Les salariés seraient toujours aussi désengagés vis-à-vis de leur entreprise, la proportion ne varie guère depuis plusieurs années. Les causes de ce désengagement sont connues, de même que les bonnes pratiques pour y remédier. Mais la résistance au changement a la vie dure…
Il existe des études dont les résultats ne varient guère d’une année sur l’autre. Il en est ainsi de la mesure de l’engagement des salariés vis-à-vis de leur entreprise : la proportion des « désengagés » ne baisse guère, malgré les multiples initiatives pour améliorer le bien-être au travail. Les français seraient d’ailleurs parmi les plus désengagés en Europe.
Avec un quart des salariés qui sont « activement désengagés » et 69 % qui ne seraient « pas engagés », d’après Gallup, qui mesure cet indicateur régulièrement. Rappelons que les « activement désengagés », ceux qui monopolisent le temps de leurs managers, sont davantage responsables des défauts de qualité des produits, souvent absents. Leur objectif principal : défaire ce qui a été fait (résolution de problèmes, innovation, acquisition de nouveaux clients…).
La mode littéraire sur les bullshits jobs n’arrange rien. Selon une étude de Qapa, 63 % des français s’ennuient au travail, 28 % jugeant leur job très ennuyeux. Autre indicateur : une étude sur l’engagement des salariés réalisée par hr.com et Glint (1) estime que moins de 40 % le sont et que seulement une entreprise sur deux mesure le degré d’engagement de ses collaborateurs, essentiellement via des questionnaires.
De la stupidité organisationnelle…
C’est évidemment une question de transformation culturelle (voir encadré ci-dessous). Pour Elsa Cuisinier, senior partner chez Colombus Consulting, qui a organisé en février dernier un événement pour tirer le bilan de retour d’expériences sur les transformations managériales et culturelles des entreprises, « cette transformation culturelle est évidemment une préoccupation des directions générales, d’autant que les investisseurs regardent les indicateurs liés à la culture et au management, ce qui suppose de travailler à la fois la performance et la cohésion. »
Si les enquêtes montrent les bonnes intentions des entreprises (la culture étant associée à des valeurs, une ambiance, des comportements et un esprit d’entreprise), la réalité est souvent décalée par rapport aux principes. Deux universitaires ont d’ailleurs développé le concept de stupidité organisationnelle (2), qui repose sur la « marginalisation du doute et du blocage de la communication », du fait d’une faible mobilisation des capacités cognitives des individus qui entraîne une dissonance entre ceux-ci et l’organisation.
La philosophe Julia de Funès, qui est intervenue lors de l’événement Backstage 360 de Colombus Consulting, estime ainsi que « la peur de tout altère la réalité, on cède à l’idée du risque zéro, on applique le principe de précaution, le moindre risque est perçu comme une menace. Le process devient ainsi la finalité au lieu du sens, c’est très mutilant pour les salariés : quand on fait d’un moyen une fin, le sens disparaît. »
1 000 salariés sont dans un bateau…
Emmanuelle Joseph-Dailly, anthropologue, consultante chez Julhiet Sterwen et co-auteure, avec Didier Noyé, d’un ouvrage sur l’engagement des collaborateurs (Editions Eyrolles), résume la situation dans de nombreuses organisations de la façon suivante : « Si l’on imagine dix salariés dans un bateau, un rame avec vigueur, six sont à bord mais passifs et trois essaient de percer un trou dans la coque. »
Autre manière de voir le problème : si, dans une organisation de mille personnes, toutes ne contribuent qu’à 80 % de leur potentiel, quel est le nombre de journées perdues ? « L’équivalent de 100 postes à temps plein », répond Emmanuelle Joseph-Dailly. Tous les types de salariés sont concernés, y compris les managers.
Le non-engagement peut se manifester par le fait de fournir un minimum d’efforts, de ne pas signaler les problèmes et d’éviter de les régler, de se plaindre de son entreprise ou de freiner le changement. « Ce n’est pas un mouvement collectif de grève, de démission, non, les salariés décrochent en restant dans l’entreprise, le désengagement est diffus et individuel », commente-t-elle. Et les raisons ne manquent pas (voir tableau ci-dessous).
Pour Emmanuelle Joseph-Dailly, les entreprises qui engagent le plus leurs salariés ont généralement quatre caractéristiques : il y a une relation de confiance avec l’entreprise, les salariés disposent de marges de manœuvre décisionnelles, le sens du travail est perçu (sentiment d’utilité) et il y a une culture de la coopération qui laisse peu de place aux injonctions paradoxales.
Pour l’anthropologue, quand se développe un sentiment d’iniquité parmi les salariés, ceux-ci réagissent selon cinq attitudes : ils peuvent maintenir une loyauté à l’égard de l’employeur, en attendant de voir comment évolue la situation, exprimer un désaccord, démissionner, diminuer leurs efforts ou privilégier « l’apathie procrastinatique » : « Il n’y a rien de pire, car le salarié se projette ailleurs alors qu’il n’est pas parti », commente Emmanuelle Joseph-Dailly.
Où est la bienveillance managériale ?
Pour limiter les dégâts, cette dernière préconise une « bienveillance managériale qui active les émotions positives, donc l’envie de travailler. » Avec, par exemple « l’encouragement à l’audace, la célébration des échecs lorsqu’il y a eu beaucoup d’investissement, l’implication de l’organisation dans les moments-clés personnels, les feedbacks réguliers des managers et le fait de savoir où on va (stratégie, objectifs…), car le cerveau aime les points de départ et le pilotage automatique. » En évitant les politiques-gadgets : « Ce n’est pas avec des poufs colorés ou des baby-foot que l’on rend les salariés heureux, aucun ne s’est d’ailleurs senti malheureux parce qu’il n’en avait pas ! », assure Julia de Funès.
