Tous les DSI subissent régulièrement des audits de licences de la part des éditeurs de logiciels. Ces derniers utilisent plusieurs approches, en fonction de leurs objectifs stratégiques. À l’été 2016, Adobe a annoncé qu’il mettait progressivement fin aux audits de licences pratiqués chez ses clients.
Cette stratégie est, pour l’heure, plutôt singulière, la plupart des éditeurs conservent leurs actions d’audits de licences, parfois de manière agressive. Il s’agit, le plus souvent, de stratégies purement commerciales, l’objectif étant de générer des recettes supplémentaires, bien avant des considérations de respect de la propriété intellectuelle. On peut identifier les quatre principales stratégies mises en œuvre par les éditeurs, qui peuvent d’ailleurs se combiner selon les périodes, les pays ou les types de clients.
La stratégie de la souricière : entraîner le client vers le SaaS
La première stratégie, celle mise en œuvre par Adobe, répond avant tout à des considérations marketing. « La décision d’Adobe constitue une véritable révolution, c’est, bien sûr, un axe de communication et le gain d’image, pour Adobe, me paraît évident auprès de l’utilisateur final », souligne Philippe Lejeune, expert organisation et solutions de gestion de licences chez Insight France.
Elle s’inscrit dans la volonté de faire migrer tous les clients vers des licences en mode SaaS qui, par définition, ne nécessitent plus d’audits sur leurs serveurs, puisque tout est accessible dans le cloud : l’abonnement remplace la licence… Avec le SaaS, le modèle tarifaire est beaucoup plus transparent, à la fois pour l’éditeur et pour le client. Mais ce dernier est verrouillé par le mode SaaS, dont il peut difficilement sortir, surtout avec un éditeur qui a des parts de marché très élevées et qui se révèle quasiment incontournable.
À terme, il est probable que d’autres éditeurs privilégieront ce type de stratégie, à mesure que leurs solutions vont devenir massivement accessibles en mode SaaS. Il leur reste à trouver le point à partir duquel il est moins rentable de pratiquer des audits que d’inciter la base installée à migrer vers le cloud.
La stratégie mafieuse : imposer un rapport de force
Certains éditeurs se révèlent très agressifs avec leurs audits de licences, surtout si les enjeux financiers sont importants. On pense d’emblée à ceux qui, à chaque audit dans une grande entreprise, peuvent empocher plusieurs millions, voire dizaines de millions, d’euros. En théorie bien sûr, car les entreprises, si elles sont de bonne foi, se laissent de moins en moins faire.
La tentation d’imposer un rapport de force, officiellement au nom du respect de la propriété intellectuelle, est toutefois relativement risquée de la part d’un éditeur. Ses clients savent de plus en plus se défendre, avec des avocats spécialisés dans ce domaine, et n’hésitent pas, si le conflit s’envenime, à le régler devant les tribunaux. C’est plutôt mauvais pour l’image de l’éditeur qui, en plus, perd un client, mais aussi les DSI amis du DSI client, qui ne se prive pas de leur raconter ses mésaventures.
La stratégie du rapport de force n’est pas la règle générale : elle s’arrête aux portes des palais de justice, si l’éditeur rencontre une résistance justifiée de la part de l’entreprise auditée. « L’audit lourd est une arme de destruction massive, mais elle coûte très cher », observe Philippe Lejeune.
La stratégie financière : gagner plus avec moins d’efforts commerciaux
Pour les éditeurs, les revenus provenant des audits de licences peuvent représenter des proportions non négligeables. « C’est une variable d’ajustement concurrentiel », estime Philippe Lejeune. Les chiffres ne sont évidemment pas publiés. Lors d’un séminaire organisé par l’ITAM Review à Londres, en 2014, différents acteurs ont partagé la part des revenus des éditeurs provenant des audits, sur le marché anglais. Cette proportion s’étalait d’environ 20 % pour SAP à 50 % pour Oracle (28 % pour IBM).
Lors de la dernière convention USF (association des utilisateurs de solutions SAP francophones), Marc Genevoix, directeur général de SAP France, avait précisé que les revenus tirés des audits de licences ne représentaient qu’environ 10 % du chiffres d’affaires : « Les audits ne font pas augmenter les parts de marché, nos équipes de vente sont commissionnées sur les nouveaux projets qu’ils gagnent, pas sur les audits que nous réalisons », avait-il ajouté. L’un des sujets de discorde entre SAP et ses utilisateurs concerne les accès indirects aux solutions SAP, selon le principe que quiconque utilise une solution SAP, même avec un logiciel tiers non-SAP, doit payer une licence.
