Best Practices a organisé, le 12 novembre 2013, une grande soirée pour les DSI. Au programme : les grandes erreurs stratégiques dans l’histoire, et les travers du management d’entreprise. Ces deux thèmes ont été abordés par Jean-Marc Daniel, économiste et professeur à l’ESCP, et Guillaume Bigot, auteur de l’ouvrage La trahison des chefs (Éditions Fayard). Nous présentons la synthèse des idées exposées par les deux intervenants.
Jean-Marc Daniel : « L’avenir appartient aux fous, capables d’imaginer et de mettre en œuvre un projet qui n’existe nulle part.»
« Par définition, les économistes font beaucoup d’erreurs. Un jour, la reine d’Angleterre visite la London School of Economics et s’enquiert des raisons pour lesquelles les économistes ne voient jamais les crises arriver : « Comme nous ne parvenons jamais à nous mettre d’accord, nous sommes contraints de formuler des opinions banales et convenues. » Si vous réalisez des prévisions, l’expérience montre que vous avez plutôt intérêt à être systématiquement pessimiste. En effet, soit tout se passe bien et personne ne vous en voudra d’avoir pêché par pessimisme, soit cela se passe mal et vous clamez : « Je vous l’avais bien dit ! » La stratégie qui consiste à se tromper en étant pessimiste reste la plus efficace, surtout si l’on n’est pas responsable des événements.
L’erreur la plus traditionnelle, la plus courante, chez ceux qui analysent, prévoient, et imaginent le monde tel qu’il sera, est qu’ils se contentent de reproduire les analyses antérieures. Ainsi, la prévision moyenne ne décrit pas le futur… mais le passé ! D’ailleurs, qui a prévu l’invention de l’informatique, d’Internet, du téléphone portable ? En revanche, beaucoup ont projeté, dans le futur, le passé et le présent d’un monde qui correspondaient à ce qu’ils avaient sous les yeux. Certains ont ainsi envisagé la généralisation de l’usage du Minitel, les déplacements généralisés en Concorde ou un brillant avenir pour Bull…
De fait, on applique également les politiques économiques du passé pour résoudre les problèmes économiques du futur. Le mot avenir est partout (dépenses d’avenir, emplois d’avenir…), mais cela ne recouvre, en réalité, que les recettes du passé. L’économiste Keynes l’affirmait : le drame est que les économistes conseillent d’appliquer des politiques conçues par des économistes qui sont morts…
La crise que l’on vit aujourd’hui ne trouve pas son origine dans les turpitudes de la finance que l’on dit « sans visage ». Elle est liée à l’absence de croissance, que l’on ne trouve plus que dans les pays émergents. Le véritable enjeu est donc la capacité du système productif à récupérer le progrès technique. Prenons l’exemple de la crise des années 1860-1890, qui a débuté avec un choc énergétique : l’augmentation du prix du charbon. Lorsqu’en 1893, la croissance repart, le Royaume-Uni est le pays dominant, il assoit son pouvoir monétaire et identifie son ennemi : l’Allemagne. Parce que c’est le pays qui lui ressemble, qui produit aussi du charbon, de l’acier et qui investit dans les chemins de fer. En considérant que les allemands sont leurs ennemis, les anglais se trompent. Il y a un pays qui fait la course en tête : la France. Personne ne le perçoit comme tel, c’est pourtant là que se développe l’industrie automobile et le cinéma…
Aujourd’hui, en période de crise, on attend la croissance de la part de deux zones : les États-Unis et les pays émergents. Mais qui sera l’équivalent de la France de la fin du XIXème siècle ? La Chine rêve de devenir le clone des États-Unis, l’Europe se contente de gérer son destin de future maison de retraite… L’avenir se jouera peut-être en Afrique. Quoi qu’il en soit, le véritable enjeu est que l’entrepreneur ait la conviction qu’on ne l’empêche pas de se développer et qu’il trouvera des imitateurs pour cautionner ce qu’il fait. En gardant à l’esprit qu’il ne faut pas projeter le passé. Les pays ou les individus qui réussissent sont ceux qui sont les plus fous, car ils sont capables de projeter, d’imaginer, de concevoir et de mettre en œuvre des projets qui n’existent nulle part. Comme, en France, De Dion Bouton qui était, en 1900, le plus grand constructeur d’automobiles au monde. Plus précisément, l’avenir appartient aux pays qui vont répondre aux attentes de l’économie mondiale en termes de connaissances et de savoir. Le pays qui va gagner est celui qui mettra son savoir, son intelligence, sa culture à la disposition du reste du monde. »
Guillaume Bigot : « Les bons patrons peuvent diriger n’importe quoi, les mauvais dirigeants peuvent réduire en poussière les plus beaux édifices, ils resteront mauvais quoi qu’on leur confie. »
« Les techniques de management apprises en école de commerce et appliquées en entreprise sont contre-productives, elles correspondent à ce qu’il ne faut surtout pas faire pour bien diriger. Le management, qui a remplacé le commandement, repose sur ce que l’on enseigne dans les business schools sous le nom de « sciences de gestion ». Pris isolément, les outils (marketing, finance, ressources humaines, logistique, stratégie…) se révèlent pertinents : ce ne sont pas les technologies qui posent problème, mais leur combinaison en un modèle systématique ainsi que leur application bornée. Entre la fin des années 1960 et le début des années 1990, trois chocs vont transformer le management originel, inspiré des sciences de l’ingénieur, en bousculant notamment la notion de hiérarchie : le mouvement contestataire qui culmine en 1968 (l’individualisme et l’hédonisme heurte l’usine taylorienne), la concurrence asiatique (avec les flux tendus et le lean management), et les technologies de l’information, prolongement de notre cerveau.
