Lors de la dernière édition de l’USI (Unexpected Sources of Inspiration), organisée par Octo Technology en juin 2018, Julia De Funès a mis en exergue les travers des organisations, dont le foisonnement des processus, la peur d’agir, la perte de sens et le discours sur la place de l’humain dans l’entreprise, bien loin de la réalité… L’essentiel de son intervention…
Pourquoi l’entreprise est-elle envahie par les normes et les procédures ?
Julia De Funès. L’entreprise est régie par de nombreuses normes comportementales qui font que l’on a l’impression d’évoluer en absurdie, avec trop de processus et trop de procédures. Par ailleurs, on vit une époque où beaucoup d’individus sont tétanisés d’angoisse : on a peur de tout (des OGM, du réchauffement climatique, de la viande, des vaccins…). Cette prolifération des peurs se traduit aujourd’hui par l’application du principe de précaution. On vise le risque zéro comme un idéal ! Rappelons que chez les Grecs, la peur était très mauvaise conseillère, il fallait absolument la bannir parce qu’elle modifiait les représentations des individus. L’être humain saisi par l’angoisse était le contraire du sage…
Quels sont les principaux effets pervers de la focalisation sur le principe de précaution ?
Julia De Funès. Il y a une dérive vers un principe de précaution et une idéologie précautionniste dans laquelle on vit actuellement. Il est évidemment indispensable d’avoir des règles de prudence, mais lorsque ces règles deviennent un principe opposable à toute action, c’est à ce moment que l’on tombe dans cette idéologie précautionniste. On considère aujourd’hui le risque beaucoup plus comme une menace et très peu comme une opportunité. Et il y a parfois beaucoup plus de risques à ne vouloir en prendre aucun, comme l’a montré Christian Morel dans son ouvrage sur les décisions absurdes (lire page 11 dans ce numéro).
L’esprit humain a tendance à croire immédiatement ce qu’il craint, c’est un biais cognitif. D’un côté, on a cette peur généralisée mais, de l’autre, dans les entreprises, on nous demande en permanence d’agir, d’innover, d’aller de l’avant. Nous sommes donc dans une injonction paradoxale : on s’agite dans des processus, on n’entreprend pas, on ne fait qu’exécuter des programmes. De fait, l’individu devient lui-même une sorte d’intelligence artificielle. Beaucoup s’inquiètent du fait que l’intelligence artificielle s’humanise, mais on s’interroge beaucoup moins sur le fait que l’intelligence humaine se robotise !
Quels sont les ingrédients nécessaires à l’action ?
Julia De Funès. Il n’y a pas d’action sans incertitudes, parce que s’il n’y a aucune incertitude dans ce que l’on entreprend, alors nous sommes en mode « pilote automatique », mais pas du tout dans de l’action véritable. Agir vraiment, c’est prendre en compte les aléas, les contingences, les obstacles. Une action véritable a besoin de trois ingrédients. D’abord, l’action suppose le risque, or le processus l’annihile complètement. Ensuite, l’action suppose l’incertitude, que le processus bannit. Enfin, l’action suppose le sens, le processus pas toujours. Les termes de sens et de confiance sont très galvaudés, il se trouvera toujours un DG pour dire qu’il en faut davantage dans son organisation. Il y a une idée reçue que l’on entend souvent dans les entreprises, selon laquelle « on ne peut rien faire, parce que tout change tout le temps. » Mais c’est justement parce que cela change tout le temps que l’on peut faire. Agir, c’est faire avec le changement, ce n’est pas une activité mécanique ou un mouvement sans conscience qui se répète.
Assiste-t-on à une réelle perte de sens et pourquoi ?
Julia De Funès. Dans les entreprises, le processus devient le sommet des priorités, au détriment du sens de ce qui est entrepris. Il ne s’agit évidemment pas de critiquer les processus, certains sont utiles, mais lorsque le sens est oublié, que le processus passe en premier et le sens en second, c’est à ce moment-là qu’un processus peut devenir dangereux. Le non-sens arrive quand on tombe dans une spirale sans fin de réussite pour la réussite, d’argent pour l’argent, de travail pour le travail, comme un hamster dans sa roue. Cela signifie que l’on fait du moyen une fin et dès que l’on raisonne de cette manière, on tombe dans le non-sens, on rentre dans le monde absurde parce que « définalisé ».
