La dernière assemblée générale du Cigref a été placée sous le signe de l’âge de raison. Quelles sont ses caractéristiques ?
Pour Jean-Christophe Lalanne, vice-président du Cigref et DSI d’Air France-KLM, cet âge de raison correspond au moment où « on prend conscience des conséquences de ses actes, avec des vérités, des dimensions morales et éthiques. Toutes les révolutions passent par des apprentissages et des remises en question. Depuis dix ans, le digital s’est imposé comme levier de transformation, le Cigref l’avait anticipé. »
Bernard Duverneuil, président du Cigref, estime que les DSI sont « de plus en plus nombreux à voir poindre une exigence nouvelle, celle d’interroger les fondements mêmes des chantiers de transformation que nous pilotons, de porter un regard critique sur leurs promesses de création de valeur pour nos entreprises, de se confronter aux conséquences éthiques d’une certaine forme de panurgisme technologique. Nous ne ferons pas, dans le contexte actuel, l’économie de ces réflexions. »
Un questionnement permanent
Les transformations qu’ont connu les entreprises depuis ces dernières années suscitent toujours autant de questions : « Le risque est-il supportable ? A qui doit-on rendre des comptes ? Qu’en est-il de l’éthique et de la morale ? Quel est l’impact de la dette technique ? Le rythme de l’innovation est-il supportable pour nos équipes ? Que font les fournisseurs de cette révolution digitale et quel est le niveau de dépendance des entreprises à leur égard ? », s’interroge Jean-Christophe Lalanne, qui identifie quatre sujets de réflexion : les données et l’éthique, l’inclusion numérique, l’environnement (dans la mesure où l’IT produit plus de CO² que le transport aérien) et, enfin, les business cases et la création de valeur.
« Il faut privilégier une approche raisonnée et raisonnable, au-delà des gadgets, ce n’est pas parce que c’est digital que c’est magique », assure-t-il. « Les DSI portent la responsabilité de créer les conditions de la confiance et la première condition c’est la cybersécurité », souligne Corinne Dajon, DSI d’AG2R La Mondiale. D’autant, comme l’a rappelé Muriel Barnéoud, directrice de l’engagement social de La Poste, qu’il « n’y a pas d’abri anti-numérique. » L’âge de raison correspond également à une évolution du statut du DSI : « Si les DSI ne sont pas au Comex, les entreprises risquent de traiter le numérique comme un sujet technique, le DSI est un lanceur d’alerte », a résumé Godefroy de Bentzman, président de Syntec numérique.
Une prise de recul indispensable face aux discours des fournisseurs
Bernard Duverneuil estime que « face à des fournisseurs de solutions et services numériques qui développent une offre toujours plus variée, un marketing toujours plus séduisant et des pratiques commerciales toujours plus agressives, nous avons une triple responsabilité. Tout d’abord, celle de nous affranchir des effets de mode pour recentrer nos projets sur la création de valeur pour l’entreprise. Ensuite, celle de penser les conséquences sociales des choix technologiques et de les anticiper, voire de les prévenir. Enfin, mais ce n’est pas nouveau, celle de garantir la continuité des services numériques qui portent l’activité de l’entreprise, ainsi que la maîtrise, tant technique qu’organisationnelle, de leur complexité. »
Ensuite, les stratégies commerciales et marketing des fournisseurs n’aident pas à clarifier la notion de valeur, la logique actionnariale s’écarte de plus en plus des intérêts des entreprises. Enfin, la notion de valeur est, par définition, multiforme (s’agit-il de la valeur financière, humaine, environnementale, métier, organisationnelle ?) et évolutive dans le temps.
Digital et pensée magique ne font pas bon ménage
Deuxième idée à retenir : lutter contre la tentation de suivre les effets de mode. Tout comme l’enfant abandonne une partie de ses jouets à l’adolescence, les DSI, et plus encore les métiers et les directions générales, devraient renoncer aux gadgets qui sont, hélas, de plus en plus nombreux et superficiels.