Livia Bahier Michel, psychologue du travail et consultante chez Julhiet Sterwen, plaide pour « l’exemplarité des managers, qui peut s’évaluer et faire l’objet d’apprentissages, ils doivent s’appliquer à eux-mêmes ce qu’ils demandent aux autres, car cela a des conséquences positives sur la confiance, la satisfaction au travail, la performance, l’absentéisme et les comportements dans l’organisation. »
(1) The state of employee engagement in 2018, leverage leadership and culture to maximise engagement, HR.com, Glint.
Lien : www.hr.com/en/resources/free_research_white_papers/the-state-of-employee-engagement-in-2018-mar2018_jeqfvgoq.html
(2) « A stupidity-based theory of organization », par Mats Alvesson et André Spicer, Journal of Management Studies, novembre 2012.
Lien : www.aau.dk/digitalAssets/98/98365_jms-alvessonspicer-20122.pdf
Les vingt facteurs de désengagement | ||
Manifestations du désengagement | Principaux facteurs explicatifs | Bonnes pratiques |
« Je n’ai aucune reconnaissance pour tout ce que je fais » | Les managers considèrent que cela va de soi et sont plus centrés sur les résultats que sur l’humain | Inciter au feedback positif, permettre à chacun de constater les résultats de son travail |
« Mon manager ne m’écoute pas » | Une focalisation sur les résultats | Sensibiliser les managers au leadership |
« L’entretien annuel ne sert à rien » | L’évaluation n’est pas partagée | Encourager l’auto-évaluation, privilégier le feedback en continu |
« Je ne suis pas payé correctement » | Les contributions ne sont pas payées de façon équitable | Expliquer le contenu de la rémunération, surtout si elle est liée à la performance |
« On en sait pas où l’on va dans cette boîte » | La stratégie est mal expliquée | Faire évoluer la communication |
« Mon travail est sans intérêt » | Tâches répétitives, profils surqualifiés | Élargir les tâches, favoriser l’auto-organisation et proposer des défis |
« Aucun espoir de promotion » | Moins de postes de managers du fait de réorganisations | Inciter les salariés à avoir des attentes réalistes |
« Pas de sécurité pour mon emploi » | Changements répétés | Améliorer l’employabilité |
« Pas moyen de suivre une formation » | La formation est mise au second plan | Revoir l’efficacité des formations |
« Je n’ai pas confiance dans cette direction » | Trop de réorganisations, des managers trop lointains | Privilégier une communication honnête, favoriser les occasions de rencontres et de dialogues |
« Mon manager est nul » | Erreurs de casting, nominations « politiques » | Évaluer régulièrement les pratiques managériales |
« On n’est pas soutenus » | Tâches trop individualisées | Se rendre accessible, aller sur le terrain |
« Il y a une mauvaise coopération entre les services » | Fonctionnement en silos | Favoriser le partage d’expériences |
« On n’est pas respectés » | Culture d’entreprise rétrograde, autoritarisme du management | Davantage solliciter les salariés |
« Nous n’avons pas les moyens de faire un travail de qualité » | Multiples réorganisations et programmes de réduction de coûts | Valoriser les compétences |
« Je n’ai pas d’équilibre travail/vie perso » | Mauvaise répartition des tâches et des responsabilités | Encourager le télétravail et la flexibilité horaire |
« J’ai très peu de marges de manœuvre » | Centralisation injustifiée, reporting omniprésent | Simplifier l’organisation et le reporting, laisser prendre les décisions |
« On n’est en sous-effectifs, vu la charge » | Contraintes de rentabilité | Adapter les moyens humains, susciter des arbitrages |
« Qui décide quoi ? Ce n’est pas clair » | Flou dans le partage des responsabilités | Expliciter les processus de décision, décentraliser |
« Les décisions ne sont pas équitables » | Manque de recul sur les conséquences des décisions | Expliquer qu’un traitement inégal n’est pas injuste, expliciter les critères de décision |
Source : Développez l’engagement de vos collaborateurs, par Emmanuelle Joseph-Dailly et Didier Noyé, Eyrolles, 2018, 129 pages. |
Les coulisses de la transformation culturelle
Colombus Consulting, cabinet de conseil en management, a publié la deuxième édition du Book Backstage 360 sur les coulisses de la transformation culturelle, basé sur des échanges avec plus de 200 DRH, directeurs de la transformation et directions métiers. Parmi les retours d’expériences présentés : Cofely, Kialatok, BlaBlaCar, Fnac/Darty, Société Générale, Kiabi, Maïf, Deezer, Ikea, HelloAsso, Makesense, PMU, PSA ou encore Orange.
Pour Elsa Cuisinier, senior partner de Colombus Consulting et fondatrice de Backstage 360 : « Les questions culturelles émergent souvent lorsque les organisations connaissent de grands changements. Pour obtenir des résultats positifs à long terme, la gestion ponctuelle de la culture n’est pas suffisante.
Les organisations doivent traiter le sujet en continu et le placer dans l’agenda du senior management. Au même titre que le suivi des indicateurs financiers, le pilotage de la culture peut se faire en mesurant la cohérence entre culture et objectifs stratégiques et en évaluant, par exemple, le niveau d’équivalence entre culture désirée et culturelle réelle. » Le Book Backstage s’articule autour de trois grandes thématiques : « décryptages », « quand la transformation culturelle s’impose » et « quand l’agile bouleverse la culture ».