Qu’est-ce que le digital ? « De l’informatique vite faite et mal faite », répliquait le DSI d’un grand groupe français, cité en exergue de cet ouvrage publié par l’EBG (Electronic Business Group), bâti sur les témoignages des entreprises du CAC 40. Le digital, est-ce « une notion mal définie et difficile à juger avec les structures de pensée traditionnelles d’un cadre dirigeant » ?
Probablement dans l’esprit de nombreux managers et des directions générales. Il est vrai que les concepts associés à la transformation numérique peuvent paraître difficiles à apprivoiser, avec des logiques collaboratives, de mobilité, de transparence, d’ouverture, d’innovation ouverte et de culture d’expérimentation permanente.
Cet ouvrage aborde les grandes problématiques auxquelles les entreprises doivent faire face pour se transformer : conjurer la menace d’une désintermédiation, réinventer la relation client, transformer les technologies, faire évoluer la manière de gestion de projet, adapter l’organisation, accompagner le changement…
Naviguer dans des courants contraires
À l’ère des « disruptions », « l’enjeu des grandes entreprises françaises est de réussir à traverser ces courants contraires en assurant la pérennité de leurs modèles économiques. L’évolution doit se faire en douceur mais elle est incontournable », assure l’auteur. Avec le client au cœur de la stratégie : « Le succès de la transformation digitale pour les entreprises, aujourd’hui, c’est d’arriver à rattraper la vitesse du client », estime Emmanuel Cacheux, vice-président d’Orange Horizons.
Les problématiques de concurrence se trouvent en effet exacerbées, on le voit avec des entreprises qui sont venues déstabiliser les grands groupes historiques, que ce soit AirBnB dans l’hôtellerie, Uber dans les transports, Tesla dans l’automobile. Même l’industrie lourde est menacée, par exemple avec le succès de SpaceX, qui a fait chuter de moitié le prix des lanceurs spatiaux.
« Personne ne pouvait imaginer que ce marché allait évoluer aussi radicalement, témoigne un représentant de Safran, la recette de SpaceX est d’avoir cassé toutes les règles et d’avoir su tirer bénéfice de toutes les technologies du digital. » Résultat : on ne sait plus d’où vient la menace, celle-ci n’est plus cantonnée aux concurrents historiques d’un même secteur. La désintermédiation a déjà bousculé les secteurs du tourisme, de l’immobilier, de la musique, des médias, des télécoms ou de l’assurance.
Transformation digitale 2015, conversations avec le CAC 40, par Didier GЋneau, Electronic Business Group, IBM, Weave, 2015, 171 pages.
Anticiper l’irruption de nouveaux concurrents
Il est donc important de rester en veille, même dans des secteurs dont on peut penser qu’ils sont relativement protégés : « Certes, on imagine mal de nouveaux arrivants débarquer sur le marché très spécifique de l’acier, mais nous savons que la situation peut évoluer rapidement et que des concurrents peuvent utiliser des leviers technologiques pour changer la donne sur le marché », assure Michel Tiffon, DSI Europe chez ArcelorMittal.
Même si, pour l’heure, près des deux tiers des entreprises du CAC 40 jugent que le digital n’a pas radicalement modifié leur rythme business, 40 % considèrent qu’il pourrait impacter en profondeur leur modèle économique. « La prise de conscience est là. Rares, aujourd’hui, sont les grandes entreprises françaises n’ayant pas encore annoncé des plans de développement dans le digital », assure l’auteur, pour qui « le mot « opportunité » revient en permanence dans la bouche de ceux qui sont en charge de la transformation digitale dans les entreprises. » Reste que cette prise de conscience souffre encore d’un positionnement spécifique dans les entreprises, avec une structure autonome, à l’image de Voyages-sncf.com.
C’est surtout l’opportunité de faire évoluer la relation client qui est au cœur de la transformation numérique. Ainsi, pour toutes les entreprises, l’enjeu est le même : collecter les données clients pour mieux connaître les consommateurs et l’évolution de leurs besoins. « La data, d’un point de vue non technologique, c’est le consommateur. Nous sommes en prise directe avec ce consommateur via le digital. Ce qui va changer dans la relation avec le client, c’est que nous allons tout faire dans le réseau pour mieux adresser ce dernier », commente Michael Aidan, directeur du digital chez Danone.
