Quand les agriculteurs deviennent DSI

A l’heure où le secteur de l’agriculture pratique une utilisation intensive des technologies et où le digital a tenu une large place au dernier salon de l’agriculture (avec 26 start-up), les exploitants agricoles et les coopératives vont-elles se transformer en DSI ? C’est probable, car l’innovation est dans le pré avec l’agriculture 4.0.

Les technologies utilisées dans le monde agricole sont légion : intelligence artificielle, systèmes de guidage et d’autoguidage, robots, télédétection (satellite, aérienne et par drone) ou encore systèmes d’aide à la décision. Toutes participent à l’amélioration des rendements et de la productivité, tout en réduisant les apports de fertilisants.

Mais ce dynamisme masque en réalité de profondes disparités en termes de taux d’équipements et de potentiel de croissance selon les segments. Ainsi, d’après une étude publiée par le cabinet Xerfi (1), le taux d’adoption des systèmes de guidage et d’autoguidage plafonne autour de 50 % des exploitants et, malgré les projets liés au tracteur autonome, la commercialisation à large échelle de tels engins reste lointaine.

De leur côté, les robots de traite continuent de gagner du terrain dans les élevages laitiers. Plus de 8 000 exploitations en seront ainsi équipées d’ici 2022, pronostiquent les experts de Xerfi. L’adoption des robots d’alimentation et de nettoyage progresse, de façon plus modeste, tandis que les ventes de robots de culture ne dépassent pas quelques dizaines d’unités, avec nombre de projets encore en phase de R&D. Quant à la télédétection, elle peine à convaincre les agriculteurs.

Pourtant, c’est la première fois, dans l’histoire, que les secteurs agricoles et agro-alimentaire affrontent la conjonction de plusieurs ruptures majeures, dans un contexte concurrentiel exacerbé et des mutations technologiques profondes. Ces ruptures s’observent dans trois domaines. D’abord, sur le plan démographique, avec le dilemme de devoir nourrir neuf milliards d’humains à l’horizon 2050. Selon les différents scénarios, la croissance de la demande alimentaire, portée par les pays émergents, serait comprise entre + 40 % et +100 % entre 2005 et 2050.

Ensuite, sur le plan sociétal, on assiste à une évolution des usages, des habitudes et des comportements des consommateurs. Ceux-ci exigent toujours plus de produits innovants et bios. En outre, le vieillissement de la population modifie les usages alimentaires. Cette transformation s’observe, par exemple, avec le niveau élevé du recours aux produits préparés, bios et des repas pris hors domicile, la montée du végétarisme et surtout du « flexitarisme », l’intérêt pour les protéines végétales et le bien-être animal, l’engouement pour les produits locaux et les circuits courts, ou encore l’attention portée à l’étiquetage nutritionnel et à l’empreinte carbone de la production alimentaire.

Enfin, les problématiques écologiques s’affirment de plus en plus comme incontournables : l’enjeu est de sauvegarder les ressources, d’encourager la biodiversité et de s’adapter à la nouvelle donne climatique. Le changement climatique provoquerait une baisse moyenne de 2 % des rendements agricoles par décennie à l’horizon 2030.

Une nécessaire reconfiguration de la filière agricole

Dans ce contexte de turbulences, les acteurs des filières agricoles et agro-alimentaires n’ont d’autre choix que de s’adapter et, pour certains, c’est une question de survie. La France métropolitaine compte aujourd’hui quelques 437 000 exploitations agricoles, moitié moins qu’il y a trente ans. Et, alors que celles de petite et moyenne taille n’ont cessé de reculer, les grandes exploitations représentent désormais 42 % du total et 87 % du potentiel de production agricole.

Pour les experts de Xerfi, « après des années de crise, la situation financière des agriculteurs tricolores s’est redressée en 2017 pour se stabiliser en 2018 (avec un revenu net de 14,4 milliards d’euros estimé en 2018), surtout grâce à une hausse des prix. Mais cette amélioration reste précaire compte tenu du coût toujours plus élevé des équipements, des intrants et des semences. La capacité d’investissement des exploitants en a tout de même profité (+ 3 % pour les investissements en matériel agricole). » Le grand plan d’investissement du gouvernement doit par ailleurs aider les agriculteurs à préparer l’avenir et à investir. Il doit, entre autres, permettre d’accélérer la mécanisation. L’émergence de nouveaux modes de financement en commun peut aussi démocratiser les nouvelles technologies auprès des exploitants.

