Editeurs de logiciels : toujours autant de pratiques illégitimes

En 2018, le Cigref avait déjà pointé les pratiques des grands éditeurs. Le Club Fournisseurs du Cigref, organisé autour de sept groupes de travail, a de nouveau dressé le bilan des relations entre les grandes entreprises et les grands éditeurs.

Pour Bernard Duverneuil, président du Cigref, « les éditeurs font peser sur les entreprises le coût de l’évolution de leur modèle d’affaires vers le cloud. Ce comportement aboutit à des coûts disproportionnés par rapport à la valeur des solutions. La force commerciale des fournisseurs adopte des comportements de « chasseur de prime », favorisés par un modèle de rémunération qui valorise davantage le « vendre plus » que le « vendre mieux », c’est-à-dire que le conseil et la valeur ajoutée pour le client. »

Le cloud, un modèle inflationniste, peu flexible qui enferme les entreprises

Le Cigref met en exergue quatre difficultés. La première est liée au modèle du cloud : « C’est un modèle inflationniste dans lequel on nous vend ce dont on a pas toujours besoin », note le président du Cigref. Pour maintenir une croissance à deux chiffres sur un marché mature, avec un niveau de services jugé en baisse par les entreprises, des fournisseurs s’assurent des revenus récurrents au travers de leur modèle de contractualisation (contrats de licences, de souscription et de support) et de tarification.

Deuxième difficulté : la flexibilité. Sur ce point, même si c’est un atout théorique du cloud, le Cigref note qu’elle « s’applique toujours à la hausse et quasiment jamais à la baisse. » Troisième point noir : les migrations vers le cloud ne se traduisent pas toujours par des gains de performance ou une création de valeur. « Les grands fournisseurs IT représentent une part importante des dépenses IT, mais les coûts induits sont disproportionnés par rapport aux valeurs apportées au métier », résume Bernard Duverneuil.

Confrontés à la rigidité du cadre contractuel, les clients dénoncent deux phénomènes. D’une part, des négociations excessivement longues (de 6 à 18 mois) et consommatrices en ressources, qui aboutissent juste avant la date de clôture des comptes du fournisseur (quand elles aboutissent !). « Les entreprises sont donc dans une boucle de négociation perpétuelle avec leurs fournisseurs », déplore le Cigref. D’autre part, les entreprises dénoncent le fait que le contrat proposé par les fournisseurs s’apparente davantage à un contrat d’adhésion qu’à un contrat de souscription de services.

Une valeur métier hypothétique

Ainsi, le modèle d’affaires des grands éditeurs est « au service d’une stratégie court-termiste de rentabilité pour rémunérer les actionnaires. Leurs fortes ambitions de croissance conduisent à des modèles de commercialisation déconnectés des besoins des clients, de la valeur réelle des services et de l’enjeu de sobriété numérique. Ces modèles d’affaires s’appuient en effet sur la reconnaissance de revenus et des stratégies d’obsolescence logicielle programmée, d’achats non souhaités, de double fonctionnement… au détriment de la valeur du service (par exemple, SAP ECC vs S4/Hana et sur Microsoft Windows et Office », précise le Cigref.

Autrement dit, les grands éditeurs de logiciels et fournisseurs de services cloud, majoritairement américains, « réalisent une ponction sur la création de richesse en France et en Europe, non compensée par une création de valeur pour le business de leurs clients. Cette ponction se fait au détriment de la capacité d’innovation et d’investissement de nos acteurs économiques, et donc de la croissance, de la création d’emploi et de la fiscalité nationale. »

Enfin, on assiste, de la part des éditeurs, à des stratégies « d’enfermement » des clients, de manière à les garder captifs le plus longtemps possible. « Il est toujours étonnant de constater que l’on paie l’accès à nos propres données », ironise Bernard Duverneuil. A cela s’ajoute la pratique des fournisseurs qui consiste à approcher directement les directions métiers et à contourner les équipes de la DSI, malgré la gouvernance de la relation client/fournisseur mise en place dans les grands groupes.

