L’IAE de Paris (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne) a mené une étude auprès d’acteurs métiers pour identifier leurs opinions face au numérique. Trois conclusions ressortent de cette étude : les métiers sont devenus des stratèges du numérique ; leur autonomie est toutefois limitée ; ils ressentent un besoin de renforcement des liens avec les DSI.
S’il est généralement admis que la numérisation bouleverse nos sociétés en profondeur, rares sont les études qui mettent en valeur la capacité des acteurs métier à mobiliser les technologies numériques. Les analyses portent principalement sur les acteurs jugés les plus pertinents en entreprise : les professionnels de la DSI. Etant à la source de la fourniture des services informatiques, ces derniers apparaissent, en effet, comme les plus légitimes pour parler du numérique.
Pourtant, la situation évolue. Deux mouvements de fond nous semblent caractériser ce changement. Tout d’abord, l’informatique est sortie du champ confiné des ordinateurs pour se porter sur de nombreux autres supports technologiques. Ainsi, les objets de notre quotidien se transforment en objets connectés qui dialoguent les uns avec les autres.
Les tablettes et téléphones intelligents interagissent au travers de systèmes hyper-contextuels avec des machines intelligentes, des robots et des assistants virtuels. Les imprimantes produisent des objets en 3D pour tous les usages. Toutes ces nouveautés ont pour conséquence de transformer profondément les environnements de travail et de redonner un grand pouvoir d’innovation au niveau local. Par ailleurs, et dans le même temps, les acteurs métiers sont de plus en plus technologiquement compétents.
Ils se positionnent comme des parties prenantes incontournables, pour mettre en œuvre les processus technologiques sur les terrains d’action qu’ils animent et gèrent. Ces deux mouvements conjugués tendent à repositionner les acteurs métiers sur le devant de la scène numérique.
Face à ces nouveaux enjeux, l’IAE de Paris (1) a décidé de lancer, en juin 2015, une étude auprès des acteurs métiers, afin de mieux connaître leur point de vue face aux technologies numériques. Pour cela, deux cibles métiers ont été identifiées : « les ingénieurs » et « les managers ». Avec la cible des ingénieurs, l’idée était de questionner les acteurs les plus impliqués et les plus au fait dans la production des environnements technologiques.
Avec les managers, l’objectif était de comprendre dans quelle mesure la gestion était elle-même modifiée et restructurée par les technologies numériques. Pour cela, l’IAE de Paris a collaboré avec l’association des anciens élèves de l’INSA de Lyon (AIDIL) et l’association des anciens élèves de l’IAE de Paris. Cette étude, basée sur l’analyse de 1 030 réponses, a permis de faire ressortir trois résultats principaux.
1. Les métiers stratèges des technologiques numériques
Qu’ils soient ingénieurs ou managers, les acteurs métiers ont des usages des technologies numériques relativement proches. Bien entendu, des différences existent. Ainsi, 61,3% des managers utilisent (constamment à régulièrement) les ERP, outils de CRM ou de supply chain, alors qu’ils ne sont que 49,2% du côté des ingénieurs. De même, 32,9 % des ingénieurs utilisent des outils d’aide à la conception et à la production, alors que les managers ne sont que 19,4 % à le faire.
Mais, au-delà de ces différences attendues, on note un usage massif et équivalent des autres technologies numériques. Ainsi, 85 % des répondants ont recours (constamment à régulièrement) aux outils collaboratifs (workflow, agendas partagés). De même, 75 % des managers et ingénieurs déclarent utiliser des outils de connexion (de type BtoB) avec leurs clients et partenaires, confirmant ainsi l’interconnexion des entreprises. Enfin, plus de 80 % des répondants déclarent travailler avec des outils nomades.
Questionnés sur le bénéfice lié à l’usage des technologies numériques, les acteurs métiers répondent qu’ils en retirent en premier lieu une meilleure efficacité (81 % plutôt d’accord et tout à fait d’accord) et, quasiment au même niveau, une meilleure transversalité entre les équipes (80 % plutôt d’accord et tout à fait d’accord), puis une meilleure relation avec l’extérieur (partenaires, clients).
On mesure ici que les technologies numériques ne sont plus seulement un moyen pour agir sur la productivité, mais aussi un outil au service d’une connexion élargie avec l’environnement immédiat. Par ailleurs, les acteurs métiers ont conscience que l’informatique ne se réduit pas au matériel informatique. Plus de 20% d’entre eux signalent la présence des technologies numériques dans les produits et services vendus par l’entreprise, souvent sous la forme d’un package.
