L’Internet Society a publié l’édition 2019 de son Global Internet Report, intitulé « Consolidation in the Internet Economy ». Le rapport souligne l’influence croissante de quelques acteurs puissants de l’économie numérique. Il soulève la question de leur impact, tant sur la technologie que sur les usages, tels que l’accès à l’information ou le commerce.
Dans son rapport de 2017, l’Internet Society anticipait une économie numérique hyperconnectée, où chaque secteur et acteur de la société serait impacté par les nouvelles technologies. Le rapport tentait de déterminer si cette disruption technologique favoriserait les entreprises leaders ou encouragerait davantage la concurrence et l’entrepreneuriat sur Internet.
L’édition 2019 du rapport explore en profondeur les évolutions de l’économie numérique, notamment sous l’influence croissante des plateformes, et leur impact sur la société, les entreprises et le modèle même d’Internet.
Des comportements monopolistiques
Ce rapport cherche à confirmer l’hypothèse d’une économie en voie de consolidation et comprendre les effets possibles de ce nouveau paradigme. A titre d’exemple, certaines entreprises monopolistiques, comme Facebook pour les réseaux sociaux, Google pour le Search ou Amazon pour le e-commerce, interviennent aujourd’hui dans la majorité des interactions humaines. « Cette domination leur permet d’étendre leur influence et leur force de frappe économique, afin d’accéder à de nouveaux marchés : véhicules autonomes, cloud, intelligence artificielle… », notent les auteurs du rapport. Cette croissance est favorisée par « l’essor sans précédent des réseaux, immenses ressources de données sur les utilisateurs, d’une grande agilité commerciale et de l’absence de contraintes règlementaires », poursuivent-ils.
Si l’Internet Society reconnaît les aspects extrêmement pratiques de ces plateformes pour les internautes, elle émet toutefois des inquiétudes quant à la domination et la responsabilité des entreprises impliquées vis-à-vis de la société et de l’économie. Si cette consolidation s’avère bénéfique à certains égards, elle présente également des risques, telle que l’hyper dépendance aux géants du Web. L’influence croissante d’entreprises comme Alibaba, Amazon, Google et Facebook, a un impact profond sur les différentes couches de l’économie numérique.
Une limitation des choix
Par ailleurs, le rapport révèle que 80 % des utilisateurs d’Internet constatent l’impact de cette concentration sur la standardisation du Web et 71 % pensent que cela affectera leur liberté et leurs usages dans les prochaines années. A cet égard, plus de la moitié des personnes interrogées estiment le choix d’applications et de services sur Internet de plus en plus limité. De prime abord, la concentration et la domination d’une poignée d’entreprises sur Internet pourrait donc représenter un frein à l’innovation et au développement économique global. « Si de nombreux utilisateurs sont conscients de l’influence de ces plateformes sur Internet, peu savent qu’elle s’exerce également au niveau des infrastructures d’accès à Internet », souligne Constance Bommelaer de Leusse, directrice des politiques publiques à l’Internet Society.
Le rapport 2019 dégage plusieurs tendances majeures, identifiées grâce aux sondages et aux entretiens menés avec les membres de l’Internet Society, des experts, des leaders d’opinion… Chacun des thèmes est analysé à travers deux principales questions : d’une part, quel est l’impact de ces changements sur les caractéristiques sous-jacentes d’Internet, (les invariants) ? D’autre part, comment pourraient-ils impacter le fait qu’Internet soit centré sur l’utilisateur, la possibilité de choisir un fournisseur, des contenus, de partager librement des informations… ?
Verrouiller les consommateurs avec un guichet unique
La première tendance renvoie à ce que les auteurs dénomment « l’évolution vers des environnements de services globaux ». Les plateformes en ligne continuent d’élargir leur offre vers des contenus et des services facilitant le quotidien, afin de fidéliser les utilisateurs et diversifier leurs sources de revenus. Généralement, ces plateformes proposent un « guichet unique » pour l’accès à Internet. Dans le même temps, elles permettent aux entrepreneurs d’accéder à des services complets, des ressources et des expertises qui étaient inaccessibles auparavant, en raison de moyens et de ressources limités. Si elles offrent de nombreuses perspectives aux entreprises, ces plateformes pourraient également freiner l’innovation en favorisant leurs propres intérêts, limitant ainsi la concurrence et le choix pour les utilisateurs.
« Nous observons par ailleurs que l’interopérabilité, ainsi que le développement et l’application de normes, dépendent de plus en plus de l’échelle des organisations », précisent les auteurs. Leur taille et leurs parts de marché jouent en effet un rôle important dans le développement et l’application des règles régissant l’Internet ouvert et collaboratif. Un nombre restreint de grandes entreprises exercent ainsi une influence significative sur la nature d’Internet.
