Innovation : deux approches pour faire grandir les idées

L’innovation nait de bonnes idées. Mais comment les faire éclore ? Cet article présente le dispositif original mis en œuvre chez Adobe, afin d’encourager l’innovation auprès de ses salariés, ainsi que le retour d’expérience d’Adrian Cockcroft, capital-risqueur chez Battery Ventures et précédemment architecte cloud chez Netflix.

Mark Randall, vice-président d’Adobe en charge de la créativité, a présenté, lors de l’édition 2015 de l’USI (Unexpected Sources of Inspiration, événement organisé par Octo Technology), un dispositif original, mis en œuvre chez l’éditeur, afin d’encourager l’innovation auprès de ses salariés.

De son côté, Adrian Cockcroft, capital-risqueur chez Battery Ventures et précédemment architecte cloud chez Netflix, a partagé son expérience dans cette entreprise pas comme les autres.

Adobe : des boîtes rouges pour encourager l’innovation bottom-up

« Il est difficile de demander à vos collaborateurs de penser à quelque chose qui ne leur a pas été demandé », lance Mark Randall, vice-président en charge de la créativité chez Adobe. Il poursuit, posant d’emblée l’enjeu : « Pourtant, même si une organisation comme Adobe peut mettre du temps à mourir, cela finira par arriver si nous n’innovons pas : c’est ce que j’ai expliqué au comité exécutif. »

Pour favoriser l’innovation chez les salariés d’Adobe, Mark Randall a donc proposé un système original, sous forme de boîtes. Dénommées « Adobe Kickboxes – Personal Innovation Kit », ces boîtes sont accessibles à tout collaborateur qui souhaite explorer une idée. Elles contiennent plusieurs éléments :

  • Des fonds pour permettre de tester l’idée auprès de quelques clients, sous la forme d’une carte de paiement créditée de mille dollars.
  • Un petit guide décrivant le processus proposé.
  • Des outils pour développer et évaluer les idées (exercices, tableaux de notation…).
  • Enfin, une petite touche d’humour, sous la forme d’une confiserie et d’une carte Starbucks, « le cerveau des créateurs ayant toujours besoin de sucre et caféine », selon Mark Randall.

Ces boîtes n’impliquent aucune contrainte, que ce soit en termes de reporting, de notes de frais ou autres. Le principe conducteur : « Zéro friction ».

Le parcours associé à ces boîtes comporte six niveaux :

1. Initialisation et exploration des motivations : « Le salaire n’est pas la première raison pour laquelle les individus vont travailler chaque jour. Les motivations sont personnelles », estime le vice président.

2. Génération de l’idée : « Avoir des idées n’est pas exactement un processus trivial. C’est une succession d’essais et d’échecs », observe Mark Randall. De plus, l’idée ne fait pas tout, encore faut-il s’assurer qu’elle est bonne. « Les bonnes idées ressemblent aux mauvaises. Il faut commencer par tout capturer, et ensuite seulement faire le tri. » Dans ce but, la boîte contient aussi des outils pour aider à différencier les bonnes idées et les mauvaises.

3. Amélioration et évaluation de l’idée : des outils de scoring sont proposés à cette fin dans la boîte.

4. Exploration qualitative et quantitative : à ce stade, il s’agit d’aller échanger avec les clients potentiels et de tester l’idée auprès d’eux. « Nous ne voulons pas entendre parler d’une idée tant qu’elle n’a pas rencontré des clients », affirme Mark Randall. Un collaborateur souhaitant tester un service d’édition en ligne de photographies pourra, par exemple, mettre en place un site Web basique avec une publicité sur Google AdWords pour évaluer l’intérêt du grand public. Une fois l’intérêt confirmé, il devra ensuite déterminer si des clients paieraient pour ce service, et si des graphistes seraient prêts à offrir leur savoir-faire moyennant paiement sur ce type de plateforme.

5. Itération : pour monter d’un niveau dans la construction de l’idée.

6. Infiltration : à l’issue du processus, il s’agit de vendre son idée en interne. Pour cela, il faut éviter de tomber dans un travers courant, qu’Adobe appelle « HiPPO » (Highest Paid Person’s Opinion) : le fait de ne retenir que l’opinion des personnes les mieux payées.