Aujourd’hui, les entreprises sont focalisées sur les moyens au détriment des fins. Rappelons que, historiquement, la science, au XVIIème ou XVIIIème siècle, avait deux finalités ultimes : rendre l’homme plus libre en le sortant de l’obscurantisme religieux et plus heureux en lui permettant, grâce à la médecine, de vivre plus longtemps. Aujourd’hui, à part quelques exceptions, par exemple dans la santé, ce n’est pas une finalité humaniste (rendre l’homme plus libre et plus heureux) qui guide les entreprises, c’est la concurrence généralisée. Si une entreprise n’innove pas elle meure, c’est un mouvement darwinien : donc, elles innovent pour innover, elles croissent pour croître, on travaille pour travailler et, de fait, il n’y a plus d’objectifs extérieurs supérieurs au travail lui-même, d’où ce sentiment de perte de sens lié à la disparition des fins au profit des moyens. C’est très grave de perdre de vue la finalité des choses et leur sens. Il y a donc une logique dangereuse du mouvement pour le mouvement. Perdre de vue la finalité des choses, ne pas voir ce que l’on fait et demeurer dans sa bulle parcellaire de travail peut mener au pire.
Pourquoi la fonction de Chief Happiness Officer ressemble-t-elle davantage à un emploi fictif qu’à une mission utile ?
Julia De Funès. La fonction de Chief Happiness Officer est un emploi fictif. Pourquoi ? Parce que considérer que le bonheur constitue un état stable est déjà une fiction : on peut être heureux pendant quelques mois, puis ne plus l’être. Alors que l’on peut définir le malheur (par exemple, par la disparition d’un proche), le bonheur est absolument indéfinissable. Il faut toujours distinguer ce qui dépend de soi et ce qui ne dépend pas de soi. Le meilleur moyen de rendre les salariés malheureux est de prétendre justement s’occuper de leur bonheur. Lorsque quelqu’un vous dit « c’est pour ton bien », méfiez-vous, car c’est toujours pour le sien. Instrumentaliser le bonheur au travail dans une optique de performance est dangereux. Faire du bonheur une condition de la performance et non une conséquence constitue une erreur de raisonnement.
Comment l’humain trouve-t-il sa place dans les entreprises et les organisations ?
Julia De Funès. Dans les rayons des librairies ne cessent de s’accumuler les ouvrages sur le développement personnel. Cette littérature spécialisée se focalise sur l’assurance personnelle : il faut être un winner, un gagnant, rester positif, il ne faut pas montrer ses failles. Cela ne laisse donc aucune place à l’imprévu, à la chance ou à ce qui fragilise. Il faut devenir la cause de l’effet que l’on souhaite produire. Autrement dit, être libre, ce n’est pas faire ce qu’on veut quand on veut, mais c’est savoir ce que l’on fait, ne plus subir, mais maîtriser ce qui se passe.
C’est lorsque les individus pensent à ce qu’ils font, comprennent pourquoi ils le font que l’on a affaire à de vrais humains en entreprise. On entend souvent l’expression « Replaçons l’humain au centre » ou celle, encore plus abominable : « Réinjectons de l’humain ». On trouve de l’humain partout dans les entreprises, mais nulle part dans les actes !
Mais c’est un discours ambiant démagogique bienpensant : cet humain que l’on valorise, que l’on prône dans les entreprises, n’est que l’humain de l’homogénéité, de l’égalitarisme, de la conformité. C’est tout sauf l’humain, parce que celui-ci est un être unique, qui agit par lui-même, qui pense à ce qu’il fait, qui va assumer sa singularité et son authenticité. Dans les discours démagogiques, l’humain reste un mythe, mais personne n’est dupe !