CES 2016 : la mesure de la démesure

Les initiatives en matière d’objets connectés foisonnent. En témoigne, une fois de plus, le dynamisme des start up, notamment françaises, lors du dernier CES. Au-delà du « buzz », leur chaîne de valeur repose sur quatre composants : les puces, la communication, les applications et leur intégration.

Las Vegas, lundi 4 janvier 16 heures, lors de la traditionnelle conférence de presse d’ouverture, Shawn DuBravac, chef économiste au CTA (l’association organisatrice du CES), met les choses au clair en indiquant que, de son point de vue, les trois grandes tendances de 2016 seront : « ambiant sensing », « aggregated learning » et « ecosystems maturation ». La première illustre la multiplication des capteurs, la deuxième désigne les systèmes de recommandation basés sur du Big Data et la troisième qualifie la maturité de segments de marché comme la télévision 4K, l’impression 3D, les drones, la réalité virtuelle, les technologies portables et la maison intelligente.

À en croire Shawn DuBravac, nous allons tout mesurer, nous-mêmes comme notre environnement, partout, tout le temps, et un tour dans les allées du salon lui donne raison. En effet, l’offre de solutions utilisant des objets connectés pour mesurer (peut-être devrait-on dire surveiller) notre état de santé, nos performances, nos émotions, aussi bien que notre environnement, est tout simplement foisonnante. Pour ne parler que des sociétés françaises présentes, cela va de la société Sen.

Se qui commercialisait déjà « mother », un routeur associé à quatre capteurs de mouvement/température personnalisables, et qui propose, maintenant, des capteurs spécialisés qui connectent directement un smartphone à une boîte à pilules, à la société Kolibree qui ajoute à sa brosse à dents des jeux sur tablettes (les lapins crétins d’Ubisoft), afin d’amener les enfants à se brosser correctement les dents de façon ludique. En passant par la société Smart Me Up qui propose à d’autres acteurs comme Netatmo, pour sa caméra de sécurité, un logiciel de reconnaissance faciale qui, en plus de reconnaître les individus, peut déterminer le sexe, l’âge et les émotions de toute personne filmée, même par une webcam… et en temps réel !

Analyser la chaîne de valeur

Bien sûr, il y a beaucoup de « buzz » et nombre des start up présentes cette année au CES « ne passeront pas l’hiver », selon l’expression consacrée. Cela dit, l’industrie des technologies de l’information, en recherche permanente de nouvelles zones de croissance, va s’investir très fortement sur ce nouveau marché, car il est prometteur de volumes conséquents et de profits substantiels.

Pour bien comprendre ce qui est en train de se passer, il convient d’analyser la chaîne de valeur. Le premier composant de celle-ci est constitué par les puces équipant les objets. Ces puces sont le cœur même des objets. Elles mesurent des grandeurs physiques comme la vitesse, l’accélération, le mouvement, la température, etc., ou des caractéristiques biologiques comme la température du corps, le rythme cardiaque, l’empreinte digitale ou encore le réseau veineux.

À la différence des puces puissantes et coûteuses qui équipent les serveurs, les ordinateurs et les smartphones, ces puces sont spécialisées et relativement simples, donc peu coûteuses à produire et pouvant générer des marges qui, selon les spécialistes de l’industrie des microprocesseurs, peuvent atteindre 80 %, avec des prix très bas, compte tenu des volumes. Ainsi, c’est sans surprise qu’à l’occasion de sa keynote, Brian Krzanich, CEO d’Intel, a fait beaucoup d’efforts pour présenter, au travers de partenariats, des cas d’application de sa puce « curie » présentée lors de CES 2015.

Les opérateurs de télécommunications challengés sur leur terrain

Deuxième composant de la chaîne de valeur, la communication des objets est très clivante. En effet, la grande majorité des objets ne communique que sur de courtes distances, avec un smartphone dans le grand public ou un serveur local dans le monde industriel et utilise, de plus en plus, Bluetooth Low Energy, pour des raisons évidentes de basse consommation.

La solution est élégante, par contre, pour les objets devant communiquer sur de plus grandes distances, la question du modèle économique de la communication est cruciale et a donné naissance à une société comme Sigfox qui propose, grâce à un réseau dédié basse fréquence, de connecter un objet partout en France, pour un investissement de 5 à 15 euros par modem et un abonnement de 1 à 9 euros par an et par objet. C’est un vrai challenge pour les opérateurs de télécommunications en place qui, avec la technologie LoRa, construisent en toute urgence une offre alternative, compétitive sur le plan tarifaire.

Troisième composant de la chaîne de valeur : l’application, qui constitue le cœur même de la proposition de valeur de toutes les start up présentes au CES. C’est une position à la fois forte et fragile. Forte, car c’est l’application qui concrétise la proposition de valeur de la solution.