Les collaborateurs parvenus au terme de ce parcours peuvent ensuite obtenir une nouvelle boîte, bleue cette fois, marquant le passage à l’étape supérieure : faire de l’idée un produit.

Au final, le premier bilan montre un écrémage important à chaque étape. Sur mille boîtes proposées, 92 % ont passé la première étape, 63 % la deuxième, 45 % la troisième et 22 % la quatrième. 6 % ont atteint la dernière étape (infiltration) et 23 boîtes bleues ont été distribuées. « On retrouve, dans ce schéma, le classique entonnoir de l’innovation », pointe Mark Randall. Mais au moins, celui-ci semble fonctionner. « Cela augmente le taux d’échecs, mais cela coûte moins cher d’essayer davantage d’idées que d’échouer sur une dizaine de prototypes. »

Netflix : une culture basée sur la responsabilité individuelle

Parmi les entreprises technologiques américaines, le site de diffusion de vidéos se distingue par une politique de gestion des ressources humaines à part, laissant une grande liberté à ses collaborateurs. « Un laboratoire de recherche est-il le signe d’une entreprise très innovante ou d’une qui voudrait l’être ? » Pour Adrian Cockcroft, capital-risqueur chez Battery Ventures et précédemment architecte cloud chez Netflix, « le fait de considérer l’innovation comme l’apanage d’un petit groupe spécifique, la R&D, et d’en exclure les autres collaborateurs, crée inévitablement des conflits. »

En 2007, Adrian Cockcroft est contacté par Netflix, alors vendeur de DVD sur Internet, qui venait de décider de se lancer dans la diffusion de vidéos en continu. « Au moment où l’entreprise a atteint 10 % de clients pour ses services de streaming, ceux-ci représentaient déjà 50 % de la charge sur le centre de données. Netflix avait donc besoin d’une vraie capacité de montée en charge pour son site », explique-t-il.

Le spécialiste des architectures cloud, précédemment chez eBay, rejoint alors la société. Il y découvre une culture d’entreprise à part, très peu hiérarchisée et privilégiant la responsabilité personnelle. « Le PDG rencontrait en tête-à-tête chaque membre du management tous les trimestres, soit environ 200 personnes. De cette façon, il se tenait informé et s’en servait pour la prise de décisions », illustre-t-il.

La créativité au lieu des processus

Concrètement, cette culture peut s’avérer déconcertante pour les nouveaux arrivants. « Quand on rejoignait Netflix, c’était un peu comme un puzzle : certains collaborateurs trouvaient rapidement leur place, d’autres étaient terrifiés et attendaient qu’on leur dise quoi faire. » Pour éviter cet écueil, Netflix publie en 2009 un document présentant sa culture managériale, intitulé « Netflix Culture, Freedom & Responsibility » et téléchargeable en ligne. A l’heure actuelle, celui-ci a dépassé 11 millions de vues. « Les personnes venant en entretien pour un poste chez Netflix sont supposées avoir lu ce document », souligne Adrian Cockcroft. « Celui-ci qui se voulait au départ plutôt un filtre est rapidement devenu un attracteur de talents. »

« Certaines entreprises se sont plaintes de ne pas parvenir à recruter des ingénieurs superstars comme Netflix », raconte Adrian Cockcroft. En retour, ceux-ci leur ont apporté la réponse suivante : « Bien souvent, nous avons recruté ces ingénieurs chez vous. Si ceux-ci restent chez nous, c’est simplement parce que nous avons cessé de nous mettre en travers de leur route. »

Cette volonté est partie d’un constat : les meilleurs collaborateurs sont souvent les plus occupés. Il fallait donc les libérer de la production pure, pour les laisser décider des projets auxquels ils souhaitaient consacrer leur temps. Dans ce but, au lieu d’une culture centrée sur les processus, Netflix a instauré une culture de la créativité et de la responsabilité personnelle. « Nous n’avons pas de règles, nous n’avons pas de processus. Vous devez trouver par vous-même ce que vous devez faire », résume leur ancien collaborateur. Cette culture est résumée dans les sept points ci-dessous :

1. « Les valeurs sont ce que nous valorisons », pas ce qui est affiché dans le hall d’entrée. C’est à travers les récompenses, les promotions ou les départs volontaires que se reflètent les valeurs de l’entreprise : le discernement, la communication, l’impact du travail accompli, la curiosité, l’innovation, le courage, la passion, l’honnêteté, l’altruisme.

