Toutes les entités d’une entreprise, y compris la DSI, sont confrontées à des risques quant à la pérennité de leurs compétences. L’idéal est de pouvoir transférer celles-ci avant qu’il ne soit trop tard… Et avec la bonne approche. Le point de vue de Laurence Sarton et Robert Diez, auteurs d’un ouvrage sur le transfert de compétences.
BPSI Pourquoi faut-il s’intéresser aux transferts de compétences ?
Laurence Sarton. Pendant longtemps, la notion de transmission du savoir-faire était inscrite dans la culture de la plupart des métiers. Ce principe a hélas été progressivement abandonné au profit de notions de qualification, de métiers et de compétences traduites en modèles de connaissances et de savoir-faire technique. Ainsi, les démarches traditionnelles en matière de compétences, notamment la GPEC (gestion prévisionnelle des emplois et des compétences), ont souvent consisté à produire des référentiels qui sont en fait des outils de description synthétique des emplois, par leurs activités et leurs compétences induites à partir d’une vision partagée de l’organisation du travail.
À ces limites s’ajoutent d’autres facteurs qui incitent à s’intéresser aux transferts de compétences : d’abord des enjeux démographiques, avec de nombreux départs en retraite, donc des pertes potentielles de compétences et de savoir-faire. C’est hélas souvent au moment de leur départ en retraite que les entreprises prennent conscience de la véritable nature de l’apport des salariés expérimentés, et donc du rôle de l’expérience dans le développement de certaines compétences, notamment de compétences stratégiques, liées au maintien et au développement de la valeur ajoutée de l’entreprise. Ensuite, il y a des enjeux organisationnels dans la mesure où les environnements de travail exigent davantage de créativité et d’innovation. Et la formation ne suffit plus pour répondre aux besoins d’acquisition de compétences.
BPSI En quoi ces référentiels sont-ils insuffisants ?
Robert Diez. Ces référentiels ont certainement fait beaucoup progresser l’influence des services RH et permis de développer de nouvelles pratiques en matière d’évaluation, de recrutement, de formation. Mais, en réalité, il s’agit d’une approche très normative, résultat d’une vision taylorienne relativement figée du travail et de l’organisation. Et l’on constate que les effets attendus, notamment par les individus quant à la reconnaissance de leurs talents individuels, d’élargissement de leurs perspectives de carrière et d’ouverture de trajectoires professionnelles, ne se sont pas vraiment au rendez-vous. La signature d’accords de GPEC en tout genre laisse souvent les salariés très insatisfaits quant à leur besoin d’être reconnus dans leur travail.
BPSI Est-ce difficile de gérer des transferts de compétences ?
Laurence Sarton. Pour anticiper le risque de pertes de compétences, les dirigeants vont se heurter d’emblée à deux difficultés. La première est liée à l’identification des compétences à conserver et aux modalités de conservation ou de transfert. La seconde difficulté réside dans la cohabitation des générations, avec des individus de formation et de cultures différentes. D’autant que les plus âgés ne sont pas nécessairement motivés à l’idée de transférer leur expérience aux plus jeunes, surtout s’ils ont l’impression qu’il s’agit d’un préalable à leur licenciement ! Notons toutefois que les plus expérimentés dans un domaine ne sont pas toujours les plus âgés.
BPSI Mais comment définit-on une compétence ?
Robert Diez. Si l’on reprend les travaux de référence menés par Guy Le Boterf, qui a publié plusieurs ouvrages aux Éditions d’Organisation sur ce sujet, la compétence est la résultante de trois facteurs. D’abord, un « savoir agir », en combinant et en mobilisant des ressources pertinentes. Ensuite, un « vouloir agir » qui reflète la motivation de l’individu, dans un contexte plus ou moins incitatif. Enfin, un « pouvoir agir » dans un contexte, une organisation du travail et un environnement managérial qui rendent possibles l’exercice de responsabilités et la prise de risques.
Il convient aussi de distinguer les compétences explicites des compétences implicites. Les premières sont les compétences formalisables, que l’on peut transcrire, définir par des procédures et des modes opératoires ou intégrer dans des logiciels. Les secondes, peu structurées, difficiles à décrire et fondées sur l’expérience personnelle car elles intègrent des dimensions cognitives et relationnelles, sont intégrées aux individus, sous la forme d’un savoir-faire pratique, de modes d’action et d’intuitions personnelles.
Ces compétences tacites peuvent représenter plus de 70 % des compétences mobilisées en situation de travail. On notera d’ailleurs qu’à partir d’un certain niveau de savoir-faire, l’individu lui-même n’est plus conscient de l’étendue de ses compétences.
BPSI En fonction de cette distinction, comment transférer les compétences explicites et les compétences implicites ?
