Les directions achats ont-elles le bon profil ?

Le positionnement des directions achats dans les entreprises est encore dans une phase de transition, avec un curseur fluctuant entre la réduction des coûts et la création de valeur, qui ne vont pas toujours ensemble… Selon le baromètre 2019 des décideurs achats, publié par l’éditeur Determine, avec le Conseil national des achats,

Selon le baromètre 2019 des décideurs achats, publié par l’éditeur Determine, avec le Conseil national des achats, les directions achats estiment qu’elles doivent développer trois compétences : le sourcing de fournisseurs innovants (45 % en 2019 contre 41 % en 2016), suivi de la gestion du risque (40 % en 2019 contre 32 % en 2016) et des achats responsables (33 % en 2019 contre 30 % en 2016).

Mais il reste difficile de sortir de l’image des directions achats perçues comme des cost killers. « Depuis la crise économique de 2008, les entreprises ont vu les achats comme un levier d’économies. Bien que cette image ait évidemment évolué, il me semble encore difficile pour les organisations achats de sortir de cette fonction là et d’être attendus sur d’autres indicateurs de performance. En ce n’est pourtant pas l’envie qui leur manque ! », estime Julien Chimenton, directeur des achats indirects chez Building Solutions, interrogé dans le cadre de l’étude Determine.

Résultat : les acheteurs sont encore largement évalués selon les économies réalisées (à 72 %), devant la satisfaction des clients internes (69 %). « Bien que plus mature aujourd’hui, la fonction achats peine encore à mettre en avant, auprès de la direction, sa capacité à créer de la valeur autrement que par le levier des économies », soulignent les auteurs de l’étude. Pour Natacha Tréhan, maître de conférences en management des achats à l’université Grenoble Alpes, qui est intervenue lors du dernier événement Ivalua Now sur le futur du procurement, les directions achats n’ont qu’un seul challenge : « Continuer à réinventer leur business model, à mesure que l’on passe de la société des objets à la société de la connaissance, de l’industrie à l’immatériel. Au lieu d’acheter un produit, on achète une performance ou des données. »

La prise de conscience du rôle des acheteurs est quand même visible. D’abord par son caractère stratégique : « La fonction achats a un impact sur un tiers des indicateurs non-financiers d’une entreprise », assure Natacha Tréhan. Pour Hughes Poissonnier, professeur associé à Grenoble Ecole de Management : « Souvent, les achats arrivent en bout de chaîne, notamment pour trouver les fournisseurs une fois que la R&D et le marketing ont défini les produits. Mais cela évolue, on observe que les entreprises qui se portent le mieux ont intégré les achats en amont et ce n’est pas gênant de payer plus cher si, au final, cela crée plus de valeur pour l’entreprise. Le risque est de ne pas se différencier avec les chats et de continuer à travailler à l’ancienne. Cela ne fait pas si longtemps que l’on considère les achats comme stratégiques, mais quand ils pèsent pour plus de 80 % du chiffre d’affaires, on est au cœur du business. »

Toutefois, les entreprises continuent à surestimer leur degré de maturité dans le management des achats : selon une étude publiée en avril 2019 par Forrester pour Ivalua, seulement 16 % des directions achats ont un niveau avancé de maturité numérique en matière d’achats, et donc d’un avantage concurrentiel, alors qu’elles sont 65 % à estimer avoir atteint un tel stade.

Évolution des profils des fonctions achats
Caractéristiques actuelles Caractéristiques futures
Management des coûts et des risques Création de valeur
Bottom line Top line
Achats transactionnels Procurement cognitif
Acheteur Entrepreneur
Prise en compte de la responsabilité sociale Au cœur de la performance non-financière de l’entreprise
Acheter Évoluer dans l’économie collaborative
Collaboration Coopétition
Manager les fournisseurs Motiver les fournisseurs
Co-développement Open Innovation
Fournisseurs spécialisés Plateformes hyper-connectées
Source : Natacha Tréhan, université Grenoble Alpes, conférence Ivalua Now, avril 2019.

Les 3 C des directions achats : Communication, Compétences, Communauté

On peut d’ores et déjà dresser le portrait des directions achats du futur, pas si lointain. L’évolution de la fonction peut être résumée par trois C : Communication, Compétences, Communauté. La communication est essentielle, comme pour les autres fonctions de l’entreprise, notamment les DSI. « Dans les petites structures le rôle de l’acheteur n’est pas connu, d’où l’importance de la communication », estime Quentin Mirablon, coach en achats chez The Buyers Lab.