Cette nécessité de mieux cerner le client résulte d’un changement dans les offres : les services supplantent de plus en plus les produits. « Les consommateurs ne désirent plus simplement acheter un produit, ils veulent une relation avec lui, un échange de données, plus d’engagement, plus d’authenticité, plus d’histoires, plus de connexion », confirme Lubomira Rochet, chief digital officer de l’Oréal.
Toutes les grandes entreprises industrielles, qui témoignent dans cet ouvrage, expriment la même opinion : qu’il s’agisse de « services digitaux » chez Schneider Electric (dont 30 % du chiffre d’affaires sont générés par des services), de « créer des expériences client différentes » chez Total, de « développer des communautés de clients » chez Valeo ou de « nouveaux services connectés » pour PSA Peugeot-Citroën.
Mais il n’est pas toujours facile d’atteindre ce but légitime de « continuité numérique », car il s’agit, avant tout, de « casser les silos et de favoriser le travail collaboratif. » « Aujourd’hui, cette collaboration est beaucoup plus fluide, même si cela reste compliqué dans de grands groupes où il y a beaucoup de monde à rassembler », observe Anne-Laure Mérillon, en charge du marketing digital chez Peugeot International.
D’autant que cela suppose une véritable révolution culturelle dans les entreprises, car il faut, selon François Pereira, directeur IT multicanal France et groupe de Carrefour, « une compréhension des impacts de bout en bout. » Mais il reste du chemin à parcourir : « On peut considérer que les directions d’entreprises ne sont pas encore suffisamment motrices au vu de l’importance de l’enjeu et aucune organisation ne peut faire l’économie d’un travail d’acculturation au digital auprès de tous ses membres. (…) Des pressions s’exercent de tout bord : venant du haut, des attentes fortes, mais pas toujours associées à des objectifs précis, et du bas, avec des remises en cause et l’aspiration à une hiérarchie horizontale », conclut l’auteur.
Une transformation technologique
Au-delà de la stratégie, de la recomposition de la relation et des aspects culturels, la transformation numérique repose évidemment sur un socle technologique qui, lui aussi, doit se transformer. 45 % des entreprises du CAC 40 identifient la technologie comme un accélérateur business, mais moins de 15 % considèrent que les objectifs des organisations IT sont alignés sur les objectifs métiers. On notera que cinq vecteurs technologiques principaux sont à privilégier : la mobilité, le Big Data, l’Internet des objets, les solutions de personnalisation de la relation client, des outils collaboratifs pour décloisonner l’entreprise.
La gestion de projet doit, elle aussi, être repensée. « Le risque de la transformation digitale est de multiplier les projets sans cohérence et sans priorité clairement affirmée », prévient Agnès Gerbaud-Seuret, directrice digital international chez BNP Paribas Personal Finance.
Repenser la gestion de projet signifie, en particulier, travailler en mode start up, avec des POC (Proof of Concept), ne pas se focaliser sur les retours sur investissement et privilégier le « mode plateau » qui favorise la proximité, la connivence et un alignement des rythmes de travail. « Le digital, c’est le lâcher-prise du tableau Excel », résume Olivier Dalebroy, directeur de la Recherche et Développement d’Air Liquide. « Avant d’avoir les KPI, il faut expérimenter », estime pour sa part Michael Aidan, directeur du digital de Danone.
Une redéfinition du rôle du DSI
Quel est le rôle du DSI dans un tel contexte ? Il est évidemment remis en question : « La déferlante du digital met à rude épreuve les DSI. Confrontées à des métiers qui leur demandent toujours plus de rapidité et d’agilité, les DSI sont parfois accusées d’être un frein à la digitalisation », estime l’auteur, qui pointe le manque de connexion entre les équipes IT et les métiers.
Pour Hervé Dumas, directeur technique des systèmes d’information chez Veolia, « il faut être capable de concilier deux modes de fonctionnement au sein d’une DSI. L’un, plus traditionnel, se focalise sur la capacité de la DSI à délivrer des services efficients, évolutifs, sécurisés. L’autre, qui repose sur une agilité et une vitesse d’exécution accrues, s’attache à favoriser l’innovation et la différenciation. »