Laurence Sarton. Les compétences explicites sont assez simples à transmettre parce qu’elles peuvent être formalisées sur des supports variés (logiciels, livres, documentations numériques, procédures…). Quant aux compétences tacites, il faut être conscient que leurs détenteurs sont presque toujours incapables de les formaliser eux-mêmes. De fait, le transfert de compétences tacites, difficiles à formaliser et à mémoriser, est complexe alors qu’elles sont souvent indispensables au bon fonctionnement des entreprises, en particulier dans la gestion de situations complexes.
Le transfert ne peut se faire qu’à travers un partage d’expériences entre les salariés expérimentés (les « transférants ») et les salariés apprenants (les cibles), avec des modalités d’apprentissage relativement formelles, en situation réelle de travail. Il s’agit de faire travailler ensemble celui qui a l’expérience et celui qui n’en a pas, en les mettant en situation de gérer des situations complexes, de manière à révéler les véritables savoir-faire. Dans ce cadre, celui qui est en situation de recevoir cherchera à décrypter les bonnes pratiques développées par celui qui a l’expérience. Certes, il pourrait arriver à développer seul ces pratiques, mais autant gagner du temps
BPSI Concrètement, comment se déroule une démarche de transfert de compétences ?
Robert Diez. Un processus de transfert se déroule en cinq phases. La première consiste à identifier et à reconnaître la valeur des compétences tacites à transférer. S’il n’y a aucune plus-value, il y peu d’intérêt à effectuer un transfert… La deuxième étape consiste à accompagner le nécessaire effort d’acquisition de la cible, de manière à favoriser la collaboration entre le transférant et la cible. Ensuite, il faut veiller à l’assimilation par la cible, qui doit comprendre l’intérêt et la valeur, des compétences transférées. La quatrième phase concerne l’adaptation par la cible des compétences acquises au contexte dans lequel elle évolue. Enfin, on doit veiller à la réelle appropriation par la cible des compétences pour qu’elle puisse les exploiter, les transposer dans d’autres contextes et les améliorer.
BPSI Quels sont les prérequis à respecter ?
Laurence Sarton. Le premier prérequis est de partager l’intérêt pour un métier : si cette condition n’est pas présente, le risque d’échec est élevé. Il faut garder à l’esprit que transférer n’est pas cloner, surtout pour transférer des compétences tacites. N’oublions pas également que, si le savoir-faire se transmet, la compétence s’apprend. Ensuite, transférer, c’est faire face ensemble à des situations complexes. Autrement dit, pour que le transfert se fasse, il faut que le « transférant » et la cible aient à gérer ensemble des situations professionnelles complexes dans lesquelles il convient de mobiliser les compétences à transférer. Donc, un dispositif de transfert doit être défini en amont de sa mise en œuvre, en précisant le rôle de chacun et les situations, suffisamment complexes et pédagogiques mais pas trop spécifiques, qui serviront de support au transfert.
BPSI Il y a pourtant des résistances des individus. Comment s’expliquent-elles ?
Robert Diez. On constate que généralement, tout le monde accepte de transmettre ses compétences et ses savoir-faire. Lorsqu’il y a blocage, c’est souvent parce que l’environnement managérial n’a pas su valoriser les individus ou qu’il y a des conflits. On ne peut donc pas décréter un transfert de compétences, il doit être accompagné d’un engagement managérial fort. Il faut également que le management intermédiaire accepte que le transfert de compétences ne passe pas nécessairement par lui.
En résumé, plusieurs conditions favorables au transfert de compétences doivent être réunies : l’expertise et la mobilisation du « transférant » (doté d’une expertise avérée et reconnue), l’adhésion de la cible, l’engagement de la direction générale (pour lancer le projet, arbitrer et valider) et la qualité de l’environnement de travail (relations entre les individus, souplesse de l’organisation, et mode de gestion valorisant des ressources humaines). Pour favoriser un transfert de compétences, l’encadrement ne doit pas avoir peur d’en savoir moins que ses collaborateurs…
Comment distinguer les compétences explicites et les compétences implicites | ||
Compétences explicites | Compétences implicites | |
Nature | Objectives et rationnelles | Expérimentales et subjectives |
Formalisation | Documents, référentiels, procédures | Non formalisables, liées à l’expérience |
Accessibilité | Visibles et accessibles | Personnelles |
Modes de transmission | Formation, autoformation, tutorat… | Transfert de compétences |
Modalités d’évaluation | Définies et normées (référentiels) | Spécifiques, adaptées à la nature de la situation |
Critères d’évaluation | Contrôle de conformité de respect des règles | Appréciation de l’efficacité, de la créativité |
Source : Transférer les compétences, Eyrolles, 2012. |
Pour en savoir plus
Transférer les compétences, comment éviter les pertes de compétences stratégiques, par Robert Diez et Laurence Sarton, Eyrolles, 2012, 193 pages.