de la routinisation que notre esprit fait subir à tout signal redondant. Un recours possible est la stimulation, souvent artificielle, de notre goût pour l’inédit. L’incongruité et le surprenant sont ainsi les alliés de ceux qui cherchent à cambrioler une partie du plus précieux des trésors du monde connu. »
On se retrouve donc au milieu d’une vaste chambre d’écho numérique dans laquelle « les idées sont renforcées sans remise en question des arguments ni des sources. La diversité intellectuelle ou de goût n’y est guère de mise : bien au contraire, les points de vue sont chassés de la chambre d’écho. » Pour atténuer les effets négatifs de cette guerre pour le temps de cerveau disponible, Gérald Bronner suggère d’être attentif « à la préservation des conditions sociales de l’exploration des possibles, notamment par la science et la technologie, et la promotion de l’égalité des chances. »
Apocalypse cognitive, par Gérald Bronner, PUF, 2021, 385 pages.
Les autres idées à retenir
- L’extrême complexité de notre cerveau est notre meilleure arme face à l’adversité.
- Plus il existe d’informations disponibles, plus il est aisé d’en trouver au moins une qui confirme nos croyances (biais de confirmation).
- Lorsqu’un esprit est distrait et qu’il doit décider rapidement, il a statistiquement tendance à endosser des croyances fausses.
- Le recours aux espaces numériques, pour tenter de répondre aux questions angoissantes auxquelles la pandémie nous confronte, a conduit une partie des internautes à fréquenter des formes de raisonnements faux mais vraisemblables.
- Les jeunes sont capables de 35 % de temps d’attention de moins que la génération précédente.
- Les fausses informations vont six fois plus vite et sont plus partagées que les vraies.
- La crédulité possède un avantage concurrentiel sur le marché cognitif régulé, car rétablir la vérité est souvent plus coûteux que de la travestir.
- La captation de notre attention ne se fait pas toujours selon la qualité de l’information, mais plutôt selon la satisfaction mentale que produisent les effets cognitifs.
- 64 % des articles que l’on trouve sur Internet copient au moins en partie des articles déjà publiés.
- L’objectif d’un certain nombre de marketeurs et de publicitaires est de nous faire confondre plaisir et bonheur.
- 59 % des personnes qui partagent des articles sur les réseaux sociaux n’ont lu que les titres et rien de leurs contenus.