Simplifier la complexité, comprendre la décision : les enseignements de la neurophysiologie

Le 10 octobre 2014, lors de la dernière soirée Best Practices, le neurophysiologiste Alain Berthoz, professeur au Collège de France et auteur de nombreux ouvrages, a expliqué, à la centaine de DSI présents, comment le cerveau humain gère la complexité de son environnement et structure la prise de décision. Ces principes sont applicables à la gestion de la complexité des systèmes d’information et à la prise de décision des managers.

« Le maître-mot du début du XXIème siècle est celui de la complexité », écrit Alain Berthoz en introduction de son ouvrage sur la simplexité. Et l’on observe ce phénomène dans tous les domaines, y compris, bien sûr, dans les systèmes d’information où cette complexité s’exprime aussi bien dans les mécanismes technologiques que dans le fonctionnement des écosystèmes ou l’enchevêtrement des processus.

Cette complexité n’est évidemment pas nouvelle et les méthodes pour en réduire la portée existent. Mais, pour Alain Berthoz, ces méthodes, essentiellement sous-tendues par des modèles mathématiques, « destinées à éviter la folie collective ou individuelle due à l’impossibilité, pour notre cerveau, de traiter l’immense quantité d’informations nécessaires pour vivre, agir et comprendre, plaquent une simplicité apparente qui masque l’incapacité de leurs auteurs à saisir le réel. »

Ainsi, pour rendre la prise de décision plus aisée, « on a tendance à réduire l’homme à des processus logiques et à le modéliser par des théories logico-mathématiques qui simplifient la réalité du vécu. » Quel est, finalement, le résultat de cet engouement en faveur de la simplification, par exemple avec une profusion de normes ? « Produire une complexité accrue », affirme Alain Berthoz, « Plus la manipulation des ordinateurs est facile et plus les logiciels sont volumineux. Simplifier coûte. »

La simplexité n’est pas la simplicité

D’où le concept de simplexité. Comment la définir ? C’est un « ensemble de solutions trouvées par les organismes vivants pour que, malgré la complexité des processus naturels, le cerveau puisse préparer l’acte et anticiper les conséquences. Ces solutions ne sont ni des caricatures, ni des raccourcis, ni des résumés. Posant le problème autrement, elles permettent d’arriver à des actions plus élégantes, plus rapides, plus efficaces. Elles permettent aussi de maintenir ou de privilégier le sens, même au prix d’un détour. » La simplexité est donc fondée sur une combinaison de règles simples.

Mais on s’aperçoit que simplifier un monde complexe n’est jamais facile. « Cela demande notamment d’inhiber, de sélectionner, de lier, d’imaginer », note Alain Berthoz. Il y a, d’ailleurs, plusieurs niveaux de complexité : « L’originalité du vivant est d’avoir trouvé des solutions qui résolvent le problème de la complexité par des mécanismes qui ne sont pas simples, mais simplexes.

On peut donner l’impression que la complexité est réductible à un clic de souris d’ordinateur, que le monde est réellement à portée d’une page de Google. Cela fonctionne peut-être pour faire marcher une machine à laver, un ordinateur, mais cela ne fonctionne plus devant le véritable problème de l’intégration des complexités multiples de notre environnement social, matériel et naturel. »

Le cerveau a plusieurs propriétés spécifiques : la séparation des fonctions sensorielles en modules spécialisés qui coopèrent, la mémoire, la capacité à généraliser, la rapidité (pour anticiper et prévoir la conséquence de l’action), la fiabilité, la flexibilité et l’adaptation au changement pour affronter des situations nouvelles et compenser des déficits.

