Comment le Web 2.0 transforme les organisations

Une étude publiée (*) sous l’égide de la Fondation Cigref examine comment le Web 2.0 modifie les organisations, qui deviennent des « entreprises 2.0 ». Pour cela, les auteurs ont étudié le Web 2.0 sous quatre grands aspects : en tant que plate-forme, comme réseau de communication étendu, comme support communautaire et, enfin, comme un modèle favorisant l’émergence d’idées. Et se sont ensuite penchés sur sept cas d’entreprises ayant mis en œuvre des projets 2.0, pour en analyser les implications sur l’organisation.

Définir le Web 2.0 est un exercice délicat. Le terme évoque une évolution majeure, mais les implications peuvent être très différentes selon qu’il s’agit de changements quantitatifs (un très grand nombre de technologies faisant leur apparition en même temps) ou de changements dans les usages et les visions qui sous-tendent les technologies.

Avec les applications Web 2.0, l’individu devient l’élément central de la réflexion, que ce soit en termes de génération de contenus ou de besoins informationnels et de coordination. Dans ce contexte, le développement classique cède la place à une logique d’assemblage, concepteurs d’applications et DSI devenant des « agrégateurs » d’applications et de services.

Le Web 2.0 dans ses implications pour l’entreprise apparaît sous quatre grands visages :

  1. en tant que plate-forme (applications qui maximisent les effets de réseau) ;
  2. comme support des interactions « many-to-many » (multiplicité d’interactions) :
  3. comme porteur d’une collaboration généralisée (la communauté avant la hiérarchie) ;
  4. en réintroduisant l’émergent dans les processus (grâce à la libre participation et aux capacités des outils à tracer, guider, répertorier et mémoriser les échanges).

Les auteurs de l’étude ont sélectionné sept études de cas représentatives des applications du Web 2.0 afin d’analyser les implications de ces projets sur les organisations concernées. Trois cas concernent des grands groupes français : Valeo, Orange et Bouygues Telecom.

Valeo : la transformation sans rupture

L’équipementier automobile Valeo possède de nombreux sites dans le monde. Ceux-ci sont autonomes pour mettre en œuvre la stratégie du groupe. Néanmoins, les entités opérationnelles doivent respecter certaines pratiques et standards définis par la direction.

Dans ce contexte, le groupe a choisi de déployer un dispositif de pilotage du progrès avec l’aide de la société MNM Consulting. Pour cela, il utilise une méthode dénommée « Roadmaps de Management » (RM), déposée sous la marque 5 Steps. Cette méthode repose sur des tableaux de bord en deux dimensions : l’évolution, traduite par une échelle à cinq niveaux, et les objets à améliorer. À travers ces tableaux sont présentés les bonnes pratiques et les objectifs stratégiques.

L’outil de gestion RM doit évoluer vers un logique 2.0 afin d’améliorer son appropriation par les utilisateurs. Plusieurs pistes sont envisagées.Il est possible d’en faire une plate-forme centrale agrégeant d’autres applications. Dans ce cas, des flux de données peuvent être utilisés pour servir d’indicateurs de charge dans l’organisation, en intégrant tous les flux informationnels. Les RM deviendraient alors un système de mesure de l’activité de l’entreprise. Il faut néanmoins veiller dans ce cas au risque de surcharge informationnelle pour les acteurs impliqués.

Les RM peuvent aussi devenir une plate-forme d’intelligence collective et distribuée, voire une plate-forme de coconception dans une optique d’innovation, de résolution de problèmes ou de diffusion des bonnes pratiques.

L’évolution vers le Web 2.0 permettra également aux utilisateurs de jouer un rôle plus important, apportant eux-mêmes de la valeur au service qu’ils utilisent en modifiant et en enrichissant les contenus. Il faut néanmoins réfléchir aux incitations à mettre en place pour que la plate-forme soit régulièrement alimentée en contenus. L’autre point de vigilance concerne le contrôle des informations et des connaissances diffusées, ce qui ne peut se faire sans un travail très en amont sur les accès. Enfin, un fonctionnement de type communautaire pose la question de la coordination et de l’orientation des actions vers les objectifs stratégiques. Les RM peuvent alors s’adapter aux objectifs des différents acteurs, dans une logique de personnalisation des tableaux de bord.

Dream Orange, le Web 2.0 pour repenser les modalités de la relation client

En 2009, Orange Labs, entité de recherche de l’opérateur télécom Orange, et le laboratoire Dauphine recherches en management ont démarré une expérience de « café numérique », destiné à accompagner les clients dans leurs parcours d’usages. Le concept a été mis en œuvre à travers le bulletin board (tableau d’affichage) du site dreamorange. Dans cet outil de type forum de discussion, un thème en rapport avec la vie numérique est choisi par la communauté ou par un animateur.