Le destin de toute collectivité est d’être entre les mains de son chef, le succès ou l’échec d’une institution dépend entièrement de sa tête. Prise en main par un coach brillant, une équipe médiocre peut devenir une machine à gagner, de même qu’une équipe mal dirigée court au désastre. On le constate notamment dans le sport et on l’a observé dans l’histoire, par exemple lorsque la République confia à Bonaparte le commandement de l’armée d’Italie, qui méritait à peine ce titre, et a pourtant balayé les redoutables régiments autrichiens. Autre exemple : la mise en échec de l’armée française et de ses troupes d’élite à Diên Biên Phu, vaincue par un petit homme fluet en pantalon de toile… Les bons patrons peuvent diriger n’importe quoi, les mauvais dirigeants peuvent réduire en poussière les plus beaux édifices, ils resteront mauvais quoi qu’on leur confie.
Les managers aiment recruter des clones, affichant le même pedigree, les mêmes diplômes, ou des ectoplasmes, incapables de leur faire de l’ombre. Pire, en devenant des managers, certains chefs ont rompu les amarres qui les attachaient à leurs troupes. La plupart des managers licencient comme ils respirent et débauchent comme ils touchent des bonus, de manière décomplexée. Ce n’est pourtant pas en ayant moins de salariés qu’une entreprise redémarre : s’il n’y a plus de marins, comment reprendre le vent ? Ce n’est pas en dépensant moins qu’on gagne plus ! Cette préférence pour le chômage révèle le malthusianisme des managers, licencier, c’est souvent la solution de facilité. Jusque dans les années 1980, pour un patron, se séparer de nombreux collaborateurs était synonyme d’échec. Aujourd’hui, un PDG qui, au lendemain de l’annonce de profits record, limoge des milliers de collaborateurs, se taillera une excellente réputation.
Certes, décider est angoissant car l’avenir demeure imprévisible. Niant l’imprévisibilité de la nature humaine comme ils nient celle de l’avenir, les managers ont secrété un monde formel, plein d’idées toutes faites, rempli d’indicateurs et de reportings, dans lequel tout leur paraît maîtrisable et prédictible. Les managers dirigent en appliquant des modèles (roue de Deming, matrice du BCG, matrice SWOT, modèle de Porter…) pour simplifier et imposer des solutions « clés en main ». Le manager hait la bureaucratie et la planification, mais que fait-il d’autre ? Appliquant les recommandations des petits livres rouges du management, les cadres des multinationales passent leur temps à scheduler, à établir des cahiers des charges, à écrire des procédures et à tenir d’interminables réunions. En appliquant bien sûr un principe de précaution, qui est surtout principe d’indécision. Si le principe de précaution avait été appliqué en juin 1944, les alliés n’auraient jamais débarqué…
Dans son tableau du mauvais chef, De Gaulle peignait déjà nos managers. Terré sous le principe de précaution, protégé par une ribambelle de consultants, couvert par une armée d’avocats, le manager décide de moins en moins lui-même. Même dépourvus de connexions à haut débit, les Romains décidaient bien plus que nos PDG affairés et amnésiques ! Débordé, le chef connecté à tout, donc à rien, à tous donc à personne, ne peut plus se concentrer sur les quelques décisions qu’il doit prendre lui-même, encore moins veiller à ce qu’elles soient appliquées. »