Le traditionnel symposium de Gartner s’est tenu en novembre dernier à Barcelone. La présence aux conférences de 4 000 participants, dont 1 600 DSI, et de 140 exposants au salon ITXpo semble confirmer l’intérêt pour la « vision » de Gartner. Point d’orgue de cette édition 2012 : le concept de « nexus of forces », combinaison de mobilité, de réseaux sociaux, de big data et de cloud computing.
Traduire « nexus of forces » n’est pas aisé. Pour Gartner, cette expression, empruntée à Luke Skywalker décrivant « The dark cave of Dagobah » dans le film Star Wars, représente la convergence et le renforcement mutuel des quatre grandes tendances (mobilité, social, big data et cloud computing) qui créent actuellement une rupture majeure dans l’évolution de l’utilisation des technologies numériques dans l’entreprise comme au sein de la société.
Pour Gartner, si chacune de ces quatre évolutions prise séparément n’est pas nouvelle, leur commune montée en puissance et la convergence (nexus) de leurs effets va provoquer la première grande mutation de l’utilisation des technologies à la fois par l’entreprise et par l’individu, mais aussi de la société en général. Empruntant la formule à Winston Churchill, le Senior Vice President de Gartner, Peter Sondergaard, annonçait : « Nous sommes à la fin du commencement », soulignant que l’informatique telle que nous l’avons connue allait devenir obsolète et que cela allait obliger les entreprises à imaginer de nouveaux usages et à construire une « nouvelle société de l’information ».
Tous mobiles
La mobilité devrait devenir la condition d’utilisation « normale » et le point d’accès standard à l’environnement numérique. Dans le monde, 821 millions de tablettes et de smartphones auront été vendus en 2012 et le milliard sera dépassé dès 2013. Treize millions de tablettes ont été acquises en 2012 dans le cadre de l’entreprise et dès 2013, la tablette constituera le principal vecteur de pénétration de la mobilité. Dès 2016, les deux tiers des employés « mobiles » seront équipés de smartphones et 56 % des smartphones utilisés dans le cadre professionnel utiliseront Androïd (contre 34 % actuellement).
Sur les tablettes, Windows 8 devrait prendre la troisième position derrière Apple et Androïd (avec, en 2016, 39 % de part de marché en équipement d’entreprise). Mais Windows 8 ne devrait pas être largement adopté sur le PC ou le portable et sa part de marché sur les smartphones restera faible, car près de 90 % des organisations devraient décider de « sauter » cette version de l’OS de Microsoft. À la fin de la décennie, on estime que trente milliards d’objets seront connectés en permanence et cent cinquante milliards occasionnellement.
L’évolution vers la mobilité posera un challenge majeur pour les entreprises car l’administration à distance (MDM : Mobile Device Management) et la sécurité seront primordiaux, de même que la prise en charge des équipements personnels des utilisateurs (BYOD : Bring Your Own Device). Pour des raisons à la fois budgétaires (diminution globale du TCO) et pratiques (les utilisateurs disposeront à titre personnel d’équipements beaucoup plus performants que ceux que pourra leur proposer leur entreprise), la DSI sera amenée à passer d’un modèle de fourniture d’un équipement à celui de service de prise en charge de l’équipement personnel. Avec deux autres implications : il faut dès à présent développer, ou adapter, les applications d’entreprise afin qu’elles soient accessibles à partir de ces équipements mobiles, et il faut se préparer à un déferlement d’applications professionnelles disponibles par Internet à partir des « stores ».
Pour Gartner, l’enjeu est de « bâtir une architecture de système d’information ouverte », même si cela pose d’importantes questions, en particulier dans le domaine de la sécurité. Du côté des fournisseurs, le challenge est lui aussi considérable et largement engagé : Nokia, Motorola et RIM sont en perte de vitesse sur ce marché où Apple et Google ont explosé. HP, Microsoft sur leur domaine sont directement concurrencés par Samsung et Apple.
Tous sociaux
La socialisation, à travers les grands réseaux sociaux, et le recours aux outils la favorisant vont très rapidement passer de l’utilisation grand public actuelle à une utilisation interne aux entreprises avec des conséquences importantes en termes d’organisation et de gestion. Concrètement, les organisations hiérarchiques devraient profondément évoluer vers plus d’ « horizontalité » et de travail en groupes et communautés d’intérêt. Pour Gartner, à échéance de trois ans, plus de dix organisations dans le monde dépenseront plus d’un milliard de dollars dans les médias sociaux, dans la perspective de gains importants en termes d’image mais aussi de collecte de données qui pourront ensuite être exploitées. « Les données de LinkedIn ne seront-elles pas à terme plus complètes et actualisées que celles gérées par votre DRH ? », s’interroge Gartner.
Les challenges à relever sont ici aussi considérables : les possibilités d’interfaçage avec les grands réseaux sociaux (Facebook, LinkedIn, Youtube, Twitter, etc.) qui sont apparues en 2012 vont se développer. La gestion de la fédération d’identité (création de compte par un individu sur le site Web d’entreprise et log sur ce compte à l’aide des identifiants d’un réseau social, par exemple Facebook), tout comme l’accès aux données de ces grands réseaux et leur utilisation vont poser à la fois des problèmes de développement de nouvelles applications et de traitement des données (voir big data ci-après). L’analyse de ces données sera fondamentale pour mieux comprendre et recruter des des clients, même si de nombreuses interactions avec ces réseaux ne seront pas « spontanées » (émises par un individu) mais payées et automatisées à partir de serveurs.