Ensuite, des internautes sont recrutés pour participer à la discussion. L’animateur a pour rôle d’encourager les échanges, en relançant la discussion, en rebondissant, en capitalisant sur ce qui a été dit, etc. Le processus dure en moyenne deux semaines. L’objectif est de coproduire de la connaissance avec les internautes, clients ou non d’Orange.

Avec cette initiative, il ne s’agit pas de vendre des produits ou des services, mais plutôt d’acquérir des connaissances sociologiques, techniques ou autres, qui peuvent ensuite être utilisées dans le cadre de la relation client au sens large. La démarche concerne en effet tous les acteurs de la relation client, depuis les commerciaux jusqu’à la R&D, qui peut s’appuyer sur ces « cafés numériques » pour imaginer de nouveaux services, en passant par le marketing qui améliore ainsi sa compréhension des usages.

Les retombées sur l’organisation sont nombreux. Il est important de coordonner les différentes entités afin que les résultats produits par ce type de démarche essaiment assez naturellement dans l’organisation. À défaut, le café numérique pourrait faire émerger des stratégies qui seraient ignorées ou freinées par les acteurs en place.

Bouygues Telecom expérimente l’Intranet 2.0

Au sein du groupe Bouygues, l’opérateur Bouygues Telecom a entrepris une refonte de son intranet afin d’en faire une plate-forme de services intégrés et d’outils collaboratifs. Ce projet, dénommé « Wooby 2.0 », prévoit notamment la mise en place d’un agrégateur de contenus personnalisable, un service de partage de vidéos, une version pour smartphones et un réseau social interne, Wooby Network. Cette refonte a pour principaux objectifs de :

  • simplifier l’accès à l’information ;
  • favoriser l’efficacité des collaborateurs ;
  • faciliter la collaboration et le partage d’expertises.

La mise en place du réseau social interne avait pour objectif de rapatrier en interne l’usage des réseaux sociaux, répandu parmi les collaborateurs du groupe. Il s’agissait de faire en sorte que les utilisateurs aient envie de communiquer sur des sujets professionnels de manière très ludique et plus interactive. Wooby Network est un outil d’échange professionnel et de partage de bonnes pratiques, inspiré d’outils comme Facebook, Viadeo ou Twitter. L’inscription se fait de manière volontaire, avec la création d’un profil. Les utilisateurs peuvent créer ou rejoindre des communautés à l’intérieur du réseau social. Ils peuvent aussi créer des flux d’information et les personnaliser, ou encore visualiser le réseau en situant les collaborateurs proches d’eux, que ce soit au niveau géographique ou en termes d’intérêts.

Sur 7 000 collaborateurs ayant accès au réseau, 700 ont créé un profil et 300 l’utilisent régulièrement, six mois après sa création.

Lors de la mise en place, les craintes étaient plutôt du côté de la hiérarchie, habituée à une communication interne réfléchie et travaillée, que du côté des collaborateurs, l’outil ne servant pas à contrôler les communications.

L’entreprise a mis en place trois fonctions pour organiser les pratiques Web 2.0 :

  • un responsable des publications internes et sur l’intranet ;
  • un responsable intranet ;
  • un responsable de l’entité « Mobilité, Portails et Support Business » au sein de la DSI.

Un « comité 2.0 » et une charte d’usage ont été mis en place pour faciliter la gouvernance des pratiques 2.0. Le comité a été mis en place avec la DRH, la direction des nouvelles technologies et la DSI. La charte pose, quant à elle, certaines règles pour le bon usage d’Internet, notamment des sites comme Facebook. Elle a vocation à évoluer avec les usages et repose sur le principe « confiance a priori, contrôle a posteriori », renvoyant au règlement intérieur et à la politique de sécurité informatique quand c’est nécessaire.

Les défis du management 2.0 dans l’univers gouverné des organisations

Le Web 2.0 modifie en profondeur toutes les dimensions de ce management : organisation, ressources, modes de conception, nature et mode de détermination des objectifs, gestion des espaces et des temporalités. Pour le management, le défi sera de canaliser l’énergie du Web 2.0 et en tirer le meilleur parti face à la multiplication des communautés, l’émergence de pratiques transverses, « l’évasion » des ressources, l’individualisation des parcours et des profils. Les entreprises doivent également s’adapter à la « coopétition » et à l’interopérabilité, fortement accrues par le Web 2.0. Elles doivent enfin maîtriser le langage de la collaboration étendue afin de simplifier l’accès et la compréhension des objets manipulés. Technologies de recherche, métadonnées et référentiels sont autant d’enjeux clés pour cultiver des champs de création de valeur pour demain.