Claude Molly-Mitton, président de l’USF a, pour sa part, rappelé que l’enquête menée auprès des utilisateurs sur leur degré de satisfaction « confirme, de manière factuelle, les tensions commerciales dénoncées, depuis plusieurs mois, par l’USF sur des sujets comme les audits de licences. »
On le voit, les enjeux sont colossaux et il est tentant, bien que les éditeurs s’en défendent, de placer les audits au cœur de la stratégie commerciale pour embellir les résultats trimestriels. Plusieurs techniques sont utilisées.
Cela passe, entre autres, par des clauses contractuelles obscures, des tactiques « Open Bar » où le client peut consommer ce qu’il veut (en attendant la facture), des changements de versions trop rapprochés ou des indicateurs flous pour le comptage des utilisateurs…
La stratégie de la tondeuse : faire les poches d’une base installée
Les éditeurs qui pratiquent beaucoup la croissance externe sont tentés d’optimiser leur parc installé. Il est intéressant, pour eux, de faire migrer leurs nouveaux clients, issus des éditeurs rachetés, vers leurs propres solutions. C’est souvent ce qui préside à la stratégie de croissance, qu’il s’agisse de tuer un concurrent, d’ajouter des briques logicielles ou d’acquérir une base installée captive avec des produits qui gagneraient à être à l’état de l’art.
Quelle que soit la stratégie retenue par l’éditeur, les entreprises doivent absolument se préparer. « L’anticipation se décline dans trois domaines : les ressources humaines, les processus et les outils », résume Philippe Lejeune, qui observe, dans les entreprises, « beaucoup de faiblesses en matière d’outillage. »
D’où l’intérêt de savoir, très en amont, si une organisation est capable de répondre à une demande d’audit de la part d’un éditeur : « C’est comme un test d’intrusion en matière de sécurité, avec lequel on met en évidence les failles et les processus qu’il faut fiabiliser », résume Philippe Lejeune. Face aux éditeurs, il convient de privilégier le mode proactif, par exemple avec un audit de maturité pour vérifier si l’organisation est capable de supporter les audits de licences.
Ce qui suppose de travailler en collaboration avec la direction financière (qui paiera en dernier ressort), la direction juridique, les achats et les directions métiers. « Une analyse fine des licences fait gagner au moins 20 % sur le coût des licences et même plus, en fonction du niveau de maturité de l’organisation », assure Philippe Lejeune.
Audits de licences : les quatre stratégies des éditeurs | |||||
Stratégie de la souricière ou du « ruban adhésif » | Stratégie mafieuse | Stratégie du bonus | Stratégie de la tondeuse | ||
Fondement de la stratégie d’audit | Marketing | Rapport de forces | Financier | Business modèle | |
Baseline non officielle de la stratégie d’audit | « Entrez dans notre cloud, c’est pour votre bien ; payez et prenez-en tous » | « Rendez-vous, vous êtes cernés, il ne vous sera fait aucun mal si vous sortez votre portefeuille » | « Tout ce que vous faites pourra être retenu contre vous » | « Pile je gagne, face vous perdez… » | |
Caractéristiques | Le mode SaaS ne nécessite pas d’audit | Focalisation et dogmatisme sur la propriété intellectuelle pour maintenir la pression | Générer des revenus supplémentaires pour compenser une baisse de chiffre d’affaires | Tondre une base installée issue d’acquisitions | |
Avantages pour l’éditeur | Accroître la base installée captive, améliorer l’image de marque | Générer des revenus additionnels sans effort commercial | Optimiser ses investissements | ||
Inconvénients pour l’éditeur | Efforts de sensibilisation et de marketing pour faire migrer la base installée | Mauvaise image de marque, perte de clients à terme | Faible incitation à augmenter les parts de marché (syndrome de l’argent facile) | Oblige à des acquisitions régulières de bases installées, faible incitation à innover | |
Stratégie recommandée pour les DSI | Bien cerner les besoins pour éviter de trop payer | Faire appel à des avocats et se préparer à une confrontation, c’est le seul langage que l’éditeur comprend | Négocier avec l’éditeur qui, s’il veut vendre plus, à intérêt à faire rapidement des compromis | Désinvestir pour des technologies plus modernes | |
Source : Digitalonomics. |