On trouve souvent dans l’histoire des éléments intéressants qui nous éclairent sur le présent. L’économiste américain Joel Mokyr analyse les facteurs qui favorisent l’innovation et la croissance.
En particulier ceux qui ont impulsé la révolution industrielle, avec une question centrale : pourquoi cette révolution industrielle ne s’est produite qu’en Occident et pas ailleurs, alors que des pays comme la Chine étaient beaucoup plus avancés que les européens. Les bases de la croissance trouvent leurs origines pendant la période 1500-1700, qui a vu les premières avancées scientifiques et techniques, favorisées par la fragmentation politique de l’Europe.
Celle-ci a créé les conditions d’un « marché des idées » fonctionnant autour de la République des Lettres et assurant à la fois la protection des novateurs hétérodoxes et la circulation de leurs travaux. La comparaison avec la Chine achève de faire ressortir cette particularité européenne. En dépit de niveaux d’activité intellectuelle et technologique similaires, la version chinoise des Lumières est demeurée sous le contrôle de l’élite dirigeante, là où le polycentrisme européen a permis son expression indépendante.
C’est aussi une question de culture. Ainsi, affirme Joel Mokyr, « l’innovation requiert une bonne dose d’interaction sociale entre créanciers, travailleurs, fournisseurs, clients et autorités. Les économistes ont reconnu depuis peu l’importance de la transmission culturelle intergénérationnelle, en particulier non-parentale, un déterminant fondamental des performances économiques. »
L’auteur rappelle la conviction du philosophe Francis Bacon, considéré comme un précurseur de la pensée scientifique : le progrès scientifique ne peut réussir que si le savoir utile est organisé, coordonné, distribué et rendu accessible. Ce savoir étant « un ingrédient décisif de la croissance économique. »
A un niveau global, l’innovation a ainsi davantage de chance d’éclore et de se diffuser « dans une société qui a opté pour une morale plus générale, et où les innovateurs sont motivés par le désir de faire quelque chose pour un grand nombre de personnes », poursuit l’auteur. Surtout si la transmission de l’information est facilitée. Autrement dit, dans des sociétés rétrogrades (avec « une répression des voix dissidentes »), l’innovation se trouve bridée parce qu’elle est souvent la manifestation d’une rébellion contre les croyances dominantes. Là où ce n’était guère possible (comme en Chine, en Inde ou au Japon), l’innovation a été ralentie.
« La Chine disposa de la presse à imprimer et des caractères mobiles des siècles avant l’Europe, pour autant elle ne produisit pas de Galilée, de Spinoza ou de Newton », rappelle Joel Mokyr, qui met en exergue son caractère conservateur et bureaucratique, sans véritable marché des idées, comme en Europe.
Pendant longtemps, les mots « innovation » et « nouveauté » avaient des connotations négatives. « Le changement technique suppose le non-conformisme, un individu disposé à suggérer quelque chose de nouveau, voire d’inhabituel. » L’auteur rappelle le principe énoncé par George Bernard Shaw, selon lequel « l’homme raisonnable s’adapte au monde, le déraisonnable persiste à essayer d’adapter le monde à lui-même. Tout progrès dépend donc de l’homme déraisonnable. »
Historiquement, l’innovation s’est traduite par une accumulation de petits changements, qui augmentent la productivité. « Des petites améliorations cumulatives étaient réalisées par des artisans inconnus et diffusées par les réseaux de maîtres et de compagnons techniquement compétents de plus en plus habiles à disséminer le savoir tacite, le petit nombre finit par entraîner la multitude », rappelle l’économiste. Il estime que l’innovation se manifeste par son caractère imprévisible : « La probabilité qu’une idée germe dans un esprit est affectée par l’environnement et les besoins perçus. Mais même si le flux d’innovations était entièrement prévisible, nous ne pourrions prédire avec certitude leur réussite. »
Les innovations naissent donc de manière aléatoire. Lorsqu’une innovation apparaît, la rapidité de sa diffusion dépend, nous explique l’économiste, du nombre d’autres membres de la société qui peuvent observer ou découvrir d’une autre manière une technique améliorée. Dans ce modèle, le rythme du progrès technique dépend de deux paramètres : la probabilité qu’un individu tombe sur une invention et le nombre de gens auxquels il est connecté. L’innovation contribue à faire évoluer les croyances, lorsque les techniques fonctionnent bien. Par exemple, le fait de voir voler un avion élimine la croyance que rien ne peut voler s’il est plus lourd que l’air.
Le levier essentiel de la croissance économique, résume l’auteur, « c’est le leadership des entrepreneurs, des banquiers, des inventeurs et des ingénieurs. » Ce n’est pas une question d’éducation : « Les grands ingénieurs et inventeurs qui firent la Révolution industrielle avaient rarement reçu une bonne éducation, peu fréquentèrent l’université et beaucoup acquirent leurs connaissances par eux-mêmes », rappelle Joel Mokyr. Selon lui, « les révolutions technologiques qui alimentèrent la croissance économique et la prospérité mondiales ne furent le résultat ni de l’ingéniosité artisanale ni de la méthode ou de la découverte scientifiques, mais celui de leur confluence. »
La culture de la croissance, les origines de l’économie moderne, par Joel Mokyr, Gallimard, 2020, 570 pages.