Entre l’aveuglement sur les effets magiques des réseaux sociaux, l’intelligence artificielle mise à toutes les sauces, les start-up plus promptes à lever des fonds qu’à lever des clients, les idées farfelues des influenceurs auto-proclamés auprès des directions générales et les applications gadget pour traiter un besoin ponctuel sans réflexion stratégique, les entreprises ne manquent pas d’occasion de succomber au superficiel, contraire à « l’approche raisonnée et raisonnable » prônée par le Cigref.
Troisième idée intéressante : il n’existe pas « d’abri anti-numérique », qui montre que les entreprises qui espèreraient échapper au digital ont tort. Certes, de nombreuses études concluent qu’il y a une élévation du niveau de maturité des entreprises en terme de transformation digitale, mais on a quand même l’impression que tout reste à faire, en particulier vers le management intermédiaire.
Il suffit d’observer l’écart entre les discours sur « l’expérience client » et la réalité sur le terrain. Et on ne parle pas seulement des domaines du transport, des télécoms, de la banque et de la distribution… Enfin, se pose la question de l’appétence des directions générales pour le digital. On sait qu’il y a un lien entre le degré de « digitalisation » d’un Comex et la performance économique, comme l’ont montré les chercheurs du MIT. Mais est-il bien compris et assimilé ? Ce n’est pas certain…
La dernière édition des trophées eCAC 40, organisés par le quotidien Les Echos, a montré que la moyenne générale du eCAC40 s’établit à (seulement) 11,90/20. Après des années de discours sur la transformation digitale, des milliers de missions de consultants dans les entreprises (qui savent créer de la valeur, pour eux), des dizaines « d’Innovation Labs », de hackathons, de salons spécialisés, autant de cérémonies d’awards, et des centaines d’accélérateurs de start-up, le niveau semble en deçà de ce qu’on aurait pu anticiper.
Des directions générales encore attentistes
Lors de la présentation des trophées eCAC 40, le 14 octobre 2019, le secrétaire d’Etat chargé du Numérique, Cédric O, avait rappelé que « la difficulté pour les entreprises réside moins dans la transformation numérique en tant que telle que dans les questions de management et de gouvernance qui en découlent. » C’est effectivement la difficulté : les trois vont ensemble.
On voit mal une transformation digitale réussir avec un management qui traîne les pieds, même si la gouvernance est à la hauteur et que les technologies sont pertinentes par rapport aux objectifs stratégiques. De même, il est fort probable qu’un management volontaire et motivé ne puisse aider une organisation à réellement se transformer sans qu’un minimum de gouvernance ne garantisse la cohérence de l’ensemble.
Les six challenges du DSI à l’âge de raison
Le fil rouge de la dernière assemblée générale du Cigref résume bien les enjeux auxquels les DSI doivent faire face. L’âge de RAISON est en effet un moyen mnémotechnique pour résumer ces challenges :
- R comme Résilience, qui doit garantir la performance et l’adaptation des organisations à des nouveaux business models, avec des technologies stables, des compétences évolutives et une vision réaliste.
- A comme Analyse et prise de recul, précisément pour privilégier une approche raisonnée et raisonnable.
- I comme Innovation, parce qu’elle est au cœur de la transformation technologique, sociétale et organisationnelle.
- S comme Sécurité, paramètre essentiel de la confiance dans le système d’information.
- O comme Optimisation, pour réduire la dette technique et maîtriser les coûts.
- N comme Numérique car, rappelons-le, « il n’existe pas d’abri anti-numérique » et il faut l’apprivoiser pour capitaliser sur son potentiel de création de valeur.
Les sept caractéristiques du numérique
Selon Jacques-François Marchandise, président de la Fing, qui est intervenu à l’assemblée générale du Cigref 2019, le numérique répond à sept caractéristiques. Il doit ainsi être à la fois :
- Capacitant.
- Inclusif.
- Démocratique.
- Équitable.
- Innovant.
- Protecteur.
- Frugal.