Comment sortir d’une impasse budgétaire

La direction financière d’une grande entreprise de services met en œuvre un nouveau logiciel de contrôle de gestion. Mais se heurte à une forte résistance au changement de la part des managers concernés. Comment redresser la situation ? Avec une approche pragmatique de gestion du changement.

C’est l’histoire d’une entreprise de services, « leader sur son marché », organisée en directions régionales et agences, et dont la direction financière décide de mettre en place un nouveau système de comptabilité et de contrôle de gestion. Un simple aménagement des processus ? Hélas non : cette situation, présentée comme étude de cas lors d’un séminaire organisé par Micropole Consulting, a failli mal tourner pour l’entreprise.

Auparavant, le suivi budgétaire des agences était réalisé sur Excel et uniquement pour les grandes masses. Le nouveau système permet un suivi beaucoup plus détaillé et des simulations en temps réel. Chaque agence connaît désormais son compte d’exploitation et, nouvelle mesure mise en œuvre par le directeur financier, les bonus des managers sont dorénavant calculés par rapport au budget (écarts par rapport aux prévisions) et non par rapport aux résultats de l’année précédente.

« Lors du premier exercice budgétaire, raconte Nordine Saïdani, consultant senior chez Micropole, il se révèle que le logiciel complexifie beaucoup la tâche des contrôleurs de gestion, avec une multiplication des va-et-vient : la surcharge de travail n’a pas été anticipée et les directeurs régionaux finissent par laisser la direction financière achever seule la mise au point du budget. »

L’année suivante, les budgets ne sont pas atteints pour 80 % des agences et peu de bonus sont versés aux managers avec des écarts injustifiés entre les différentes agences. « Ce que la direction financière croyait un changement mineur s’est révélé une véritable bombe à retardement pour elle-même », observe Nordine Saïdani.

Résultat : les directeurs régionaux s’estiment trahis et engagent une guerre de tranchées avec la direction financière. Leurs stratégies consistent notamment à minimiser leurs budgets pour maximiser leurs bonus, à sacrifier un bonus annuel (en minimisant le chiffre d’affaires) pour en obtenir un plus important l’année suivante, ou encore à profiter des redécoupages de zones entre agences pour majorer le chiffre d’affaires des zones qu’ils cèdent et minorer celui des zones qu’ils acquièrent. Avec, en outre, une contestation sur la formule de calcul des objectifs…

De l’art de pourrir une situation

« Le budget devient alors le seul sujet de discussion, au détriment du développement du chiffre d’affaires, une situation absurde où tout le monde perd », résume Nordine Saïdani. Le temps budgétaire s’est considérablement allongé : de quelques semaines avec l’utilisation d’Excel à plusieurs mois avec la nouvelle application. De fait, la position de la direction financière est instable entre, d’un côté, des contrôleurs de gestion juniors qui se frottent à des directeurs d’agences plus aguerris qu’eux et qui les amènent à faire des concessions pas nécessairement en phase avec les intérêts de l’entreprise, et, d’un autre côté, des directions régionales qui décrédibilisent la direction financière en la poussant à justifier chaque détail et contradiction…

Comment redresser la situation ? « D’abord en fixant un objectif clair qu’il faut faire partager, conseille Nordine Saïdani. En l’occurrence : le respect du budget cible pour 80 % des agences. » Ensuite, en présentant le logiciel aux agences et aux régions dans le cadre de séances de formation conjointes entre les directeurs régionaux, les directeurs d’agences et les contrôleurs de gestion. Enfin, une comparaison entre agences est réalisée. « Cela permet de repérer les bonnes pratiques qui peuvent être répercutées partout, mais aussi des anomalies qui peuvent être corrigées », ajoute Nordine Saïdani.

Résultat de cette approche : une professionnalisation des contrôleurs de gestion, un gain d’autonomie pour les agences et une homogénéisation de leur performance. « Les responsables d’agences ont été demandeurs de plus en plus de simulations et s’approprient progressivement l’outil, observe Nordine Saïdani.

Le contrôleur de gestion passe de gendarme à partenaire et l’attitude des directeurs change : alors qu’ils tendaient à défendre leurs intérêts sans se préoccuper de ceux des autres, ils en viennent à faire des suggestions d’améliorations générales et à proposer de nouvelles stratégies. »

Les trois erreurs du changement

« Dans cet exemple, la direction financière a commis les trois erreurs classiques en matière de gestion du changement », assure Christophe Faurie, consultant, enseignant à l’université Paris-Dauphine et à l’Institut international du management, et auteurs de trois ouvrages sur la gestion du changement (*).