Pour l’ensemble de ces raisons, les acteurs métiers estiment que les technologies numériques sont stratégiques pour leur activité (80 % des répondants). Ceci conduit 60 % d’entre eux à s’informer à leur sujet et à pratiquer une veille technologique (45 % des répondants). Parmi les enjeux d’avenir soulevés par les technologies numériques, les répondants relèvent majoritairement l’évolution des conditions de travail (travail à distance, travail en équipe auto-organisé, etc..), la contribution à l’innovation de l’entreprise et la montée en puissance de l’e-réputation. Ce dernier enjeu montre la prise de conscience qu’ont les acteurs métiers de la porosité croisée entre l’espace réel et virtuel.
2. Les métiers en manque d’autonomie face aux choix technologiques
Malgré leur conscience des enjeux et leur proximité avec les technologies, seul un quart des répondants estime être acteur de poids dans le choix d’investissement. Il y a là une contradiction et une source de mécontentement possible. Ainsi, le premier frein au déploiement des technologies numériques, signalé par les répondants, reste le manque d’adhésion des acteurs face aux changements induits, à égalité avec la difficulté de coupler les nouveaux outils aux systèmes déjà existants.
Cette réponse illustre le poids des architectures en place et l’inertie qui en résulte, dans un contexte où les acteurs métiers ne sont pas en position de décideurs. La formation constitue une autre source d’insatisfaction éventuelle. Ainsi, 80 % des répondants affirment ne pas avoir bénéficié de formation aux technologies au cours de l’année passée. C’est un signe supplémentaire de la distance prise, dans les entreprises, entre les décideurs et les acteurs de terrain. Ce constat est doublement préjudiciable, car il menace la cohésion des équipes et bride des gisements d’innovation potentiels.
3. Repenser le rapport des métiers à la DSI
L’ensemble de ces analyses ne remet pas en cause le rôle déterminant et incontournable de la DSI. Près de 80 % des répondants déclarent être accompagnés par la DSI ou par un prestataire choisi par elle. Les acteurs métiers jugent bon (voire très bon), le niveau concernant la sécurité des moyens informatiques (57 % des répondants) et le niveau du support help desk (52 %) proposé par la DSI. Cependant, le jugement est bien moins positif sur d’autres critères.
Ainsi, seuls 36 % des répondants estiment que la DSI est à la hauteur sur la proposition de solutions technologiques nouvelles. Seuls 29 % ont un jugement positif de la veille technologique opérée par les DSI pour les usagers des technologies numériques. En outre, les acteurs métiers se plaignent de n’avoir que peu d’échanges avec la DSI (voire aucun pour 18 % d’entre eux) et ne pas être bien informés des actions conduites par celle-ci (pour 70 % d’entre eux). On comprend, en conséquence, que 57 % des répondants envisagent la généralisation des services dans le cloud comme la possibilité d’une autonomie croissante des utilisateurs.
Améliorer la communication, la gouvernance et la créativité
En synthèse, l’étude confirme l’importance d’aller au plus près des métiers pour mieux comprendre les mutations technologiques actuellement en cours dans les entreprises. Ces acteurs métiers (qu’ils soient ingénieurs ou managers) sont passionnés par les évolutions technologiques qu’ils observent et pour lesquelles ils entendent jouer un rôle proactif. Cependant, l’étude montre aussi que le pouvoir d’innovation de ces acteurs est largement bridé par le faible niveau d’autonomie dont ils disposent sur le terrain, dans la plupart des entreprises.
Au final, les résultats de l’enquête plaident pour une plus grande attention aux acteurs métiers, non seulement en tant qu’utilisateurs, mais aussi en tant que producteurs et facilitateurs d’innovation. Ceci suppose de reconsidérer leurs rapports et leurs échanges avec la direction des systèmes d’information.
Trois préconisations nous semblent alors pouvoir être formulées à l’issue de cette étude, afin de mieux tenir compte des enjeux actuels en matière de technologies numériques :
- L’innovation avec les technologies numériques suppose une meilleure communication avec les acteurs métiers.
- Des leviers de changement peuvent être trouvés avec une meilleure insertion des acteurs métiers dans la gouvernance du système d’information.
- Face aux évolutions technologiques récentes, une source de créativité et d’innovation réside certainement dans le développement d’une plus grande autonomie d’action pour les acteurs métiers.
Cet article a été écrit par Jean-Paul Andribet, consultant-coach en système d’information, Jean Casassus et Philippe Eynaud, maîtres de conférences à l’IAE de Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
(1) www.iae-paris.com