Les entreprises investissent de plus en plus dans la gestion des talents, elles sont aussi confrontées au phénomène du décrochage des managers. La gestion des ressources humaines souffre d’un paradoxe : les entreprises se préoccupent de plus en plus de la gestion des talents et, en même temps, le désengagement et le « décrochage » des managers n’ont jamais été aussi répandus.
Selon Gilles Le Gendre et Raphaële Rabatel, auteurs d’une contribution pour l’édition 2017 de l’ouvrage Sociétal sur le décrochage de managers (1), « le phénomène, inimaginable il y a quelques années, sans être massif (il n’est l’objet d’aucune statistique), commence à inquiéter de nombreux directeurs des ressources humaines. » Plusieurs tendances l’expliquent. D’abord, le fossé s’est creusé entre « la petite élite qui dirige les grandes entreprises et les managers de proximité, pour qui il est devenu un leurre d’imaginer la rejoindre un jour. »
Ensuite, aux perspectives de promotion, qui vont de pair avec davantage d’autonomie et de missions stratégiques, correspondent davantage de stress et d’horaires à rallonge, ce qui décourage plus d’un manager à prendre des responsabilités étendues. Enfin, on trouve le syndrome, voire l’idéologie, de la réussite, qui conduit les directions générales à toujours en ajouter sur les épaules de leurs collaborateurs. Beaucoup de DSI subissent cette situation, surtout depuis que la transformation numérique s’est invitée en bonne place dans l’agenda des directions générales et que la course à la performance numérique irrigue tous les métiers.
Le décrochage des managers résulte à la fois de l’imprévisibilité de l’environnement, qui exige de leur part des remises en causes permanentes en matière de stratégie et d’organisation, et de l’aspiration à trouver plus de sens dans le travail, ce qui n’est pas l’apanage des plus jeunes générations à l’heure où l’espérance de vie dans une entreprise, tout comme pour les DSI, n’a jamais été aussi réduite… Pour Gilles Le Gendre et Raphaële Rabatel « la grande différence entre les managers et le reste de l’entreprise est qu’ils ne subissent pas seulement cette contradiction, ils doivent aussi la gérer et tenter d’en limiter les effets démotivants, voire pathogènes, sur leurs collaborateurs. »
Promouvoir les talents : jusqu’où ?
En parallèle, il n’a jamais été autant question de management des talents. Une étude (2) publiée en mars 2017 par Cornerstone, l’ANDRH (Association nationale des DRH) et le cabinet Féfaur, révèle que 74 % des entreprises françaises ont mis en œuvre une politique de gestion des talents, dont un quart depuis plus de cinq ans. « Nous sommes passés d’une gestion élitiste à une gestion plus démocratique, avec une montée en puissance dans les entreprises de moins de mille salariés », résume Odile Pellier, responsable de la commission nationale management des talents à l’ANDRH et directrice opérationnelle du développement RH du laboratoire Diagnostica Stago.
Si l’intention et les pratiques progressent, elles restent caractérisées par un manque d’outillage et d’implication. Côté outillage, seulement un quart des entreprises qui pratiquent le management des talents disposent d’un logiciel spécifique. Les autres se contentent du SIRH existant ou du papier. Quant à l’implication des directions générales, elle est très élastique : dans l’enquête ANDRH, seulement un DG sur dix consacre plus de vingt jours par an au management des talents, la majorité (six sur dix) y consacre moins de cinq jours.
Par rapport au phénomène du décrochage des managers, le management des talents peut être perçu comme un antidote qui valorise les individus, mais cela peut aussi être considéré comme une solution qui aggrave le mal : en augmentant la fréquence de promotion des managers, on accroît la probabilité d’une prise de recul de ces derniers. Il existe bien sûr la possibilité que se crée un cercle vertueux qui verra un management éclairé des talents diminuer les risques de décrochage des salariés. « L’investissement dans le management des talents est un investissement rentable », assure Jean-Louis Vincent, vice-président de l’ANDRH et DRH de SNCF Logistics. Mais le pire serait de plaquer un outillage, aussi performant soit-il, sur une organisation fragile dans laquelle les managers ne sont pas prêts (3).
