Tout le monde sait que le poisson rouge a une mémoire plutôt limitée, puisqu’à chaque tour de bocal, il découvre un nouveau monde. Inconvénient ou avantage, c’est selon…
« La mémoire du poisson rouge est, pour lui, une grâce, qui transforme la répétition en nouveauté et la petitesse d’une prison en l’infini du monde », assure Bruno Patino, directeur éditorial d’Arte France, dans cet ouvrage consacré à un sujet d’importance : l’attention à l’heure du numérique. La mémoire du poisson rouge a été estimée à huit secondes seulement, avant une remise à zéro.
Et celle de l’homme ? On peut imaginer que les capacités de mémoire et d’attention sont sans commune mesure avec celles du poisson rouge, animal plutôt basique. Or, il n’en est rien. En particulier pour les générations les plus jeunes, ceux qui sont nés avec une connexion permanente, qui ont grandi avec un écran tactile et qui ne se séparent jamais de leur smartphone : « Le temps d’attention, la capacité de concentration de cette génération est de 9 secondes. Au-delà, son cerveau, notre cerveau, décroche. Il faut un nouveau stimulus, un nouveau signal, une nouvelle alerte, une autre recommandation. Dès la dixième seconde, soit à peine une seconde de plus que le poisson rouge », explique Bruno Patino. Pire, selon une étude américaine du Journal of Social and Clinical Psychology, au-delà de trente minutes d’exposition aux réseaux sociaux, une menace sur la santé mentale apparaît.
Cette durée réduite constitue évidemment un véritable challenge pour tous ceux qui veulent capter l’attention, à commencer par les GAFA. « Comment faire pour continuer à capter les regards d’une génération distraite de la distraction par la distraction ? »
Pour Bruno Patino, on nous promettait, avec le numérique, d’accéder à l’infini dont la seule limite est le génie humain, « au lieu de quoi, nous sommes devenus des poissons rouges, enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés. Notre esprit tourne sur lui-même, de tweets en vidéos, de snaps en mails, de live en pushs, d’applications en newsfeed, d’informations manifestement fausses en buzz affligeants. »
En résumé, « l’accélération a remplacé l’habitude par l’attention, la satisfaction par l’addiction, et les algorithmes sont les machines-outils de cette économie. » Et cette situation ne va pas s’arranger, car le temps moyen passé sur les smartphones a doublé dans la plupart des pays entre 2012 et 2016. Et un probable nouveau doublement se profile à l’horizon 2020. Résultat : « la société numérique rassemble un peuple de drogués hypnotisés par l’écran », résume l’auteur.
Pour lui, ce phénomène se traduit par trois éléments. D’abord, la tolérance, dans la mesure il faut sans cesse augmenter les doses de connexion pour obtenir un même taux de satisfaction. Ensuite, la compulsion, qui traduit l’impossibilité, pour un individu, de résister à l’envie. Enfin, la servitude, puisque l’envie de connexion finit par prendre une place de plus en plus grande dans l’existence.
Avec, on s’en doute, des dégâts psychologiques, tels que le syndrome d’anxiété (besoin d’étaler son existence sur les réseaux sociaux), la schizophrénie de profil (besoin d’avoir plusieurs profils), l’athazagoraphobie (peur d’être oublié par ses pairs) et l’assombrissement, qui désigne « la vanité de toute quête visant à pister un individu sur les réseaux sociaux jusqu’à s’en rendre malade. »
Pour capter toujours plus l’attention des individus, les entreprises mettent en œuvre des mécanismes similaires à ceux que l’on trouve dans les casinos, avec un système de récompenses aléatoires dont l’effet, sur ceux qui jouent, est comparable à celui des machines à sous. Les plateformes ont toutefois un avantage sur les casinos : elles savent tout des comportements, grâce aux données collectées. « Le caractère aléatoire du résultat est entretenu pour que l’utilisateur reste accro », rappelle Bruno Patino.
Tristan Harris, ex-designer en charge de l’éthique chez Google, l’avait d’ailleurs avoué, en affirmant que le véritable objectif des géants de la technologie est de « rendre les gens dépendants en profitant de leur vulnérabilité psychologique. » Dans la mesure où le temps est devenu la denrée rare, « la ressource la plus demandée et celle sur laquelle se construit l’ensemble de la croissance économique actuelle », on comprend mieux les énormes moyens déployés pour s’en emparer. Car, prévient l’auteur, « dans la quête pour l’attention, il n’y a pas de limite possible. »
La civilisation du poisson rouge, petit traité sur le marché de l’attention, par Bruno Patino, Grasset, 2019, 179 pages.
Les autres idées à retenir
- Les nouveaux empires ont construit un modèle de servitude numérique volontaire, sans y prendre garde, sans l’avoir prévu ; mais avec une détermination implacable.
- Le temps du réseau absorbe les existences.
- L’existence sur smartphone est une vie par procuration dont la clé de voûte est la peur de disparaître sans le regard et les jugements électroniques des autres.
- L’avalanche de signes, de sollicitations, de stimuli électroniques a eu raison de nos barrières.
- Capter le temps des utilisateurs connectés en leur proposant d’en gagner constitue le paradoxe insoluble de l’économie de l’attention.
- Puisque l’espace n’était pas la bonne marchandise publicitaire à proposer, il a fallu se rabattre sur le temps.