Apporter de l’intelligence à l’organisation : la nouvelle vocation des DSI

Jean Caron, agrégé de philosophie et professeur en classes préparatoires, analyse les transformations qui touchent les entreprises et les organisations, avec leurs conséquences sur les modes de management de leadership.

Quel regard portez-vous sur l’évolution des modes de management dans les entreprises et les organisations ?

Jean Caron L’évolution la plus marquante est que le monde connecté produit une véritable crise de l’autorité. Autrement dit, aujourd’hui, n’importe qui, à partir de n’importe quel point du réseau, peut prendre la parole avec une même légitimité que quelqu’un d’autre… ou la même illégitimité ! Dans un monde d’interconnexion infinie, celui qui reçoit l’information sait qu’il peut controurner celui qui a l’autorité pour la délivrer. L’autorité, comme monopole donné à quelqu’un, parce qu’il est dans une structure hiérarchique, de transmettre une information dans un seul sens, selon une approche Top-Down, se trouve remise en question.

Cela signifie-t-il que la compétence devient le fondement de la crédibilité ?

Jean Caron Absolument et la compétence se trouve disséminée. Qui détient la compétence dans un monde interconnecté ? On ne peut pas le savoir à l’avance… C’est donc très difficile, pour celui qui est en situation d’autorité, de se positionner dans cet univers interconnecté qui peut lui sembler ne pas avoir besoin de lui…

Les entreprises en ont-elles vraiment conscience ?

Jean Caron Dans les grandes entreprises, qui évoluent très lentement, il subsiste une forte inertie, avec le sentiment largement partagé que les manières anciennes de se comporter et les structures hiérarchiques lourdes continuent d’être efficientes. En revanche, dans les entreprises plus agiles, plus petites, voire « libérées », ou dans les start-up, tout le monde perçoit que le changement est rapide, parce que les modes de fonctionnement sont fortement interconnectés et interactifs. C’est aussi une question de génération et de formation des dirigeants. Cet effet de génération va s’amplifier, on parle d’ailleurs de génération 3C (connexion, communication, collaboration). Les plus jeunes exigent des environnements de travail interconnectés, avec des autorités rigides qui ne sont pas subies. Les organisations qui évoluent peu pour s’adapter à ces exigences vont se retrouver en crise à plus ou moins long terme.

Qu’est-ce que cela implique pour les managers ?

Jean Caron J’ai le sentiment que beaucoup de managers sont conscients de la situation et essaient de faire évoluer leur posture d’autorité, plutôt dans le sens de l’accompagnement et de la facilitation de projets collectifs. Seul celui qui accepte cette mue, qui est capable d’abandonner un mode de management autoritariste, pourra restaurer son autorité, mais autrement… Elle sera alors alignée sur l’étymologie du mot autorité qui, en latin, signifie « faire grandir ». Celui qui a l’autorité est celui qui fait grandir ses équipes, plus que quelqu’un qui prétendrait être en position dominante et disposer d’un monopole pour imposer sa vision, ses méthodes et ses informations.

Le monde interconnecté et l’évolution rapide des organisations obligent les managers à adopter des postures d’humilité et d’écoute, car ils ne sont plus en position de leaders du seul fait de leur formation ou de leur position hiérarchique. Cela se traduit par moins de commandement et davantage d’accompagnement, de capacités de travailler en équipes, à déléguer, à faire confiance. Le manager doit donner du sens, dans les deux acceptions de ce mot : signification et orientation.

Je crois beaucoup à cette humilité du manager, qui doit reconnaître qu’il ne sait pas tout et qu’il a tout intérêt à valoriser ses équipes aux profils différents. Le manager doit également avoir le sens de la complexité, car il n’évolue plus dans un monde linéaire, il doit intégrer une multiplicité de facteurs marqués par des évolutions très rapides.

Est-ce un monde complexe ou compliqué ?

Jean Caron Dans la mesure où tout devient plus imprévisible, nous sommes face à la complexité, qui se distingue de la complication. Une situation compliquée peut être réduite à ses éléments simples, à l’image de la construction d’un avion : ça prend du temps, mais c’est toujours possible de le fabriquer, car le nombre de tâches et de pièces à assembler est fini ; c’est une approche cartésienne et mécanique. La complexité intervient lorsque tout est lié, que chaque élément d’un système a des effets sur les autres et que l’on ne peut les dissocier pour les analyser séparément, à l’image d’un plat de spaghettis : le concept est simple, mais lorsque l’on fait tourner les pâtes autour de la fourchette, il se produit tellement de rétroactions qu’on ne peut jamais prévoir l’évolution de la situation. Il est donc préférable de disposer d’une large serviette pour éviter les taches de sauce qui jailliront de façon aléatoire ! On retrouve le même phénomène avec les bouleversements climatiques… Cela suppose donc d’adopter une approche systémique et de considérer tous les éléments en même temps pour les comprendre. Mais, dans un modèle complexe et circulatoire, intervient un élément que les managers et les dirigeants d’entreprises n’aiment pas : l’aléatoire.

