CES 2018 : à la recherche de l’effet Whaou !

Le CES est sans doute la plus grosse machine à faire rêver et à faire naître des besoins, à grands renforts d’innovations plus ou moins high-tech. Que faut-il retenir de l’édition 2018 ?

Durant quatre jours, le CES s’efforce de faire rêver le public et de lui arracher le fameux « Whaou ! », onomatopée exclamative, censée exprimer un mélange d’étonnement et d’admiration, devenu l’esprit même de ce CES. Plus besoin de faire des phrases, une simple interjection suffit, pourvu qu’elle fasse rêver et donne envie.

Au-delà du mot, le CTA (Consumer Technology Association), organisatrice du CES, délivre une communication bien huilée, construite autour de quelques grands messages simples et cohérents qui sont martelés sur tous les modes et tous les tons : les données étant l’énergie du futur, pour pouvoir les traiter et les échanger, il faut encore plus de puissance de calcul et des réseaux 5G. Et seuls les algorithmes de l’intelligence artificielle pourront tirer profit de ces océans de données, pour anticiper et répondre aux moindres de nos désirs comme pour robotiser et automatiser nos usines, nos voitures, nos villes et nos maisons.

Intelligence artificielle : du buzz et des fantasmes

Données, calcul, réseaux et intelligence artificielle (IA) sont de vrais sujets à part entière et tous ne peuvent pas être traités dans cet article, mais l’IA est l’objet de tous les discours, de tous les « buzz », de tous les fantasmes. Tenter d’y voir plus clair ne semble pas un luxe !

Les données sont de plus en plus décrites comme le pétrole du XXIe siècle, mais un pétrole dont la quantité et la variété ne cesseraient de croître, car ce pétrole est généré par un nombre grandissant de capteurs en tous genres, et toutes les données n’auront pas le même statut ni le même usage. Ainsi, comme l’a longuement exposé Brian Krzanich, CEO d’Intel, lors de sa keynote, l’industrie des loisirs et du sport utilisera de plus en plus de systèmes qui, avec de multiples caméras filmant un même évènement, offriront au spectateur de s’immerger dans l’action en lui permettant, par exemple, de prendre le point de vue d’un joueur particulier sur le terrain, générant un terabyte de données par heure et par caméra. Par ailleurs, les assistants vocaux des GAFA manipulent quantité de flux de données, certes moins volumineux, mais cependant bien plus sensibles au regard de la protection des données personnelles.

Les réseaux 5G, on l’aura compris, sont une véritable nécessité dans ce monde merveilleux que l’on nous décrit, pour des raisons techniques très simples et pas franchement nouvelles : le débit et la latence. Du débit, il en faut beaucoup pour transmettre ces grandes quantités de données, qui nécessitent d’aussi énormes capacités de calcul, elles-mêmes n’étant disponibles que sur des ordinateurs distants des capteurs. On comprend bien pourquoi l’industrie travaille à fournir des puces qui pourraient faire une partie de ces calculs localement, au niveau du capteur, afin de réduire les volumes à transmettre. De faibles latences, il en faut aussi, car si l’on pose une question à Google Alexa, par exemple, on apprécie que la réponse ne se fasse pas trop attendre. Bien sûr, nous attendons d’un assistant vocal qu’il prenne en compte le contexte, lève les ambiguïtés, trouve la réponse etc., mais à la condition que cela ne prenne pas trop de temps ! Tous ces systèmes qui prennent des décisions plus ou moins en temps réel pour nos villes, nos voitures ou nos maisons ont également besoin de latences faibles, voire de garanties de service.

Intelligence… mais quelle intelligence ?

L’intelligence a toujours été une notion étroitement associée à l’humain. Aussi, parler d’intelligence associée à des machines est-il un sujet délicat. L’expression intelligence artificielle ne nous aide pas vraiment, car si le mot artificielle vient tempérer le mot intelligence, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’intelligence : l’intelligence inductive et déductive, à base de raisonnements, et non de ce qui est la particularité de l’humain à savoir les intelligences intuitives et émotionnelles.

Nous pouvons déjà tirer quatre enseignements :

  1. Ce que l’on appelle l’IA forte, c’est-à-dire une IA consciente d’elle-même, dans l’état actuel de la technologie, est de l’ordre du fantasme.
  2. En ce qui concerne l’intelligence déductive et inductive, les ordinateurs en sont déjà les maîtres incontestés.
  3. Si les ordinateurs ne possèdent pas d’intelligence intuitive, on peut penser que ce n’est pas un problème pour eux, car leur puissance de calcul leur permet de faire des raisonnements déductifs pratiquement aussi vite que si c’étaient des raisonnements intuitifs. Et, comme chacun sait que nos intuitions ne sont pas toujours bonnes…
  4. Certes, les ordinateurs ne possèdent aucune intelligence émotionnelle, mais ils sont en train d’apprendre à détecter et à imiter nos affects. Et l’on parle déjà d’« affective computing » ou d’« émorobot ».

