Apprivoiser l’innovation : pourquoi le plus dur reste à venir

Plusieurs événements, qui se sont déroulés avant l’été (USI, Viva Technology, CIO City…), ont abordé la thématique de l’innovation. Experts, futurologues, économistes et sociologues s’accordent pour mettre en exergue les difficultés de compréhension et de mise en œuvre des approches innovantes. Nous sommes toujours dans le règne de l’incertitude…

L’innovation ? « Nous n’avons encore rien vu », assure Eric Hazan, senior partner chez McKinsey&Co. Le cabinet de conseil en stratégie a publié, à l’occasion du salon Viva Technology, une étude sur la révolution numérique en Europe (1). À partir d’un indicateur (Industry digitisation index) basé sur vingt critères, les consultants estiment que l’Europe n’exploite, en moyenne, que 12 % de son « potentiel digital » (contre 18 % aux États-Unis), la France étant dans la moyenne européenne. Avec des différences selon les secteurs (la finance, les technologies et les médias sont les plus avancés) et la taille des entreprises.

Ce ne sont pas uniquement les stratégies des entreprises qui sont en cause, c’est aussi l’évolution technologique qui rend le contexte incertain. Andrew McAfee, économiste au MIT, a dessiné, lors de la conférence USI (Unexpected sources of inspiration) (2), organisée par Octo Technology, les contours du Second machine age (3), titre de son ouvrage paru l’an dernier.

Le premier âge était lié à la révolution industrielle, avec l’apparition d’innovations dans les domaines de la métallurgie, de la chimie et de la mécanique, de manière à pallier les limites de la force musculaire. Le second est lié aux technologies numériques, qui permettent de dépasser les limites du cerveau. Andrew McAfee en tire trois conclusions. D’abord, « nous sommes à un point d’inflexion, un moment où les technologies en place vont produire autant d’effets, sur l’économie et la société, qu’en a produit la machine à vapeur lors de la première révolution industrielle. »

Ensuite, Andrew McAfee estime que cette transformation produira globalement des effets bénéfiques, en accroissant la variété et le volume de ce que l’on peut consommer. Enfin, il admet toutefois que des challenges resteront à gérer, en particulier face à d’inévitables destructions d’emplois. « L’époque actuelle n’a jamais été aussi difficile pour ceux qui n’ont que des compétences « ordinaires », susceptibles d’être assurées beaucoup plus efficacement par des robots et des ordinateurs. »

D’où une polarisation des emplois selon deux critères : s’ils sont manuels ou cognitifs, routiniers ou non. Les emplois cognitifs non routiniers (par exemple analyste financier), ainsi que les emplois manuels non routiniers (par exemple coiffeur) sont relativement protégés. « Les grands gagnants seront ceux qui auront acquis le statut de stars ou de super stars », estime Andrew McAfee. On l’observe déjà avec les inégalités de revenus qui se sont considérablement aggravées.

L’auteur rappelle ainsi qu’entre 2002 et 2007, les 1 % d’américains les plus riches ont capté les deux-tiers des gains liés à la croissance économique. « Les avantages relatifs peuvent conduire à une domination absolue, c’est le règne du Winner-take-all (le leader gagne tout) : un entrepreneur avec un simple site Web peut répondre à la demande de plusieurs millions de consommateurs, grâce aux effets de réseau », affirme Andrew McAfee, qui reste persuadé que « ceux qui sont doués pour créer des idées continueront à bénéficier d’un avantage comparatif sur le marché du travail. »

Dépasser la trente-deuxième case de l’échiquier technologique

L’innovation est caractérisée, selon Andrew McAfee, par trois tendances : la numérisation de plus en plus d’activités (transports, musique, information…), avec les nouveaux business modèles et sources de données qui vont avec, « l’exponentialité » et la combinatoire.

« L’exponentialité » est illustrée par la métaphore de l’échiquier, popularisée par Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google. La légende veut que l’inventeur de l’échiquier, pour le compte d’un empereur chinois, avait simplement demandé une récompense (une quantité de blé pour nourrir sa famille) en apparence de faible valeur, selon le principe suivant : un grain de riz placé sur la première case, deux grains sur la deuxième case, quatre sur la troisième, et ainsi de suite jusqu’à la soixante-quatrième case.