Cela a plusieurs conséquences : le développement du Shadow IT, une complexification de l’urbanisme et des architectures IT, ainsi qu’une inflation des budgets IT. « Cette pratique représente par ailleurs un risque pour l’intégrité des systèmes, dont la DSI est garante », rappelle le Cigref, qui estime que « le licensing inventif des fournisseurs et certains modes de souscription (KPI sur le taux d’attrition, retour au prix catalogue en cas de baisse de volume) sont des outils de verrouillage du marché : le client est fidélisé de force et les compétiteurs sont maintenus à distance. C’est pourquoi les questions relatives à l’interopérabilité des services, la réversibilité et la transférabilité des données d’un cloud à un autre, occupent toujours une place majeure dans les discussions clients/fournisseurs. »

Pour Philippe Rouaud, DSI de France Télévisions et président du Club Fournisseurs du Cigref, il y a toujours une volonté d’augmenter le chiffre d’affaires, par exemple en rendant très difficile, voire impossible, la baisse du nombre de licences (comme chez Microsoft), en diminuant les montants des remises pour le support (comme chez Oracle), en accélérant l’obsolescence des solutions pour obliger à migrer dans le cloud, ou en complexifiant le calcul des métriques.

« Si on veut réduire les coûts, cela les augmente. Le manque de clarté de certaines clauses contractuelles et de certaines métriques, interprétées à l’avantage des fournisseurs, contribuent à accentuer cet effet cliquet », résume Philippe Rouaud, qui admet toutefois une relative amélioration, d’une part, avec la volonté des éditeurs de travailler avec le Cigref et de renforcer les relations, et, d’autre part, la diminution de la fréquence des audits de licences, dans la mesure où le cloud simplifie les opérations de mesure.

Quelles alternatives ?

Dans ces conditions, même si la démarche est longue et coûteuse à court terme, les clients sont de plus en plus nombreux à réduire l’empreinte des grands éditeurs dans leur système d’information et à réfléchir à des stratégies de sortie par la recherche d’alternatives, vers l’Open Source notamment. L’explosion des coûts de licences et de support tend à rendre économiquement viable, voire attractive, les démarches de sortie. « On ne peut plus rester captifs, parce que les coûts de sortie sont finalement équivalents à ceux de rester, les exemples de sortie vers l’Open Source se multiplient », assure Bernard Duverneuil.

Le groupe de travail du Cigref sur l’Open Source comme alternative aux grands fournisseurs a d’ailleurs connu un franc succès en 2018 (68 organisations pour 124 collaborateurs participants). Il a été poursuivi en 2019, après la publication du rapport sur ce thème, pour répondre aux demandes de membres du Cigref en recherche d’alternatives à Oracle JDK, à Microsoft Office 365 et à Google Suite pour la partie bureautique, à Adobe pour la partie création… Le marché s’organise aussi pour favoriser les alternatives Open Source : Cheops Technology vient ainsi d’annoncer le lancement d’un automate de migration des BDD Oracle vers son équivalent PostGreSQL.

De plus en plus de groupes affichent publiquement leur rupture avec leurs fournisseurs historiques, ainsi que leur choix de services de support proposés par des fournisseurs tiers, comme Rimini Street et Spinaker, afin de réduire leurs coûts de maintenance Oracle et SAP. « Le choix d’un tiers mainteneur est principalement motivé par le constat de l’effet ciseau entre l’inflation des services de support et la baisse de leur valeur, au fil des années. Ce choix constitue souvent le premier jalon vers une sortie à terme », précise le Cigref.

Par ailleurs, l’association observe, au sein de ses entreprises membres, une recrudescence des politiques de développements internes). « Cette troisième voie présente l’avantage, pour les entreprises, de se créer un actif immatériel dont elles sont les propriétaires et qu’elles peuvent déployer à moindres frais. C’est aussi une manière de valoriser leur expertise sur le marché », précise le Cigref.

