La période de crise sanitaire a obligé les DSI à ajuster à la fois le périmètre des services et les budgets correspondants. Avec, en parallèle, la nécessité d’assurer le maintien en conditions opérationnelles de l’existant, en particulier avec le télétravail, qui suppose que les infrastructures de télécommunications et l’accès aux applications cloud soient résilients. Cette situation inédite a évidemment bousculé les relations entre les DSI et les fournisseurs. Le Cigref a dressé un état des lieux.
«Les entreprises ont exercé sur leurs gros fournisseurs une importante pression pour alléger les dépenses IT sur 2020. La plupart des fournisseurs ont joué le jeu en accordant des facilités de paiement », observe Bernard Duverneuil, président du Cigref. Le fait que la plupart des fournisseurs ne semblent pas avoir profité de la situation est-il le signe que les relations entre les DSI et leurs fournisseurs s’est durablement assagie ?
Rien n’est moins sûr… « Certains fournisseurs n’ont pas été à la hauteur, ce dont nous nous souviendrons lorsqu’il faudra effectuer des choix futurs de solutions. En outre, certains coûts restent intouchables, comme celui de la maintenance. Il n’y a pas d’autres secteurs dans lesquels le client doit payer des coûts de maintenance pour se prémunir des défauts des solutions qu’il achète, on ne devrait pas avoir à payer pour bénéficier de patches. »
Pour le président du Cigref, il fallait plus qu’une crise pour remettre en cause les fondamentaux : « Bien qu’indéniable et appréciée, la bienveillance des fournisseurs durant la crise n’est qu’une posture conjoncturelle, au regard des pratiques commerciales qui subsistent. Le Covid-19 restera une parenthèse dans l’embellie de la relation client/fournisseur, alors que ses conséquences économiques et sur la réorientation des projets d’investissement de nos entreprises seront, quant à elles, durables. »
Pire, selon Bernard Duverneuil : « La tendance observée est que la relation avec nos grands partenaires historiques devient moins intéressante. La négociation contractuelle et les discussions sur le licensing prennent le pas sur les discussions de fond, portant sur nos projets de transformation digitale et d’innovation métiers. Et ce, car toute négligence contractuelle est une opportunité pour les fournisseurs d’augmenter leur chiffre d’affaires, sans apport de valeur pour nos entreprises. »
Un déséquilibre du modèle d’affaires
De fait, le déséquilibre structurel du modèle d’affaires des grands fournisseurs sur les licences perpétuelles et le SaaS est toujours là. « La crise a révélé les failles structurelles du modèle SaaS. Il nous faut casser le modèle de reconnaissance de revenus basé sur une croissance permanente. Il y va de notre responsabilité collective à requestionner la valeur de l’offre et son modèle », assure Philippe Rouaud, président du Club relations fournisseurs du Cigref.
Ainsi, même avec un modèle du paiement à l’usage, la recherche de croissance des revenus des fournisseurs cloud demeure. Les clients le perçoivent à leurs dépens lors des renouvellements : « Le niveau des remises se réduit alors que les volumes d’achats dans le cloud tendent à croître », note le Cigref. Pour son président, « on assiste à une perpétuelle inflation tarifaire et à la multiplication des offres en bundle pour augmenter les volumes d’achats. En cas de baisse d’activité, les éditeurs ne peuvent remettre en cause, sous la pression de leurs actionnaires et des investisseurs, leurs revenus futurs, basés sur une croissance à deux chiffres. D’autant que les commerciaux sont de plus en plus commissionnés uniquement sur les ventes de licences SaaS. Ainsi, l’accompagnement des projets s’appauvrit pour se concentrer sur les aspects contractuels et techniques. En outre, les roadmaps des solutions deviennent trop contraignantes, cela détourne de la valeur pour les métiers. »
Le piège du Saas se referme, alors que beaucoup de solutions (collaboratives, bureautiques) sont déjà à maturité : leur succès a reposé sur le test and learn, avec des tarifs à l’utilisateur peu élevés. Cela a conduit à une adoption rapide dans les entreprises, mais aussi à un verrouillage des clients. C’est une pièce en quatre actes. Le premier est celui de l’adoption, sur un marché en croissance, avec des projets pilotes et de la co-construction. Le deuxième se traduit par une extension de la couverture fonctionnelle, tirée par la demande des utilisateurs.
Troisième acte : une multiplication d’upgrades des solutions. « C’est à ce moment que se refroidit la relation entre l’entreprise, qui entend tirer le bénéfice de ses investissements, et l’éditeur, tenté d’ajouter des fonctionnalités gadgets et de pousser à l’achat de bundles », constate Philippe Rouaud. Dernier acte, la fin de la période de croissance, qui laisse place à une maturité du marché : « Les entreprises subissent alors des hausses de tarifs, avec, lors des renouvellements de contrats, des négociations qui débutent avec des niveaux de tarification supérieurs de 70 à 80 % par rapport aux contrats existants », poursuit-il.