Laurence Laroche, Chief Procurement Purchasing Officer chez Rockwool, un spécialiste des systèmes d’isolation qui dépense chaque année 1,5 milliard d’euros pour un chiffre d’affaires de 2,5 milliards, estime que « 80 % de notre métier, c’est de la communication interne, nous partageons un ensemble de KPI avec la direction générale. » Côté compétences, au-delà des savoir-faire techniques (sourcing, gestion de risque, pilotage, maîtrise du juridique…), les directions achats doivent intégrer les Soft Skills (influenceur, partenaire des métiers, anticipation, curiosité…). « La fonction achat crée du stress, avec des injonctions paradoxales : baisser les coûts tout en créant de la valeur en innovant. Au-delà des compétences relationnelles, les acheteurs doivent aussi disposer de compétences émotionnelles pour acheter mieux avec moins de conflits, qui sont souvent le signe d’une peur non révélée. Les achats sont trop stratégiques pour les confier à des outils, aussi perfectionnés soient-ils », prévient Hughes Poissonnier.

Pour Natacha Tréhan, « l’enjeu est de piloter des systèmes complexes dans des écosystèmes également complexes, le directeur des achats se transforme en community manager, dans une organisation neuronale, et en entrepreneur. » Une opinion partagée par Emmanuel Erba, directeur des achats groupe chez CapGemini, pour qui « les achats 4.0 devront intégrer toutes les disruptions, telles que l’IA, le cloud, l’industrie 4.0…, se positionner comme un agrégateur de services, recourir à des plateformes qui font gagner du temps et qui automatisent. »

 


Les trois piliers de la réorganisation des achats chez Total

Total, qui dépense 25 milliards d’euros par an (hors achats d’énergie) auprès de plus de 100 000 fournisseurs, a transformé sa direction des achats, en la recentralisant, avec la mise en place de trois projets. Le contexte est marqué, selon Eric Bozec, vice-président Support & Performance Procurement, Total Global Procurement, par des besoins de compétitivité, de simplification et d’achats responsables.

Premier projet : Sequana, solution pour organiser la communauté des fournisseurs dans une base de données unique, dont l’implémentation se poursuit jusqu’en 2020. « Nous avions plusieurs points faibles vis-à-vis de nos 100 000 fournisseurs, dont on ne connaît d’ailleurs pas le nombre exact : une visibilité insuffisante sur les fournisseurs qualifiés, des difficultés à trouver et à partager l’information sur la performance des fournisseurs, des processus de qualification trop longs et des méthodes disparates de communication avec les fournisseurs », résume Anne Lanusse, responsable du département Systèmes d’Information Achats et SAP Business. L’objectif est d’améliorer l’expérience utilisateur : « Nous avons privilégié une interface intuitive, une entrée unique par fournisseur et un portail unique connecté à l’ERP pour les utilisateurs, qui peuvent y accéder en situation de mobilité, il fallait masquer la complexité du système et répondre à une problématique d’usage. » Pour Eric Bozek, « lorsqu’un fournisseur est qualifié dans la base, il l’est pour tout le groupe, on ne lui demandera pas trois fois la même information, les informations sont sécurisées et on diminue le temps de qualification. »

Deuxième projet : Agora, un outil de pilotage du processus source-to-contract. Objectif : créer un référentiel unique de contrats (il en existe plus de 35 000). « Lorsque les contrats sont stockés dans plusieurs dizaines de contrathèques, on ne trouve pas l’information et, avec 25 milliards de dépenses, on a intérêt à piloter les fournisseurs, or nous avions un manque d’anticipation qui conduisait à une priorisation insuffisante des actions et à un pilotage non optimisé », explique Eric Bozec. Agora regroupe trois outils : pour planifier et mesurer la performance, pour créer des workflows, afin de suivre les initiatives achats et un référentiel de contrats.

Troisième projet : une place de marché pour les achats de faibles montants, qui, s’ils ne pèsent que pour 1 % de la dépense, concernent la moitié des fournisseurs, avec des coûts de gestion significatifs pour des enjeux qui le sont moins. « Même pour 100 euros d’achats, il faut quand même créer le fournisseur et saisir les données, cela prend du temps et coûte cher, les services comptables croulent sous les petites factures, il nous fallait absolument gagner en agilité », assure Eric Bozec, pour qui les objectifs étaient, bien sûr, de diminuer les coûts de gestion, mais également de simplifier l’expérience utilisateur (un clic par commande) et de proposer des catalogues. Une telle approche est peu pertinente si on l’intègre dans un ERP, d’où l’idée d’une place de marché. « On passe ainsi d’un cycle en V à l’agilité, avec une amélioration de la qualité et de la satisfaction, une maîtrise des processus et une diminution des risques », résume Anne Lanusse.


Les trois missions des directions achats

  1. La création de valeur (performance non financière, transformation, agilité…).
  2. La performance financière (réduction de coûts, optimisation du cash flow…).
  3. La gestion des risques (chaîne logistique, propriété intellectuelle…).

Source : Natacha Tréhan, université Grenoble Alpes, conférence Ivalua Now, avril 2019.