Le cerveau perçoit que, sur la soixante-quatrième case, le volume de riz est imaginable et facilement prévisible. En réalité, il n’en est rien : la trente-deuxième case contient déjà quatre milliards de grains de riz (volume que le cerveau humain peut se représenter) et, à la soixante-quatrième, le volume de grains de riz (264-1) représente un volume équivalent à celui de l’Everest.

Pour Andrew McAfee, en matière d’innovation et de capacités des technologies, nous sommes en train de dépasser la case trente-deux. « Au-delà de celle-ci, l’humain perd, a priori, la notion de la mesure qu’il peut appréhender avec les seules intuitions ou expériences », souligne-t-il.

Quand le changement technologique devient exponentiel

Pour le futurologue Gerd Leonhard (4), l’impact du « changement technologique exponentiel » fait que « l’humanité changera plus durant les vingt prochaines années qu’elle n’a évolué depuis trois cents ans. » Le sociologue estime que les ruptures majeures interviendront, entre autres en matière de mobilité, de désintermédiation, d’automatisation, de personnalisation, de virtualisation et de robotisation, sous l’effet de l’action de trois tendances : la nature exponentielle du changement technologique, la combinaison des technologies et des usages, et leur interdépendance.

« Tous les secteurs vont être reconfigurés par ces tendances », affirme Gerd Leonhard, qui rappelle l’opinion de Mary Barba, PDG de General Motors, estimant que « le secteur automobile sera confronté à plus de changements dans les cinq à dix prochaines années qu’au cours des cinquante dernières. »

La possibilité de combiner toutes les technologies et toutes les idées entre elles « conduit à un contexte où il y a une infinité de résultats possibles », avance Andrew McAfee, pour qui « la meilleure façon d’accélérer l’innovation est d’accroître notre capacité à tester de nouvelles combinaisons d’idées, en incitant le maximum de personnes à contribuer. » Pour l’économiste, les trois grandes forces en présence (la profusion de technologies, les tendances exponentielles et les possibilités de combiner les idées) « convertissent la science-fiction en réalité quotidienne, bien au-delà de ce que l’on pouvait récemment imaginer ou théoriser, d’autant que l’on n’en voit pas la fin. »

Cela se traduit, selon lui, par la conjonction de deux événements historiques dans l’histoire de l’humanité : l’émergence de l’intelligence artificielle opérationnelle et la possibilité de connecter quasiment tous les habitants de la Terre à travers un réseau numérique.

Que faire ? Sur le plan macro-économique, selon Mark Esposito, spécialiste de « l’économie circulaire », il faut prendre en compte les « megatrends », en particulier pour les évolutions démographiques, la rareté des ressources, les inégalités, la volatilité et la complexité, et la dynamique des entreprises.

La blockchain, source de rupture majeure dans la chaîne de valeur

Exemple de rupture majeure qui fait l’objet de nombreux débats : la blockchain, protocole simple, public et sécurisé, utilisable par n’importe qui, avec une plateforme distribuée, pour gérer des transactions anonymes. « Alors que les opportunités abondent, les risques de disruption ne doivent pas être oubliés », assure Don Tapscott, auteur de l’ouvrage Blockchain Revolution (5), qui a présenté à l’USI les business modèles liés à cette technologie qui menace les établissements financiers. Pour l’économiste, « c’est l’innovation technologique la plus importante, car, pour la première fois, il n’y a pas d’intermédiaire pour capturer la valeur. »

Avec la blockchain, selon Don Tapscott, les sources de ruptures ne manquent pas et les business modèles de nombreux secteurs, que l’on croit relativement invincibles, seront remis en cause : les conglomérats numériques (Google…), les spécialistes de l’exploitation des données (Facebook…), les agrégateurs de services (Uber, AirBnB…), les pionniers du collaboratif (Linux, Wikipedia…), les plateformes d’idées (innovation ouverte…), les « monétiseurs » de droits (industrie musicale…), les plateformes participatives…

Du côté des entreprises, il faut gérer avant tout les problèmes de croissance. Mark Zawacki, directeur général de 650Labs, société de conseil basée dans la Silicon Valley (6), a rappelé, lors de la conférence CIO City 2016, que, sur les 4 800 plus grandes entreprises mondiales générant plus d’un milliard de dollars de chiffre d’affaires, seules 8 % croissent de plus de 5 % par an. Pour lui, les organisations doivent intégrer un nouvel ADN basé sur cinq composantes : la culture, l’organisation, le leadership, les talents et les compétences.