Des big data partout
L’augmentation spectaculaire de la quantité de données disponibles est la conséquence de plusieurs phénomènes : l’équipement de plus en plus important des consommateurs en outils numériques générant comme sous-produits des informations comportementales, l’explosion des équipements fonctionnant en mode « machine-à-machine », eux-aussi sources de données, et enfin la mise à disposition de données amassées et gérées par différents organismes, dont les collectivités et les administrations (Open Data). En 1980, un consommateur consacrait 0,8 % de ses revenus à des achats « technologiques ».
Cette part est passée à 3 % en 2011 et devrait atteindre 3,5 % dès 2015. Les challenges issus du développement des données sont multiples. Outre celles liées à la sécurité et à la confidentialité, le stockage, le traitement et l’analyse de ces masses de données constitueront une des prochaines problématiques à traiter pour les organisations. Leur maîtrise conditionnera la connaissance des besoins clients, de la concurrence, des opportunités à venir, etc. Au-delà du développement de technologies adaptées comme les bases de données NoSQL, les traitements « in-memory », les besoins en stockage de masse et en puissance de calcul devraient accélérer le développement du cloud computing (85 % des entreprises devraient externaliser l’analyse de leurs big data).
Il apparaît évident que les entreprises tireront à terme profit, non pas comme aujourd’hui, de la simple exploitation des données qu’elles génèrent, mais aussi de la qualité de leurs algorithmes prédictifs et de leur capacité à utiliser les big data pour convertir leurs produits en services. Dans ce contexte, Gartner estime que la prise en compte des enjeux liés à l’exploitation des données devrait créer 4,4 millions d’emplois d’ici à 2015, dont 1,9 million aux États Unis, chacun de ces emplois en générant trois autres en dehors du périmètre de l’IT. Mais, en pratique, cette expansion devrait être freinée par le manque de compétences et de profils adaptés sur le marché, seulement un tiers des postes étant pourvus.
Tout et tous dans le cloud computing
Le cloud computing constitue intrinsèquement un domaine à part entière en très forte évolution, mais il est en fait le vecteur supportant les trois autres forces. Son développement va considérablement s’accélérer au fur et à mesure que ses vrais avantages se révèleront. Aujourd’hui, 90 % des services de cloud computing sont acquis par souscription alors que le vrai bénéfice en termes de coût apparaîtra lorsque la facturation à la consommation réelle sera la règle.
Bien sûr, la capacité d’évolution des solutions, l’accès à des domaines applicatifs nouveaux, la possibilité de faire face aux variations de charge et de trafic, l’obtention de niveaux de maturité inatteignables autrement (sécurité, PRA), le calcul parallèle, les engagements sur les niveaux de services sont des avantages incontestables, mais c’est l’élasticité, c’est-à-dire la capacité à augmenter le service, mais aussi à le réduire en fonction des besoins, qui devrait constituer un avantage majeur. Le challenge pour les entreprises sera multiforme : il portera, d’une part, sur le passage au « cloud privé », c’est-à-dire l’implémentation en interne des technologies et méthodes du cloud public (virtualisation, industrialisation, provisionning, etc.) afin d’optimiser et rationnaliser l’utilisation du datacenter.
Il portera d’autre part sur le recours opportuniste aux services offerts par le cloud public en matière de PaaS et de SaaS. À ce titre, l’intérêt des décideurs pour les offres globales d’externalisation de la bureautique, la messagerie, le collaboratif… telles que Google Apps et Office 365 est caractéristique des formes d’adoption du cloud computing envisageables à relativement court terme. Le marché du cloud computing va se scinder en deux grands domaines : le cloud computing « grand public » apportant des services aux consommateurs en tant qu’individus, et le marché en fort développement des entreprises (qui devrait doubler d’ici à 2016). Les conséquences pour les grands fournisseurs de services actuels devraient être importantes car, selon Gartner, vingt des cent premières sociétés mondiales seront amenées à faire évoluer radicalement leur offre d’ici à 2014.
« Focus, Connect, Lead »
Quelle stratégie d’entreprise dans un tel contexte d’évolution ? Pour Gartner, les dépenses technologiques globales des entreprises devraient progresser dans les prochaines années, mais essentiellement hors l’informatique. En 2000, seulement 20 % des dépenses technologiques étaient réalisées sous cette forme, alors qu’à la fin de la décennie, ce seront dans certains secteurs, par exemple les médias, près de 90 % des dépenses IT qui se feront en dehors du périmètre de la DSI.
Pour celle-ci, le challenge consiste donc à se doter d’une organisation capable d’accompagner et/ou de gérer ces projets d’un type nouveau : « Aujourd’hui, en entreprise, tous les budgets sont des budgets IT » (comprendre : qui incluent une composante utilisant les technologies numériques). Se focaliser (« focus ») sur le « nexus » des quatre forces, ouvrir l’entreprise en développant sa connectivité (« connect ») en investissant massivement dans la sécurité, insuffler et manager des projets d’un type nouveau (« lead ») seront les trois axes majeurs de la gouvernance dans les années à venir, assure Gartner.
Dès 2015, une entreprise sur quatre devrait prendre en compte une telle évolution. Ce nouveau périmètre impliquera également une évolution de la fonction même du responsable du système d’information vers une nouvelle définition de « Chief Digital Officer » (responsable de l’entreprise numérique ou de la numérisation de l’entreprise ?) et de l’organisation en elle-même afin de faire une place majeure à l’innovation. Les conséquences du « nexus of forces » s’annoncent donc bien majeures, ne serait-ce que par le déplacement du centre de gravité et du périmètre du système numérique global, de l’intérieur vers l’extérieur de l’entreprise.