Les préalables étant posés, et pour parler de ce qui se fait aujourd’hui, il faut distinguer les usages professionnels des usages grand public, ainsi que l’expertise des recommandations. Dans les usages professionnels, l’automatisation occupe une grande place. A en croire des sociétés comme Bosch ou Software Robotics, qui sont très avancées dans ce domaine, la mobilité et la manipulation sont les grands enjeux. Il s’agit d’utiliser l’IA pour que les robots soient plus autonomes dans leurs déplacements et qu’ils acquièrent plus de sensibilité et de doigté dans leurs manipulations.

L’expert et la machine

Toujours dans les usages professionnels, IBM, avec Watson, se place très clairement dans le domaine de l’expertise, insistant beaucoup sur le degré élevé de fiabilité que doivent avoir leurs analyses et sur le besoin d’expliquer leurs conclusions. En effet, IBM rappelle que Watson est « éduqué » par des experts, que ce qu’il délivre n’est jamais qu’un avis d’expert et que la décision appartient toujours à l’humain. Ainsi, Watson argumente et explique chacune de ses conclusions. Ce que ne dit pas IBM, c’est que, bien sûr, au début, les hommes vont challenger Watson sur ses conclusions, mais que si ses conclusions s’avèrent fréquemment correctes, le degré de confiance augmentera et, l’habitude aidant, Watson sera de moins en moins challengé et ses conclusions acceptées de plus en plus automatiquement.

Dans le grand public, il est nécessaire de distinguer l’IA utilisée dans les véhicules autonomes des autres robots et des assistants personnels. Les véhicules autonomes ont fait de remarquables progrès à grand renfort d’IA pour apprendre à gérer leur environnement immédiat. Les très nombreux essais de conduite sur route et en ville, réalisés par tous les constructeurs, démontrent que la technologie est maintenant mature, tout en préparant le grand public à l’arrivée prochaine des véhicules en conduite assistée, dite de niveau 3, voire 4, en attendant celle des véhicules véritablement autonomes, dite de niveau 5. Les enjeux sont considérables car, au-delà du confort et de la sécurité que cela apportera aux possesseurs de tels véhicules, en cas d’accident, cela soulève des problèmes assurantiels, éthiques et moraux, et le marché du travail va être bouleversé avec l’arrivée de camions et de taxis en conduite autonome, dans un horizon que certains professionnels n’hésitent pas à situer quelque part entre 2020 et 2025.

Le dernier espace grand public dans lequel l’IA se diffuse largement concerne les robots en tous genres, matériels et logiciels (bots), qui envahissent nos villes et nos maisons et qui, avec l’objectif affiché d’une gestion optimisée, mesurent tout et tout le monde en nous parlant de « smart city » et de « smart home », le « smart assistant » venant couronner le tout. Toute cette intelligence, à en croire les vendeurs, n’est là que pour nous servir, ce qui, pour Amazon, par exemple, laisse dubitatif car une récente étude de Consumer Intelligence Research, publiée le 3 janvier 2018, montre que les utilisateurs d’Alexa achètent 66 % de plus que la moyenne, dépensant 1 700 dollars par an, contre 1 300 pour la moyenne, et qu’Alexa a clairement été conçu pour augmenter les ventes.

L’IA, arme de guerre…

Cet article devait s’arrêter là, mais, sur le chemin du retour du CES, dans une émission de radio consacrée aux drones militaires, l’un des spécialistes présent a évoqué la récente annonce de la société d’armement russe Kalachnikov à propos d’un drone de combat utilisant l’IA pour prendre automatiquement, donc sans intervention humaine, la décision de tirer ou non sur des personnes, en se basant sur la reconnaissance des uniformes. Le spécialiste se demandait si cela n’était qu’un effet d’annonce dont les Russes sont coutumiers, mais précisait que, techniquement, cela est aujourd’hui parfaitement réalisable, et s’interrogeait sur la réaction des Américains et des Chinois.

Ainsi, aujourd’hui, l’IA démontre-t-elle un formidable potentiel et, comme toujours, ce sont les usages qui permettront de juger des bénéfices comme des bénéficiaires, car comme tous les outils, l’IA peut être utilisée pour le meilleur comme pour le pire. Parce qu’elle sait apprendre à nous connaître, elle peut nous aider dans la vie quotidienne, comme elle peut aussi être utilisée pour nous manipuler. Lors de ce CES, se sont tenues de nombreuses tables rondes sur l’IA et le plus frappant est que le mot « trust » (confiance), qui est utilisé par les Américains pour parler de l’utilisation des données par les vendeurs, n’aura été prononcé qu’une seule fois lors d’une table ronde sur la « smart city ». Ainsi le CES 2018 confirme-t-il qu’à l’image de ses prédécesseurs, il a pour objectif de faire rêver et non de poser les questions qui dérangent. Sans doute n’est-ce pas son rôle, mais plutôt le nôtre.

Cet article a été écrit par Henri Gilabert, consultant-analyste, envoyé spécial à Las Vegas.