La transformation qu’ils doivent conduire s’appuie sur plusieurs leviers. Il s’agit, avant tout, de trouver de nouveaux gisements de croissance. Le secteur est en effet caractérisé par une fragmentation du tissu économique, avec de nombreuses PME dont la rentabilité reste fragile. Cette croissance passe à la fois par la conquête de nouveaux marchés nationaux, mais aussi à l’international, un travail de fond sur la confiance du consommateur pour l’inciter à acheter plus et, sur un plan plus structurel, par le rééquilibrage des relations entre les différentes parties prenantes de la filière.

C’est d’autant plus crucial pour l’agriculture française qui, rappelons-le, si elle demeure la deuxième puissance agricole mondiale, et la première en Europe, n’est plus que le cinquième exportateur mondial derrière les États-Unis, les Pays-Bas, l’Allemagne et le Brésil. Ce classement pourrait à l’avenir réserver encore des surprises, en faisant entrer de nouveaux pays parmi les grands exportateurs mondiaux si l’impératif de croissance n’est pas intégré.

Un deuxième levier de transformation concerne l’innovation. Dans la mesure où le consommateur est en attente de découvrir de nouveaux produits, les professionnels doivent concevoir et déployer de nouveaux procédés de fabrication, en ligne avec les défis environnementaux. Autre levier : l’emploi et la formation professionnelle, afin d’accompagner la montée en compétences induite par la diversification des modes de fabrication et de distribution de nouveaux produits. Des métiers d’avenir voient le jour et sollicitent l’anticipation stratégique pour digitaliser les activités et prendre des positions, de façon flexible et agile.

Il s’agit également de répondre aux enjeux de santé publique en contribuant à une totale traçabilité de l’information, sans frontière, dans une filière et par l’industrialisation des processus d’audit et de contrôle. Ces leviers vont considérablement clarifier les modèles économique et juridique, et donner plus d’agilité, de transversalité et de lisibilité aux différents acteurs de la filière agro-alimentaire, pour créer encore plus de valeur sur tous les segments stratégiques de la chaîne alimentaire.

Si les ruptures auxquelles les filières agricoles et agro-alimentaires font face peuvent paraître, au premier abord, anxiogènes, il faut mettre en parallèle les opportunités que procurent la révolution technologique. Là encore, c’est la première fois dans l’histoire que l’on bénéficie de la possibilité de mixer trois ingrédients pour créer de la valeur : les énormes volumes de données disponibles (Big Data), la puissance informatique et de stockage, qui autorise le temps réel, et l’intelligence des algorithmes.

D’ores et déjà, les technologies numériques ont investi le secteur agricole, notamment avec le Big Data et l’analytique. Il est ainsi possible d’améliorer la fertilisation, d’analyser la qualité des sols, d’optimiser la logistique, de mieux gérer et tracer les ressources, d’anticiper les phénomènes climatiques ou de lutter contre le gaspillage. Autrement dit d’améliorer la qualité des productions et de réduire les coûts.

Produire plus et mieux reposera sur l’alliage du Big Data, de l’intelligence artificielle, de la biogénétique et de la responsabilité environnementale. Selon les experts de Xerfi, les nouveaux appareils du réseau Sentinel et les start-up des nano-satellites devraient contribuer à démocratiser l’imagerie satellite auprès des exploitants agricoles avec de nouvelles offres.

« A la faveur de l’essor des équipements d’agriculture de précision et surtout des capteurs autonomes connectés, la valeur ajoutée glisse désormais vers les solutions logicielles permettant d’exploiter au mieux la data, au détriment des équipements. » En fait, la baisse du prix des capteurs connectés autonomes, conjuguée aux outils d’intelligence artificielle, va permettre de proposer de nouvelles solutions plus performantes et moins coûteuses aux agriculteurs. Le taux d’adoption des outils d’aide à la décision (OAD) devrait donc croître de façon significative d’ici 2022, selon les experts de Xerfi.

Et ce mouvement n’est pas terminé : car, si la révolution numérique crée de nouvelles opportunités de marché, elle fait aussi apparaître de nouveaux compétiteurs qui ont la capacité d’intégrer des logiques nouvelles d’alliances et de réseaux. De plus en plus de start-up se positionnent sur ce marché, avec des solutions toujours plus innovantes. Le AgFunder AgriFood Tech Investing Report indique que les levées de fonds effectuées par les start-up Farmtech ont progressé de 32 % en 2017, signe d’un dynamisme du secteur.