Dans la dernière étude publiée par CIOnet (7), Niels Fondstad, du MIT, rappelle les trois caractéristiques des entreprises leaders dans le numérique : d’abord, « le numérique va au-delà de la gestion opérationnelle : certes, l’amélioration de la productivité des processus reste importante mais, pour doper la compétitivité, les entreprises doivent étendre leur portefeuille d’innovations numériques, ce qui inclut, par exemple, des clusters d’innovation qui permettent d’augmenter le chiffre d’affaires par client, d’étendre le nombre de clients et d’améliorer l’expérience collaborateur. »

Ensuite, les entreprises performantes sont davantage orientées client que les autres. Mais devenir une organisation centrée client suppose d’agir dans deux directions : augmenter le chiffre d’affaires par client existant et étendre le parc de clients. « Augmenter le revenu par produit ne suffit plus, c’est le revenu par client qui doit augmenter », note l’économiste. Enfin, « une organisation ne peut être orientée client si elle n’est pas en même temps orientée collaborateur », assure Niels Fondstad.

Selon Jon Kolko, directeur de l’Austin Center for Design, « la plupart des entreprises considèrent qu’un bon management de produit, une vision, des bons processus et le travail acharné suffisent, de même que l’ajout de fonctionnalités ou l’optimisation des ventes. Or, de nombreuses start-up l’ont démontré, cela ne suffit pas, il faut privilégier l’engagement du consommateur et jouer sur l’émotion. » Ainsi, pour Jon Kolko, « les grandes idées ne peuvent pas être testées, seules les idées médiocres peuvent l’être. »

Comment réduire l’écart avec les entreprises leaders du numérique
Numériser les processus internes Privilégier l’agilité et l’apprentissage • Prioriser les initiatives à exploiter en fonction des opportunités
• Étudier la possibilité de se désengager des activités à trop faibles marges
S’appuyer sur de nouveaux business modèles • Rester en veille sur les nouvelles technologies et les start-up
• Encourager la culture de l’agilité
Embarquer les clients dans la transformation • Favoriser les approches collaboratives et le partage de données
• Capitaliser sur les solutions d’amélioration de la productivité
Construire, ou acquérir, les compétences nécessaires • Optimiser la présence en ligne
• Personnaliser les offres de produits et services
Adapter la structure des emplois • Développer les compétences en processus, systèmes et infrastructures
pour accélérer la transformation
• Renforcer la cybersécurité pour accroître la confiance
des consommateurs
• Numériser les processus pour réduire les coûts
• Renforcer la culture du numérique dans l’organisation, y compris au
plus haut niveau
• Établir une politique de management des talents, avec les recrutements
nécessaires
Source : Digital Europe : pushing the frontier, capturing the benefits, McKinsey, juin 2016.

Le DSI, fédérateur des grandes idées

« Les grandes idées naissent de la diversité, pas de l’étendue des connaissances de chacun », assure Harvey Lovegrove, président de The Bayard Partnership et auteur de plusieurs ouvrages sur le leadership (8), pour qui l’influence du DSI est guidée par quatre éléments : « Les grandes idées, la confiance, la vision et l’anticipation. » Encore faut-il avoir les bonnes idées, comme le remarquait Barry Diller, président du groupe de médias américain InterActiveCorp, lors d’une table ronde organisée pendant le salon Viva Technology : « Les bonnes idées sont finalement peu nombreuses. »

Même avec de bonnes idées, innover vraiment n’est pas évident. Beaucoup de dirigeants et de managers sont persuadés d’être innovants alors qu’il n’en est rien. Pour Vincent Bontems, chercheur en philosophie au laboratoire sur les sciences de la matière du CEA, c’est d’abord un problème de définition : « L’innovation est présentée comme la panacée contre les maux de notre temps, sans que ses contours soient bien définis. » Il distingue ainsi deux approches.