2. Miser sur les hautes performances : pourquoi ? Les meilleurs profils sont en moyenne deux fois meilleurs que les autres pour les tâches procédurières, et dix fois plus pour les tâches créatives. Un lieu de travail attractif est un lieu où l’on respecte chacun de ses collègues et où l’on peut apprendre d’eux. Comme dans une équipe de sport professionnelle, il s’agit de recruter les meilleurs talents. Un test pour s’en assurer : est-ce qu’un manager serait prêt à se battre pour retenir ses collaborateurs si ceux-ci souhaitaient partir chez un autre employeur ?

3. Liberté et responsabilité : les personnes responsables ont besoin de liberté et la méritent. Un environnement trop procédurier et bureaucratique ne leur convient pas. « Une fois qu’on est coincé dans un processus, on cesse d’innover. » Netflix a donc choisi de rechercher la flexibilité plutôt que l’efficience. Pour éviter que la croissance de l’entreprise ne débouche sur du chaos ou de la complexité, l’entreprise privilégie le talent et limite au maximum les règles. Principale ligne de conduite, « agir dans le meilleur intérêt de Netflix », en se fiant à son propre jugement.

4. Contextualiser plutôt que contrôler : « Le rôle du mana­gement est de s’assurer que les collaborateurs ont la bonne information », précise Adrian Cockcroft. Ce contexte concerne notamment la stratégie, les résultats… « Managers, si l’un de vos talentueux collaborateurs fait quelque chose de stupide, ne le blâmez pas, demandez-vous plutôt où vous avez échoué dans le partage du contexte. »

5. Une organisation fortement alignée, faiblement couplée : ni un bloc monolithique, ni un ensemble de silos indépendants. Chez Netflix, l’alignement découle notamment d’une vision claire et partagée par tous de la stratégie et des objectifs. Néanmoins, les réunions interservices sont limitées et chaque groupe a le champ libre sur le plan tactique, afin d’aller vite.

Concrètement, cela signifie, par exemple, que les développeurs mettent eux-mêmes leur code en production, sans réunions et fiches à remplir au préalable. « Personne n’aime réveiller son responsable car il a fait une erreur : c’est une motivation forte pour prendre les choses en main et s’assurer que tout se passe bien », observe Adrian Cockcroft.

6. Offrir les meilleures rémunérations du marché, en les mettant à jour chaque année. Netflix a choisi également d’éviter les rémunérations sous forme de primes et autres bonus, parfois utilisés comme des moyens de rétention par les managers, préférant offrir un bon salaire dont les employés disposent librement. « Les collaborateurs restent parce qu’ils sont passionnés par leur poste et bien payés, pas à cause d’un système de primes ou de pénalités de départ », souligne l’ancien collaborateur. « Chacun est libre de partir n’importe quand, mais la plupart restent. » Et les résultats de cette politique vont parfois encore plus loin qu’espéré. « Un ancien collaborateur ayant rejoint la Fondation Apache continue, par exemple, à mettre à jour du code développé et utilisé chez Netflix, car c’était son projet Open Source. »

7. Promotions et développement professionnel. Les promotions ne sont proposées qu’à trois conditions : si l’entreprise dispose de postes à la hauteur des capacités du collaborateur, si celui-ci est une superstar dans son rôle et s’il représente un bon exemple de la culture et des valeurs de l’entreprise. Un manager ne deviendra pas automatiquement un directeur si Netflix n’en a pas besoin.

Concernant le développement professionnel, celui-ci ne dépend pas de parcours planifiés et prédéterminés. L’auto-amélioration est encouragée, notamment par un environnement de travail stimulant et des collègues de haut niveau. « Des collègues médiocres ou un poste sans challenges sont ce qui empêche le développement des aptitudes d’un collaborateur », estime Adrian Cockcroft.

Pour résumer sa culture, Netflix cite également Antoine de Saint-Exupéry : « Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose… Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer. »