Leur influence permet également d’accélérer l’adoption par le marché de normes, telle que l’IPv6 (Internet Protocol version 6), qui sont bénéfiques à l’ensemble de l’écosystème numérique. Cependant, le recours croissant aux interfaces de programmation applicatives (API) contribue à renforcer la mainmise de ces puissantes entreprises sur les fonctionnalités et l’interopérabilité d’Internet, notamment lorsque leurs intérêts diffèrent des autres acteurs.
Une menace pour l’innovation ?
A l’avenir, l’innovation, les services et les applications pourraient ainsi dépendre de la disponibilité d’un petit nombre de plateformes et de services propriétaires, rendant ces applications moins flexibles, moins fiables et plus difficiles à améliorer. Inévitablement, la topologie d’Internet évolue elle aussi. La capacité d’un petit nombre de fournisseurs de contenus et de cloud à investir dans leurs propres réseaux et à déployer des serveurs adaptés au haut débit, amplifie cette tendance à « l’aplanissement » d’Internet, avec des réseaux d’accès de plus en plus interconnectés et indépendants du trafic international. Ces réseaux connaissent ainsi une rapide évolution afin de répondre aux nouveaux besoins liés à l’essor de l’Internet des Objets (IoT) et des technologies impliquant des systèmes embarqués, telle que la voiture autonome.
Les principaux prestataires de cloud (dont certains sont également de grandes plateformes d’Internet) jouissent ainsi d’une position idéale pour dominer le marché des technologies du futur et de l’informatique de pointe. Un phénomène qui tend à bouleverser davantage la topologie d’Internet, ce qui se caractérise par un trafic mondial moins dense, des réseaux et des services plus complexes, privés et spécialisés.
Une néfaste relation de dépendance
Autre conséquence majeure de la consolidation sur Internet : la création de « dépendances profondes ». En effet, les tendances, comme le guichet unique par défaut et la mise en place de normes, instaurent une forte dépendance des utilisateurs aux entreprises leaders. Ainsi, le développement de nouveaux services et la création d’entreprises à l’échelle mondiale reposent de plus en plus sur quelques plateformes privées appartenant aux géants du Web. Pour les auteurs du rapport, « bien que le risque semble minime, une catastrophe affectant une entreprise leader pourrait provoquer un effet domino et des dommages collatéraux pour d’autres pans de l’économie mondiale. Plus les plateformes étendent leur influence, leur domination et leur puissance économique à de nouveaux marchés, plus le risque de dépendance sociétale aux leaders s’accroît. »
Par ailleurs, ce phénomène tend à remettre en cause le principe de « Non Permanent Favorit » théorisé par l’Internet Society, qui vise à favoriser le renouvellement et la concurrence entre les services et les entreprises sur Internet. Autre tendance mise en exergue par l’Internet Society : la multiplication des réponses aux effets négatifs de la consolidation, qu’ils soient réels ou supposés. Les pouvoirs publics manifestent un intérêt croissant pour le sujet et une volonté de plus en plus forte de lutter contre les effets néfastes de la concentration pour l’économie, la société et la gouvernance. Ces problématiques vont des Fake News aux pratiques anticoncurrentielles et touchent tous les pays, secteurs et institutions.
Des réglementations à géométrie variable
Pour y faire face, les Etats adoptent des stratégies différentes. Certains tolèrent davantage les positions dominantes, lorsque les entreprises fournissent également un accès à Internet et des services. D’autres ont tout simplement une tendance moindre à la règlementation. En parallèle, plusieurs pays, comme ceux de l’Union Européenne, mènent des concertations avec les différentes parties prenantes qui représentent les organismes de protection de la concurrence, des consommateurs et des données personnelles.
L’Internet Society reconnaît qu’il est difficile d’évaluer l’impact de la consolidation et de la concentration sur l’économie numérique et sur l’Internet ouvert. Comme le montre le rapport, les plateformes à grande échelle revêtent de nombreux avantages pour les utilisateurs, notamment des expériences homogènes. En revanche, l’impact sur l’innovation, l’entrepreneuriat et surtout la concurrence, reste flou. « A l’heure actuelle, on ignore les effets futurs de la consolidation sur le choix des utilisateurs en termes de contenus, de services et de fournisseurs. »
Consolidation in the Internet economy, how will consolidation impact the Internet’s technical evolution and use ? Internet Society Global Internet report.
https://future.internetsociety.org/2019/