Amazon Web Services : un cadre contractuel rigide

AWS fait figure de partenaire stratégique pour un nombre grandissant d’entreprises, chaque jour plus nombreuses à s’engager dans le (multi) cloud public. Les clients reconnaissent les efforts fait par AWS pour étoffer son écosystème et ses effectifs en France, et développer une culture « customer centric ». Ils déplorent toutefois certaines pratiques du fournisseur, en particulier au regard de sa politique contractuelle et tarifaire : cadre contractuel très rigide et inadapté aux grands groupes, licensing très évolutif et jugé excessivement complexe, difficultés autour du pricing et de la facturation liées au suivi et à la maîtrise de la consommation et des coûts.

Dans l’environnement cloud ouvert et hybride dans lequel s’intègre le IaaS AWS, les entreprises s’interrogent aussi sur leur degré de dépendance, sur la protection de leurs données aussi bien personnelles que métiers, et sur leur capacité réelle à migrer d’un fournisseur à l’autre.

Google : des interrogations sur la protection des données

De nombreux sujets ont été identifiés par les organisations membres du Cigref, à commencer par la sécurité, la conformité et la protection des données, qui ont fait l’objet de la première rencontre dédiée avec le fournisseur en novembre 2018. Les stratégies de cloud hybride et multifournisseurs soulèvent des problématiques autour de l’interopérabilité et de la réversibilité, qui sont loin d’être résolues. De même, premier challenger de Microsoft Office sur l’environnement de travail avec G Suite, Google doit encore convaincre sur l’étanchéité stricte qui existe entre Google Cloud et les autres entités du groupe Alphabet.

Oracle : comment en sortir

Particulièrement exaspérés par la hausse de prix du nouveau licensing Java et la dureté des audits, certains membres du Cigref ont exprimé le souhait de creuser les solutions permettant de se désengager d’Oracle et d’échanger autour de Java et de la migration cloud (CSA – Cloud Services Agreement, BYOL, etc.). La prédictibilité et la sécurisation tarifaire sur un plus long terme sont également des enjeux forts pour des entreprises clientes qui ne bénéficient de garanties de prix que sur la durée des contrats.

La Class Action lancée en 2018 par des actionnaires d’Oracle contre la direction du Groupe, pour mauvaise représentation de ses véritables vecteurs de croissance dans le cloud, a été perçue comme la preuve des difficultés d’Oracle à convertir sa base de clients installés, malgré de réels « efforts » tarifaires et des équipes commerciales… et la pression subie par les entreprises.

Salesforce : une gouvernance floue

Le développement de l’écosystème partenaires et des compétences chez les clients restent des sujets majeurs pour les membres, pour assurer le déploiement des projets. Salesforce a une stratégie de croissance, par acquisitions et par extension de périmètre, ambitieuse. Cette stratégie est perçue pour l’instant comme génératrice de valeur par les entreprises. Celles-ci restent toutefois vigilantes quant à l’évolution du modèle SaaS. Et déplorent les difficultés de gouvernance de la relation commerciale et juridique avec Salesforce, à l’échelle des grands groupes.

Microsoft : une spirale inflationniste

Malgré le tollé dû à l’escalade tarifaire lors du renouvellement des contrats cloud sur Office 365, Microsoft poursuit son durcissement commercial, notamment pour les clients On Premise, en annonçant, en juin 2018, des hausses de prix sur certains produits, la fin de certains contrats, l’arrêt du maintien de la compatibilité et du support sur certaines versions de licences, ainsi que des modifications substantielles de leur plateforme d’achat et de leur politique tarifaire. Les entreprises s’interrogent sur la proposition de valeur de certains produits au regard de la politique tarifaire de l’éditeur.

Pour préparer leurs discussions en face-à-face avec Microsoft, dont les implantations locales semblent essuyer les plâtres d’une politique commerciale tâtonnante, les membres du Cigref ressentent le besoin de disposer de tous les leviers possibles pour ne pas laisser une spirale inflationniste s’installer sur les produits On Premise, qu’ils sont encore nombreuses à utiliser.