Quelles compétences doivent avoir les managers pour affron­ter cette complexité et réduire cette part d’aléatoire ?

Jean Caron On peut distinguer une intelligence qui permet d’être à l’aise face à des situations compliquées, par exemple pour assembler les pièces d’un puzzle, et une intelligence qui peut percevoir, dans une situation complexe, ce qui fait son unité. Le philosophe Blaise Pascal opposait ainsi « l’esprit de finesse », pour saisir une totalité complexe et les interrelations au sein d’un système, et « l’esprit de géométrie », pour comprendre les problèmes mathématiques.

Aujourd’hui, les managers doivent maîtriser des contextes multifacteurs et multidisciplinaires, qui intègrent des compétences diversifiées. Pour penser une réalité complexe, il faut être plusieurs, à partir de points de vue qui, individuellement, ont tous leurs limites, mais qui, collectivement, facilitent la compréhension des interrelations. Reconnaissons toutefois que la plupart des managers ne sont pas à l’aise avec cette approche qui consiste à se relier à des types d’intelligence complètement différents pour appréhender toutes les dimensions du réel.

Dans ce contexte, que peuvent faire les DSI ?

Jean Caron Les professionnels des technologies de l’information ont plutôt des formations d’ingénieur. Ils sont à l’aise dans l’analyse, le calcul ; ils privilégient le prévisible et l’analytique. Mais ils ont tout à gagner à se relier à des profils littéraires, à des artistes, à des experts des mondes vivants et à tous ceux qui voient la réalité autrement, parce qu’ils l’appréhendent beaucoup plus par la synthèse que par l’analyse.

Je suis persuadé que la capacité des DSI à s’approprier des points de vue différents les aiderait énormément. Je crois beaucoup aux apports de la culture, au détour par l’image ou l’art pour changer les modes de management. Le contact avec d’autres cultures est tout aussi enrichissant : nous baignons dans des univers multiculturels, mais nous restons enfermés dans notre propre système d’appréhension du monde et dans des silos intellectuels qui sont tout aussi dangereux que les silos organisationnels ou technologiques.

Les DSI ont vocation à apporter de l’intelligence à leur organisation pour comprendre les problèmes qui se posent. Mais ils ne peuvent réussir que s’ils sont capables de dialoguer avec les autres métiers, pour devenir les acteurs clés d’une réflexion commune. Plus les DSI comprendront les différentes dimensions de la réalité, s’approprieront des points de vue différents sur un même sujet, plus leur action sera efficace. Ils ont encore trop tendance à se contenter d’un rôle, certes fondamental, mais qui reste technique, en s’occupant du « comment faire ». Pourtant, ils comprennent mieux que les autres managers ce qui est en train de se jouer avec le numérique.

Les entreprises sont reliées aux clients et aux fournisseurs qui sont des univers de plus en plus différenciés. Si elles ne sont pas elles-mêmes différenciées, je vois mal comment on peut anticiper les évolutions des clients, les transformations des marchés, les réactions des fournisseurs… J’ai également des difficultés à imaginer comment un groupe trop homogène peut anticiper les réactions de communautés très hétérogènes.

Finalement, pour vous, qu’est-ce qu’un leader et quelles qualités doit-il avoir ?

Jean Caron Un leader est celui qui indique la direction. Il structure, dynamise, unifie et donne du sens en accompagnant le mouvement. Dans ce monde inquiétant, les vrais patrons sont ceux qui sont capables de donner des significations. Pour cela, un dirigeant doit posséder au moins quatre qualités. La première est le fait de « tenir debout », exigence de stabilité qui est nécessaire pour s’orienter vers l’avenir : on ne peut pas partager avec une équipe si l’on n’est pas capable de donner l’impression d’aller quelque part. Seconde qualité indispensable : l’obsession du lien et l’attention portée aux autres ; dans un monde en réseau, on ne peut comprendre et agir sur le monde extérieur que par la création de liens. Troisième qualité, dans le prolongement de la précédente : s’ouvrir à la nouveauté, car ce sont des petites différences qui peuvent créer la richesse. Enfin, la quatrième qualité d’un leader est de penser solidarité et transversalité, au lieu de privilégier un fonctionnement centré sur soi. Pour que cela fonctionne, encore faut-il annihiler les cadres cérébraux et les représentations mentales de beaucoup de managers qui restent dominés par les peurs et les crispations…