Toutefois, l’agriculture 4.0 reste malgré tout aujourd’hui un horizon plus qu’une réalité. Elle découlera de la combinaison de plusieurs évolutions technologiques majeures dans le domaine des équipements (solutions de mobilité, robots et drones, capteurs, etc.) et dans l’univers des logiciels informatiques (cloud, Big Data, intelligence artificielle, etc.). « La finalité est d’aboutir à une automatisation et robotisation des tâches les plus ingrates et chronophages de l’agriculteur, tout en collectant et en analysant une masse de données pour fournir des solutions d’aide à la décision pour piloter l’exploitation », estiment les experts de Xerfi.

Pour développer de telles innovations, de nouvelles compétences doivent être maîtrisées, obligeant les fabricants historiques de machines et d’intrants à coopérer, à l’image de John Deere avec Airbus pour optimiser la fertilisation azotée du blé. Des stratégies d’alliances qui conduisent à une complexification du jeu concurrentiel. Face aux géants mondiaux, la filière française se structure autour de laboratoires de recherche (Irstea, Inra…), d’instituts techniques (Arvalis, Idele…), de PME (Dussau, Lucas G…), mais aussi de start-up (ITK, Naïo, Sencrop…). Et les coopératives et négoces agricoles, comme InVivo, Terrena, Axéréal ou Soufflet, ont un rôle clé à jouer pour diffuser les nouvelles technologies.

Par ailleurs, l’essor de l’agriculture de précision, avec l’apport croissant de l’IA, a suscité l’intérêt de nouveaux entrants venus de l’informatique comme des géants de l’IT (IBM, Microsoft…), des leaders des composants électroniques (Intel, Nvidia, etc.) ou des spécialistes de l’IA (Numenta, Sentient Technologies…). Certains exploitants agricoles redoutent ainsi à terme une dépendance aux GAFAM et une perte d’autonomie dans leur métier. D’autant plus que l’agriculture de précision remet en cause le modèle historique de l’exploitation familiale. Un vrai travail d’évangélisation du marché sera donc à mener, ce que fait par exemple Microsoft, qui vient de s’allier à InVivo pour développer l’intelligence artificielle dans le monde agricole.

(1) Les défis de l’intelligence artificielle et des nouvelles technologies dans l’agriculture – Robots, drones, satellites, capteurs connectés et solutions d’aide à la décision : quelles perspectives pour l’agriculture de précision d’ici 2022 ?, Xerfi.


De l’azote par satellite

La maîtrise de l’apport d’azote sur colza conditionne le rendement et la qualité de la récolte. Tout est donc question de dosage : l’imagerie satellite facilite l’évaluation de l’azote prélevé dans le sol par une culture de colza durant l’hiver. Ces données permettent de déterminer la quantité d’azote restant à apporter à la culture. Mieux, l’imagerie satellite autorise une analyse intra-parcellaire pour affiner les préconisations entre plusieurs zones sur une même parcelle. En effet, grâce à une approche terrain, ainsi qu’à l’image satellite, il est possible d’obtenir une recommandation affinée entre deux zones au sein d’une même parcelle.


Quelle souveraineté des données agricoles ?

À l’occasion du Salon International de l’Agriculture, API-AGRO, plateforme d’échanges de données françaises et européennes utiles au secteur (données météo, pratiques agricoles, données économiques…), a publié le manifeste « Pour l’avenir alimentaire de l’Europe et la souveraineté des données agricoles ». À l’heure de l’agriculture numérique, l’accès aux données est devenu un sujet aussi stratégique que l’accès aux ressources naturelles et aux terres agricoles. Dans le contexte de concurrence mondiale, le nouvel enjeu n’est plus la donnée elle-même, mais plutôt la capacité à y accéder, à l’interconnecter, à la protéger, à la traiter et surtout à la valoriser.

« Les États-Unis et la Chine ont bien compris le défi, même si le mouvement de « plateformisation numérique » en est encore à ses prémices. Ils développent leurs propres solutions avec l’appui d’entreprises nationales au rayonnement mondial. L’accès aux données devient politique et géostratégique. Il en va de la performance des producteurs et des acteurs économiques, de l’animation des territoires, de la capacité à innover et plus globalement de la garantie d’un système alimentaire durable pour l’Europe », souligne-t-on chez API-AGRO, qui regroupe une trentaine d’actionnaires et deux partenaires technologiques français (Dawex et Outscale). Le rapport ministériel « Agriculture Innovation 2025 », remis en 2016, soulignait déjà l’enjeu que représentent l’exploitation des données numériques pour le monde agricole, ainsi que la nécessité de mettre en place un portail des données agricoles opéré par des acteurs européens.