SAP : où est donc le ROI ?

Les membres du Cigref n’ont pas été convaincus par la promesse de valeur du nouveau modèle des Digital Access et de la migration sur S/4 Hana. Ils souhaitent que SAP fournisse des engagements fermes et globaux sur la sécurisation de l’usage des produits ECC, au-delà de 2025, et la disponibilité d’une extension de support ECC, sans surcoût ou à un coût raisonnable.

Au-delà des problématiques directement liées au modèle de licences et de conversion, les coûts des projets de migration sur S/4 Hana représentent un obstacle majeur pour les entreprises, d’autant qu’il n’y a pas, aujourd’hui, de ROI démontré. Ce changement de version forcé représente, en effet, un phagocytage des ressources de la DSI, sans bénéfices métiers avérés.

Les clients sont donc dans une posture attentiste. C’est ce que confirme une enquête de l’USF (Association des Utilisateurs de SAP Francophones) : les coûts du projet de migration vers S/4 Hana et les difficultés à démontrer la valeur métier sont les deux principaux freins rencontrés par les entreprises.


Bernard Duverneuil, président du Cigref : « Le déséquilibre est patent entre le coût des solutions et la valeur apportée à nos métiers »

« Le Cigref continue de travailler sur l’ensemble de la relation fournisseurs. En 2018, nous avions organisé une conférence de presse pour alerter sur les difficultés de ces relations et cherché à les équilibrer. Aujourd’hui le Cigref porte à nouveau la parole de ses membres, à la fois pour mettre en exergue ce qui s’est amélioré et pour dénoncer un certain nombre de pratiques que les entreprises considèrent comme illégitimes, en particulier avec les nouveaux modèles cloud. Nous observons une difficulté à ouvrir le marché aux solutions tierces, notamment en termes de transférabilité ou de possibilités de diminuer la consommation, promesse du cloud qui est peu tenue par les grands éditeurs et fournisseurs de cloud.

Toutefois, le Cigref constate une amélioration des relations avec les fournisseurs sur deux points. D’une part, avec une bien meilleure écoute, avec des contacts au plus haut niveau. D’autre part, nous observons une diminution de la fréquence des audits de conformité, du fait de l’évolution vers le cloud, mais aussi parce que la confiance se rétablit progressivement. En revanche, un certain nombre de pratiques continuent de perdurer et sont passées du modèle traditionnel au modèle cloud. Nous questionnons les modèles d’affaires des grands fournisseurs et en particulier le rapport entre le coût et la valeur métier qui est apportée. Si, l’an dernier, le déséquilibre portait principalement sur la relation clients, qui s’améliore aujourd’hui, le déséquilibre est patent entre le coût des solutions et la valeur apportée à nos métiers. »

 


Stéphane Rousseau, DSI du groupe Eiffage : « Les développements internes facilitent la différenciation de l’entreprise par rapport à ses concurrents. »

«Beaucoup de grands éditeurs de logiciels poussent leurs clients à passer d’installations On Premise vers des modèles de souscription dans le cloud. Mais, face à une hégémonie américaine, cela rend les entreprises de plus en plus captives, car la réversibilité devient de plus en plus compliquée. On assiste à l’émergence d’une tendance au développement interne dans les entreprises ou avec l’aide de petites sociétés de services. Cela permet de créer des actifs propres et d’adresser des processus métier de façon extrêmement spécifique, au lieu d’acquérir une solution coûteuse dont on ne va utiliser que 20 à 40 %. En outre, les développements internes facilitent la différenciation de l’entreprise par rapport à ses concurrents, alors qu’une solution en mode SaaS sera quasiment la même pour tous. Il y a donc une évolution des métiers dans les DSI, par exemple dans les domaines du développement et des tests. Et avec DevOps et l’Open Source, les entreprises ont la volonté de reprendre leur destin en main pour la création de valeur par le numérique. »