La spécialisation et la modularité sont des caractéristiques essentielles : « Le cerveau est comme une ruche ou une colonie de fourmis, une armée ou une usine, il est le siège d’une extrême spécialisation qui donne une apparente complexité mais qui, en réalité, simplifie le traitement des informations sur le monde et, en plus, permet de mieux contrôler l’action. »

Le cerveau fonctionne presqu’en circuit fermé

La prise de décision revient à inhiber ou désinhiber : « Le cerveau passe son temps à inhiber et désinhiber : prendre une décision, c’est désinhiber des actions. Pour décider d’une action, notre cerveau doit faire des hypothèses et décider quelle est la probabilité que ses hypothèses soient justes, en fonction, à la fois, de l’information dont il dispose, de sa mémoire du passé et d’une prédiction de l’avenir, c’est un comparateur des prédictions et de la réalité. »

Dans ce contexte, très peu d’informations proviennent de l’extérieur : environ seulement 5 %, rappelle Alain Berthoz : « Lorsque nous examinons le monde autour de nous, nous ne prélevons à chaque instant que très peu d’informations, 95 % des informations traitées viennent de l’intérieur : le cerveau est une machine fermée, qui simule en permanence. Toutes les décisions exigent un prélèvement d’informations sur le monde et toutes les prises de décisions sont toujours préformées en fonction d’hypothèses. »

De fait, notre cerveau, s’il est un simulateur biologique, « ne fait pas que simuler la réalité : il émule un monde possible. Par exemple, il suppose que les objets sont rigides ou il transforme le monde perçu pour le rendre aussi symétrique que possible, et cela au prix de déformations de la réalité physique. »

C’est ce qui explique par exemple que l’on perçoit, sur un dessin, deux personnages avec des tailles différentes placés sur des plans différents, alors qu’ils ont la même taille ; ou deux lignes de longueurs différentes alors qu’elles sont identiques.

Les hypothèses ont une influence déterminante sur la manière dont les individus prennent les décisions : « Le fait d’avoir organisé nos hypothèses d’une certaine façon crée une organisation neurale tellement forte qu’il est difficile de s’en affranchir : nous sommes devenus prisonniers de ces hypothèses. »

Quand la décision n’est pas rationnelle

« Décider, c’est lever des ambiguïtés, c’est, dans la masse des informations disponibles, choisir celles qui sont pertinentes par rapport à l’action envisagée » : mais une décision est-elle pour autant rationnelle ou irrationnelle ? L’homme est-il un décideur rationnel ? Pour Alain Berthoz, la réponse est négative : « Presque toutes les décisions sont fondées sur un certain nombre de données sensorielles, d’événements, de faits, de documents qui ne suffiraient pas pour prendre une décision. Nous ne prenons pas nos décisions au terme d’une analyse complètement rationnelle. »

Les erreurs peuvent provenir de la domination hiérarchique, du désir d’avoir raison, des émotions, qui conduisent à privilégier les solutions immédiates et à négliger les autres, ou de la pression sociale. Celle-ci conduit, par exemple, « à être d’accord avec les autres et entraîne souvent les groupes à prendre des positions plus radicales que chacun de leurs membres.

» Toutes ces erreurs de jugement sont plus ou moins liées au mode de représentation d’un problème ou du point de vue qui est exprimé. De même, « l’ignorance des faits objectifs, au profit d’opinions même douteuses, est aussi une source redoutable d’erreurs. L’usage de statistiques pourrait éviter bien des erreurs de jugement, mais l’esprit humain préfère ne pas s’y fier ; il préfère s’engager dans des estimations personnelles », explique Alain Berthoz.

Ce biais dans la rationalité est spécifique du cerveau humain par rapport à la machine : « L’échec du pouvoir de raisonner de façon conséquente constitue peut-être une différence fondamentale entre l’intelligence naturelle et artificielle. »

Heureusement, la décision peut être modifiée : « Les décideurs sont ceux qui savent envisager un problème avec plusieurs points de vue », assure Alain Berthoz. Comment faire en sorte que les décisions soient les meilleures possibles ? Il importe, tout d’abord, « que le réel soit bien perçu, catégorisé et identifié : comment prendre une bonne décision si l’on a du monde une perception déformée, incomplète ou même illusoire ? »

Hélas, le processus de décision peut être entaché de deux formes pathologiques : l’obsession (idées persistantes) et la compulsion (comportement répétitifs stéréotypés). Des phénomènes que l’on retrouve, hélas, dans le management des entreprises… et des systèmes d’information !