« Dans ces conditions, nos seuls leviers de négociation, en tant que DSI, sont la menace d’avoir recours à la concurrence (associée à une stratégie de multi-cloud pour toujours bénéficier d’une voie de secours) et l’attention portée au choix des solutions. On ne peut pas se laisser tondre la laine sur le dos. La durée de vie, l’empreinte business, la garantie de la réversibilité sont autant de critères indispensables à étudier avant de signer », recommande Philippe Rouaud. D’où une revendication « d’un vrai cloud avec un paiement en fonction de ce que les entreprises utilisent vraiment, il faut en finir avec le modèle de reconnaissance de revenu des éditeurs basés sur la croissance permanente. »
Le Club relations fournisseurs du Cigref s’articule autour de huit groupes de travail, chacun étant piloté par des DSI. L’association a, pour la troisième année consécutive, mis en exergue les points-clés des relations avec Amazon, Google, IBM, Microsoft, Salesforce, Oracle, SAP.
AWS : un discours trop technique
« Malgré un programme ambitieux et la coopération d’AWS, le caractère insaisissable de ce fournisseur, au discours très formaté, se ressent dans sa relation avec le Cigref », déplore l’association. En effet, AWS est un fournisseur majeur de l’industrie, mais reste trop centré sur l’infrastructure avec un discours très technique. De plus, souligne le Cigref, AWS et sa maison mère Amazon cristallisent des réactions très radicales chez les membres : certains sont promoteurs et d’autres sont de farouches opposants. Toutefois, pour le Cigref, AWS est l’un des rares fournisseurs à proposer un véritable « pay-per-use » avec des prix unitaires régulièrement en baisse, mais, paradoxalement, « des clients rencontrent des difficultés à négocier avec ce fournisseur. »
Google : des tensions grandissantes sur les pratiques commerciales
Les DSI relèvent collectivement des tensions grandissantes avec Google Cloud, relatives à ses pratiques commerciales. Les négociations se durcissent à mesure que Google gagne en part de marché et conforte son empreinte dans les entreprises. Dans les réunions du groupe de travail dédié à Google, les DSI ont exprimé à plusieurs reprises les limites actuelles de leur relation avec ce fournisseur. Les membres du Cigref mettent ainsi en exergue trois points de blocage. Il s’agit d’abord de la frustration des early adopters qui subissent un décalage entre la période « lune de miel » du premier contrat (pilotes, co-construction, co-promotion) et les renouvellements contractuels suivants. Il s’agit également du sentiment de perte d’attractivité (et de levier de négociation) des clients « G Suite only ». Il s’agit, enfin, du besoin d’améliorer leur connaissance des services professionnels, des offres repackagées, de la feuille de route et de l’accessibilité des produits.
IBM : une incertitude sur les impacts financiers du nouveau modèle de licence
Les membres du groupe de travail du Cigref consacré à IBM se sont focalisés sur deux principaux sujets : la nouvelle politique de licensing d’IBM, et notamment son programme IASP, ainsi que l’incidence des nouvelles offres Cloud Pak, et la nouvelle stratégie multi-cloud ouvert et hybride d’IBM, incluant le rôle de Red Hat.
Le programme IASP a été présenté comme un « game changer » par IBM, qui a indiqué renoncer contractuellement à son droit d’audit en échange de l’entrée de ses clients dans un dispositif de certification continue, payant pour le client, avec un des quatre partenaires choisis par le fournisseur (ex-auditeurs IBM, pour la plupart). « IBM veut ainsi sortir des difficultés relationnelles liées aux audits », note le Cigref.
Les Cloud Paks introduisent un nouveau modèle tarifaire, avec un repackaging des familles de produits historiques IBM. À terme, les produits ne seront plus hébergés que sur du Red Hat. « Les entreprises (et sans doute IBM) ont encore bien du mal à anticiper les impacts, entre autres financiers, de ce changement de modèle sur le tarif, les licences et la maintenance », souligne le Cigref.