Les talents et l’innovation : deux mondes
Pour gérer les managers qui semblent avoir du potentiel, les entreprises françaises recourent largement à des outils classiques (voir tableau), avec le mode projet et les missions transverses. La formation reste donc omniprésente, mais ce n’est pas par ce biais que se consolident les compétences. Dans ce domaine, c’est le modèle 70-20-10 qui s’applique : « Les individus acquièrent leur expérience à 70 % en apprenant sur le terrain, à 20 % par des échanges avec d’autres et à 10 % par la formation », explique Michel Diaz, directeur associé du cabinet Féfaur.
De fait, le management des talents laisse encore peu de place à des pratiques innovantes. « Pour quatre entreprises sur dix, l’innovation se résume à la collaboration et aux communautés de pratiques, ça en dit long sur la difficulté des entreprises à s’échapper d’un mode de fonctionnement hiérarchisé », souligne Michel Diaz, pour qui « l’entreprise libérée n’est pas pour demain ! »
Les DSI et leurs équipes ne sont évidemment pas exempts du risque de décrochage. Il suffit pour cela qu’un déséquilibre se crée entre les tâches que les DSI aiment réaliser et celles qu’ils préféreraient fuir… mais qu’ils n’ont pas le choix de mener à bien ! Autrement dit, le leadership, l’innovation et la stratégie d’un côté, les enjeux politiques, la bureaucratie et les règlementations de l’autre. On peut ainsi parier qu’un DSI pressurisé par sa direction générale, qui doit se débattre avec des contraintes financières, gérer des équipes démotivées, agir en mode pompier ou supporter la lourdeur des systèmes existants, basculera vite dans la catégorie des décrocheurs. Et il en faudra beaucoup, en matière de management des talents, pour rétablir l’équilibre.
(1) « Les managers « décrocheurs », lanceurs d’alerte muets », par Gille Le Gendre et Raphaële Rabatel, in Sociétal 2017, Éditions Eyrolles, 278 pages.
(2) La gestion des talents dans les entreprises françaises, édition 2017, ANDRH, Cornerstone, Féfaur, 55 pages.
(3) Cf. « Managers talentueux vs entreprises sans talent », Best Practices SI, n° 183, 12 décembre 2016.
Comment les entreprises cultivent leurs talents | |
Moyens | % d’entreprises |
Formations présentielles | 90,3 % |
Mode projet | 73,7 % |
Missions transverses | 68,8 % |
Coaching | 66,7 % |
E-learning | 46,8 % |
Mentoring | 39,2 % |
Formation sur le poste de travail | 36,6 % |
Diplômes, certifications | 34,4 % |
Blended learning | 33,9 % |
Gestion dynamique des carrières | 27,4 % |
Réseaux sociaux internes | 22,0 % |
Autoformation | 21,0 % |
Source : La gestion des talents dans les entreprises françaises, édition 2017, ANDRH, Féfaur, Cornerstone. |
Ce que les DSI aiment… et n’aiment pas | |
Ce que les DSI aiment le plus… | Ce que les DSI aiment le moins |
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Source : « The talent platform : branding and marketing IT to talent », Gartner Symposium 2016. |
Le Top 5 des compétences attendues d’un talent
- Le sens des responsabilités.
- L’adaptation.
- L’engagement fort pour l’entreprise.
- La performance opérationnelle.
- La capacité à développer les compétences d’autres personnes.
Source : La gestion des talents dans les entreprises françaises, édition 2017, ANDRH, Féfaur, Cornerstone.
Comment reconnaître un haut potentiel ?
- La capacité et la volonté à évoluer.
- L’engagement.
- La capacité à prendre des postes de direction.
- Le sens des responsabilités.
- La performance élevée.
Source : La gestion des talents dans les entreprises françaises, édition 2017, ANDRH, Féfaur, Cornerstone.