D’une part, une approche relativement linéaire, lorsque l’innovation est attendue et se manifeste comme le prolongement des cycles en cours, suivant l’obsolescence des produits. « On crée du neuf avec du vieux pour renouveler les produits et dans ce contexte, l’innovation perdure sur les tendances en place. » D’autre part, dans la logique de l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, adepte de la « destruction créatrice », une autre approche consiste à « rebattre les cartes avec des innovations disruptives qui introduisent des nouveaux schémas », résume Vincent Bontems, qui pointe d’emblée une difficulté : « On ne peut jamais programmer les ruptures ! » Il observe en particulier que « le rôle de l’innovation est très souvent surestimé, le progrès est plutôt généré par des technologies matures et anciennes. La technologie est un système à forte inertie », assure-t-il.

Même si les organisations parviennent à maîtriser l’innovation et la « disruption », la partie ne fait que commencer : « La « disruption » n’est que le début, l’étape suivante, la construction, est tout aussi cruciale », estime le futurologue Gerd Leonhard. D’autant que, comme l’a martelé Yuval Harari, professeur d’histoire à l’université de Jérusalem, lors de la conférence USI : « Il arrivera un moment où l’on ne pourra pas survivre sans être connecté. » •


(1) Digital Europe: pushing the frontier, capturing the benefits, McKinsey, juin 2016.
(2) www.usievents.com
(3) The second machine age, work, progress, and prosperity in a time of brilliant technologies, par Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, Ed. W. Norton and Co, 2015, 306 pages.
(4) www.futuristgerd.com
(5) Blockchain revolution: how the technology behind bitcoin is changing money, business, and the world, par Don Tapscott, Ed. Portfolio, 2016.
(6) http://650labs.com


Les six caractéristiques d’un DSI leader

  • Il a une vision stratégique.
  • Il veut faire la différence.
  • Il ose.
  • Il veut casser les silos.
  • Il s’entoure des meilleurs.
  • Il manage par l’exemple.

Source : « Leadership in a digital age », Harvey Lovegrove, Conférence CIO City 2016.


La vision des patrons de grandes entreprises

Lors d’une table ronde organisée à l’occasion du salon Viva Technology, plusieurs dirigeants de grandes entreprises ont proposé leurs visions de l’innovation et des opportunités numériques. « Mon rêve ? C’est de transformer Valéo en une grosse start-up », explique Jacques Aschenbroich, président de l’équipementier automobile. Il suit ainsi le conseil de Jay Carney, vice-président d’Amazon : « Le meilleur moyen, pour éviter d’être « disrupté » est de considérer que vous êtes toujours une start-up. » Cette agilité doit être visible à tous les niveaux : « Le seul moyen est d’aller plus vite que les concurrents, d’encourager des projets pilotes avec les plus innovateurs issus des systèmes « legacy », c’est le plus difficile, car c’est là que l’on observe le plus de résistances », assure Thomas Buberl, PDG d’Axa France.

Dans tous les cas, les entreprises sont confrontées à l’incertitude. « L’innovation ne se concrétise pas en suivant un scenario établi, il faut savoir se « disrupter » soi-même pour rester dans la course. Il ne faut pas penser « en dehors de la boîte », mais plutôt « en dehors de l’immeuble » », estime Rosabeth Moss Kanter, professeur à la Harvard Business School.

« La question n’est pas, comme l’avait expliqué Louis Gerstner, patron d’IBM, dans son livre autobiographique, de « faire danser un éléphant », mais d’amener un requin à professer dans une école pour poissons », résume Isabelle Kocher, directrice générale d’Engie, pour qui la transformation numérique ne peut être seulement impulsée par le top management.

Et les entreprises n’ont guère le choix : « Personne n’est à l’abri, aucun leader sur un marché ne peut le rester, c’est juste une question de temps », affirme Joe Schoendorf, associé chez Accel Partners. S’il faut aller vite, il n’est guère pertinent de se précipiter. Pour Georges Plassat, PDG de Carrefour, il faut prendre garde, dans une transformation numérique, à « ne pas se couper de ses racines, elle doit être pensée comme une refondation de celles-ci, les technologies s’intègrent dans l’existant, notamment pour placer le client au cœur de la transformation, avec l’exploitation des données, en prenant garde que cela ne devienne pas une perte de temps : la qualité doit primer sur le volume. » C’est aussi la position d’Isabelle Kocher, pour qui il faut « conserver des points fixes, des objectifs précis et avoir le sens du résultat. »