Microsoft pousse à la consommation
Les membres du Cigref ont souligné et apprécié la réactivité et la résilience des solutions et des équipes de Microsoft, ainsi que les efforts des équipes commerciales pour adapter les projets et les échéanciers de paiement. Pour autant, nuance le Cigref, « les politiques commerciales de Microsoft tendant à pousser les utilisateurs à évoluer dans les versions logicielles ou à consommer davantage, et la constante évolution de son licensing, restent une source de surcoûts, d’incertitudes budgétaires et donc de grandes irritations de la part des entreprises. »
Oracle : tout pour le cloud
En 2019, très échaudés par la hausse de prix engendrée par le nouveau licensing de Oracle JDK et la dureté des audits, les membres du Cigref ont souhaité creuser les solutions permettant de se désengager d’Oracle. « Il ressort néanmoins qu’Oracle délaisse progressivement ses pratiques commerciales contestées au profit d’une stratégie tarifaire agressive dans le cloud », observe le Cigref, pour qui les récents partenariats d’Oracle avec Microsoft et VMware « vont bien dans le sens de l’apaisement. »
Salesforce : un manque de transparence et de compétences
Si la relation commerciale est globalement bonne entre Salesforce et les grandes entreprises, certaines se plaignent de l’opacité du fournisseur sur les options et le pricing, pour distinguer ce qui est payant ou inclus dans les offres. Autres points d’insatisfaction : un relatif manque de compétences techniques des équipes commerciales sur les solutions en phase exploratoire ou sur les pilotes, une insuffisante implication des équipes commerciales une fois le contrat signé, même si, reconnaît le Cigref, « la relation et l’accompagnement restent de meilleur niveau que certains grands fournisseurs. »
Sont également mises en exergue les difficultés de gouvernance du contrat, notamment pour les entreprises internationales, le décalage entre le discours et la réalité opérationnelle (disponibilité ou maturité des produits, des experts…) et, enfin, la complexité des processus de vie courante et la dissociation des outils de monitoring sur les clouds Salesforce. Plus généralement, le Cigref déplore que les solutions et les modèles ne soient pas toujours matures, et la promesse de valeur pas toujours démontrée. « L’accompagnement de Salesforce et de ses partenaires sur les processus reste d’ailleurs assez pauvre, par rapport aux services d’intégration », déplore le Cigref.
SAP : un questionnement sur la valeur de S/4 Hana
Depuis 2018 et l’annonce par SAP de son nouveau modèle de licensing Digital Access, les discussions entre les membres du groupe de travail, avec ou sans le fournisseur, portent essentiellement sur le thème des accès indirects et la recherche de clarification des métriques. Dans cette perspective, le Cigref travaille étroitement avec l’USF (l’association des utilisateurs de SAP francophones).
SAP a récemment lancé des audits de conformité, malgré le contexte économique Covid-19. Dans le but de favoriser l’émergence d’un standard de marché, une clause type d’encadrement des audits a été partagée entre les membres du Cigref, dont plusieurs s’interrogent sur le programme Managed Partner Cloud. « Face aux réticences des clients à entrer dans le modèle des Digital Access, il semble que la Single Metric soit la proposition développée par SAP comme porte de sortie, à travers des négociations au cas par cas et une métrique pouvant différer selon les clients », note le Cigref. S’agissant de la migration S/4 Hana, les grandes entreprises adoptent majoritairement une posture attentiste. « Le coût du projet est trop important au regard de la valeur perçue », résume le Cigref.
A la recherche d’alternatives
Le Cigref avait publié, fin 2018, une étude sur l’Open Source comme alternative aux grands fournisseurs. Aujourd’hui, le marché des solutions de bureautique se partage en trois parts de marché, à peu près équivalentes, entre Google Cloud (avec G Suite), Microsoft (avec Office 365) et une multitude de solutions, dont certaines en Open Source. « L’accès à des solutions Open Source est justement une demande récurrente des entreprises, qui affichent la volonté de prendre en compte ce virage technologique », note le Cigref.
Mais cette stratégie de modernisation des postes de travail (digital workplace) s’avère relativement difficile à mettre en œuvre. D’une part, il existe peu de standards sur les briques constituant l’environnement de travail et, d’autre part, les suites logicielles collaboratives, qui impactent directement et fortement le travail des collaborateurs, nécessitent de prendre toutes les précautions dès lors qu’un changement ou une migration vers un autre éditeur (ou alternative) survient.
Le Cigref insiste également sur les conditions de mise en œuvre de ces alternatives (accompagnement au changement, aspects culturels, techniques et organisationnels…) et la détermination des critères d’adoption de ces offres (fiabilité, sécurité, conformité, interopérabilité etc.).
Dans l’attente d’un cloud souverain
En juin 2020, les ministres français et allemand Bruno Le Maire et Peter Altmaier ont inauguré et présenté le projet d’infrastructure de données européennes GAIA-X, qui doit bientôt connecter les données des entreprises et organisations en Europe, soutenu par 22 sociétés françaises et allemandes. L’ambition de GAIA-X est de fournir une alternative aux géants américains du cloud, en insistant sur le respect des valeurs européennes dont la transparence et l’interopérabilité. L’architecture d’infrastructure est publique et des cas d’usage dans la santé, l’agriculture, la mobilité ou encore l’énergie, sont en cours d’élaboration.
Le Cigref s’est fortement investi dans le projet dès son origine, en participant aux discussions, en présentant des cas d’usage. « C’est un enjeu européen pour respecter la transparence et la protection des données », résume Bernard Duverneuil, pour qui c’est une prise de risque à la fois pour les ESN/hébergeurs et pour les entreprises. Mais elle se justifie face aux menaces de reprise de contrôle des infrastructures par les États (en particulier la Chine), d’espionnage économique ou dans la perspective d’un scénario noir entraînant l’arrêt complet des services.