La première : penser que le passage en force peut réussir. « La direction financière veut piloter l’entreprise avec un logiciel et son raisonnement est le suivant : elle décide du budget et lie les bonus de ses directeurs à sa réalisation. Par conséquent, ils sont contraints de le réaliser, pense-t-elle. Implicitement, elle considère les managers comme des irresponsables, ce qui leur donne une position idéale pour résister au changement. Or, ce sont eux qui ont le pouvoir effectif et qui sont en situation de force. »

La paralysie qui en découle conduit inévitablement à ce que l’entreprise finisse par céder. « L’entreprise est un système complexe et les managers tendent à maintenir le statu quo », résume Christophe Faurie.

Deuxième erreur : penser qu’un changement peut réussir sans contrôle. « La direction financière attaque de front plus d’une centaine de managers et, en plus, s’en prend à ce qu’ils ont de plus cher : leur bonus, observe Christophe Faurie. Elle est dont en infériorité numérique et de motivation ».

Troisième erreur : un changement mal mené, qui conduit à une dislocation du lien social. « Le changement donne le signal du chacun pour soi et c’est redoutable, parce que chacun cherche la faiblesse de l’autre et cela peut conduire à une défaillance des organes vitaux d’une organisation, ajoute Christophe Faurie. Les directeurs ont trouvé le point faible de la direction financière, sa méconnaissance du métier et ils l’ont paralysée : que se serait-il passé si la situation s’était éternisée ? »

Le rattrapage du projet par la direction financière a précisément permis d’atténuer les effets de ces trois erreurs classiques en matière de gestion du changement. « Ceux qui ont le pouvoir effectif sur le changement ont été placés en situation de responsabilité, le changement a été contrôlé et a progressé par petits groupes « d’hommes-clés » et il a été compris que l’entraide reste la règle du jeu », résume Christophe Faurie. Et, pour ce dernier, il convient de toujours rester optimiste : « Je n’ai jamais vu un changement raté que l’on ne peut rattraper, même dix ans après… » •

(*) Conduire le changement : Transformer les organisations sans bouleverser les hommes (Éditions l’Harmattan) ; Conduire le changement : les gestes qui sauvent (Éditions Maxima) ; Conduite et mise en œuvre du changement : l’effet de levier (Éditions Maxima).

Gestion du changement : situations à risques et antidotes
 Dangers  Antidotes
 Conception
  • Organisation passive qui favorise la résistance
  • Processus non maîtrisés
  • Organisation responsable pour empêcher la résistance
  • Contrôler le changement, à travers des petits groupes
Mise en œuvre
  • Le « chacun pour soi » où chacun est ennemi de l’autre
  • Le dilemme du prisonnier (*)
  • Inciter à l’entraide à travers des hommes-clés
  • Intervenir sur toutes les failles
(*) Dans un jeu, situations où deux joueurs auraient intérêt à coopérer, mais où les incitations à trahir l’autre sont si fortes que la coopération n’est jamais sélectionnée par un joueur rationnel lorsque le jeu n’est joué qu’une fois. Source : Micropole Consulting
Les sept principes du contrôle du changement
 Principe  Commentaire
 Pour chaque phase de changement, un cadre de temps court Essentiel au dynamisme de la transformation, qui doit être un « sprint » (pas plus de six semaines pour les phases les plus compliquées).
 Une « Task Force » des personnes nécessaires à la mise en œuvre du changement Elle doit concevoir un plan de mise en œuvre du changement.
 Un objectif à atteindre Il doit être symbolique et motivant.
 Une méthodologie très claire C’est la méthodologie (compréhensible) qui guide la « Task Force ».
Une équipe d’animation Elle décharge la « Task Force » des travaux sans valeur ajoutée et facilite les échanges entre ses membres. Le rôle principal de l’animation est de contrôler le changement pour éviter qu’il ne s’égare.
 Une solide préparation C’est le facteur-clé de succès : il faut identifier les personnes qui composent la « Task Force » et trouver une formulation du problème à résoudre qui va les mettre en mouvement.
 La mise en œuvre du changement Une fois le plan d’action défini, sa mise en œuvre doit être contrôlée par un processus de gestion de projet orienté « résistance au changement ».
Source : Christophe Faurie.