Peu d’organisations ont aujourd’hui remplacé les systèmes hiérar­chiques traditionnels, fondés sur le contrôle et la super­vision, par des organisations participatives. Un système participatif se caractérise par une stratégie formelle et délibérée de participation, l’attribution de rôles non uniquement consultatifs, une participation aux processus, l’implication d’un large panel de parties prenantes et une culture fondée sur la croyance dans les vertus du respect et de la considération mutuelle. Plusieurs contraintes expliquent le faible recours à ces modèles : culture du contrôle, évaluation du management sur sa capacité à superviser, bureaucraties existantes… Mais il ne suffit pas d’utiliser des outils 2.0 pour transformer une organisation hiérarchique centralisée en organisation participative. Il existe des communautés très rigides et contraignantes, tout comme il existe des hiérarchies ouvertes qui savent favoriser les initiatives. La seule vision communautaire ne saurait donc constituer le socle de base de l’organisation 2.0.


Quatre défis pour un management 2.0

  1. Associer « one-to-many » et « many-to-many » : les acteurs de l’entreprise sont de plus en plus connectés à leur univers professionnel, ce qui conduit à l’apparition de nouvelles interactions et de processus transversaux de résolution des problèmes, capitalisation des bonnes pratiques, etc. Bien utilisés, ces processus constituent un vecteur puissant de motivation et de progrès.
  2. Mobiliser le collectif : il ne s’agit plus seulement pour les managers de mobiliser la structure qu’ils dirigent, mais de contribuer à la mobilisation d’une communauté d’individus engagés dans une multiplicité de groupes. Cela suppose une capacité de coordination et de focalisation des efforts, plus que d’injonction.
  3. Maîtriser une organisation à plusieurs dimensions : dans le modèle idéal du 2.0, les organisations ne sont plus hiérarchiques, ni fonctionnelles, ni matricielles, ni territoriales, ni orientées processus ou projets : elles intègrent tous ces éléments ! La capacité à modéliser l’entreprise étendue est primordiale.
  4. Valoriser l’individu et le protéger : les rôles de facili­tateur, communicateur ou expert deviennent plus visibles, ainsi que les mécanismes de reconnaissance par les pairs.

Piloter l’entreprise étendue : quatre priorités pour les SI et leurs managers

1. Le pilotage multidimensionnel et les référentiels enrichis
Il existe plusieurs manières de modéliser les informations d’une organisation. Ce sont les modèles hybrides, associant des vues hiérarchiques issues du monde décisionnel et des représentations multidimensionnelles mettant en relation des informations, qui semblent les mieux adaptés au Web 2.0. Dans ces modèles, chaque facette de l’organisation peut en effet être vue comme un axe d’analyse, ce qui permet de prendre en compte différents modes de management.

2. La gestion des communautés
La notion de groupe était jusqu’à présent quasi absente des grands outils de pilotage et de contrôle. C’est en train de changer. Les possibilités de communication instantanée, les équipes virtuelles, les entreprises étendues et les pratiques de coopétition soulèvent de nouveaux enjeux en termes de coordination et de pilotage des ressources. L’intelligence collective s’ajoute à l’intelligence individuelle, et les communautés forment l’organe fédérateur de l’intelligence collective.

3. La gestion et la gouvernance de l’organisation
L’information se multiplie et se dissémine, tout comme la désinformation. Il faut à la fois protéger et communiquer de l’information, ce qui suppose une gestion fine des flux d’informations entre les organisations et les personnes. Pour cela, il doit exister des règles de gestion et des outils techniques, mais aussi une discipline collective. Chaque organisation doit formuler sa propre charte et former ses collaborateurs à son usage. L’organisation gouvernée doit être capable de décrire complètement sa gouvernance dans un annuaire fonctionnel étendu.

4. La gestion des capacités organisationnelles
La structuration et la maîtrise des connaissances métiers, traduites sous forme d’actions confiées aux acteurs de l’entreprise, sont essentielles pour la performance de l’organisation. Il s’agit donc de définir une méthodologie pour contrôler la manière dont l’organisation est au service des communautés. Un système de tableaux de bord capable de traiter l’horizon stratégique, tactique et opérationnel peut permettre de construire un outil collectif de motivation individuelle, permettant à chacun d’apporter à la communauté et d’en recevoir. Tout comme l’ERP gère la performance de la chaîne de valeur, cet outil formerait un « Enterprise Capacity Planning » permettant de piloter l’évolution organisationnelle. •


(*) L’impact du Web 2.0 sur les organisations, étude réalisée par Sonia Cheffi, professeur à l’École de management de Normandie, Sébastien Damart, maître de conférence au Cnam Paris et chercheur au sein du laboratoire M-Lab, Albert David, professeur à l’Université Paris-Dauphine et directeur du laboratoire M-Lab, Amir Hasnaoui, professeur assistant en systèmes dinformation et TIC à l’ESC de La Rochelle et, enfin, Nicolas Monomakhoff, créateur de la société MNM Consulting.