Fragile, car la multiplication des offres extrêmement spécialisées, et pas du tout intégrées, pose problème aux utilisateurs qui doivent jongler avec plusieurs applications pour un même objectif comme, par exemple, gérer sa maison du point de vue énergétique, de la sécurité, de la présence, etc. Fragile encore, car le faible besoin en capitaux pour ces start up (il suffit d’avoir une idée et un peu d’argent) a pour conséquence une prolifération de jeunes entreprises, proposant des applications très proches et ayant beaucoup de difficultés à se distinguer les unes des autres, entraînant un taux de mortalité assez élevé de ces entreprises.

165 CES
  • LinkedIn
  • Twitter
  • Facebook
  • Gmail

Une intégration grâce au Big Data et au cloud

Quatrième et dernier composant de la chaîne de valeur : l’intégration des applications. C’est un vrai problème, car, aujourd’hui, tout le monde arrive avec son application transformant l’utilisateur en intégrateur, ce qui n’est pas son métier, surtout dans le grand public. C’est ce qu’a bien compris le groupe La Poste avec son programme « French IoT », qui propose un Hub numérique pour passer de l’Internet des objets à l’Internet des services, comme l’a expliqué Kevin Cardona, directeur de l’innovation et du développement durable de BNP Paribas Real Estate, présent sur le stand avec son offre de « smart building/home ».

De plus, l’intégration doit aussi être appréhendée comme une création de valeur supplémentaire, qui, dépassant le couple mesure-action, propose une analyse et des recommandations basées sur un référentiel. Cette deuxième forme d’intégration à forte valeur ajoutée s’appuie sur du Big Data, associé à du cloud, et propose du « Machine Learning », fondé sur toutes les « situations vécues » de tous les objets qui y sont connectés et sur lequel les mêmes objets peuvent s’appuyer lorsqu’ils sont face à une situation inconnue pour eux.

Cette forme d’intégration commence à se déployer pour les objets les plus sophistiqués, c’est-à-dire les robots, permettant ainsi d’étendre à moindre coût leur capacité d’apprentissage. C’était tout le contenu de la keynote de Virginia Rometty, PDG d’IBM, présent au CES pour la première fois, qui a mis en avant des exemples d’usage de la plateforme d’intelligence artificielle Watson, pour surveiller et conseiller des diabétiques en collaboration avec Medtronic, prévenir les problèmes de fabrication chez Whirpool ou fournir un complément d’intelligence à Pepper le robot de SoftBank.

Les grands gagnants : les fabricants de puces

Ainsi, on voit bien comment s’organisent les acteurs le long de la chaîne de valeur et quels sont les enjeux pour eux. Pour l’industrie des semi-conducteurs, c’est une aubaine de fournir de grandes quantités de puces à forte marge. Plus particulièrement pour Intel, c’est une occasion inespérée de venir jouer sur le terrain d’ARM et de compenser la baisse de revenus de la branche client computing.

Pour les opérateurs de télécommunications, l’enjeu consiste à ne pas se laisser déborder par des pure players comme Sigfox, forcément plus compétitifs. Pour les start up, enfin, sortir du lot reste un enjeu de survie, alors que les intégrateurs de services IoT deviendront sans doute des acteurs incontournables de ce marché.

En résumé, l’offre se structure et le « buzz » fait son travail auprès du grand public pour le faire rêver et créer la demande. Côté entreprises, il est clair que, dans les domaines de la production et de la logistique, les objets connectés, de l’étiquette électronique au robot, offrent de réelles opportunités d’amélioration du rapport performance/coût, mais ce n’est pas franchement nouveau. Par contre, le véritable enjeu, pour les entreprises, sera d’intégrer les objets connectés dans leur offre, non pas pour ce qu’ils font en propre, mais pour en augmenter la valeur et se distinguer de leurs concurrents.

Cet article a été écrit par Henri Gilabert, consultant-analyste, envoyé spécial de Best Practices à Las Vegas


Les chiffres clés des objets connectés

  • 6,4 milliards d’objets seront connectés en 2016, en hausse de 30 % par rapport à 2015. Il y en aura 20,8 milliards à l’horizon 2020 (Gartner).
  • + 30 %, c’est le surcoût des cyberattaques liées à l’Internet des objets au cours des dix prochaines années (Rand Corporation).
  • 82 % des PME américaines estiment que l’Internet des objets crée des nouvelles opportunités de business (Vanson Bourne – AVG Technologies).
  • 39 % des managers IT estiment que l’Internet des objets n’aura qu’un faible impact pour leur organisation à un horizon de trois ans ; pour 22 %, il est source d’opportunités (Gartner).
  • 63 % des managers français connaissent le concept d’Internet des objets, mais seule une minorité (24 %) se déclare familière avec celui-ci (IDC France).