Psychologue clinicienne, Estelle Dossin s’intéresse aux profils de délinquants et aux mécanismes qui sous-tendent certains de leurs passages à l’acte. Elle explique comment reconnaître les personnalités les plus susceptibles de transgresser les interdits.
Comment devient-on fraudeur ou délinquant ?
Estelle Dossin L’organisation psychique de l’individu est déterminante. La notion clé est celle de l’interdit. Cette notion n’est pas innée, mais résulte du développement psychique et coincide avec la résolution du complexe d’œdipe notamment. Il s’agit d’une instance interdictrice dont la fonction est d’être le « gendarme du psychisme », que nous appelons le surmoi.
Cette instance conditionne le comportement de chacun face à la loi, l’interdit, les limites mais aussi les obligations et les devoirs. La notion d’interdit symbolise une sorte de digue de contention des pulsions. Elle est plus ou moins efficace selon les individus, selon la qualité de la construction du surmoi.
Si ce dernier est mal construit, la digue cède à la pulsion, c’est le passage à l’acte. Dans le cas où le surmoi est mal constitué, suite à des défaillances environnementales ou suite à des traumatismes précoces, l’individu peut alors éprouver des difficultés face aux limites.
Dans le contexte de l’entreprise, la fraude, c’est-à-dire le passage à l’acte frauduleux ou la transgression de la règle, peut se retrouver à n’importe quel niveau de l’échelle hiérarchique. En effet, s’il s’agit parfois « d’occasion qui fait le larron ».
Il ne faut pas oublier que le dénominateur commun aux actes frauduleux est la résistance face à la pulsion et que la notion de gravité est inhérente au contexte environnemental autant qu’à l’organisation psychique.
Quelles catégories de fraudeurs peut-on distinguer ?
Estelle Dossin La première catégorie est celle des « vengeurs » ou plus précisément des « revenchards ». La fraude est, pour eux, un moyen de dédommagement personnel. Le revenchard n’est, a priori, pas dangereux s’il ne se sent pas lésé. Dans ce cas, la fragilité se trouve au niveau narcissique.
C’est-à-dire au niveau de l’image que la personne a d’elle même inconsciemment. Ces personnes sont hypersusceptibles, sensibles à la critique, souffrent de difficultés interpersonnelles qui résultent de ce qu’on appelle la fragilité narcissique. Le passage à l’acte survient lorsque l’individu se sent lésé.
Ce lèse est perçu comme une menace et appelle une réplique sous forme de besoin de se venger. En entreprise, la réplique sera dirigée contre l’employeur, pour l’atteindre. Ce profil est relativement difficile à détecter. Pour essayer d’anticiper ce type d’acte, il est important d’observer au préalable la résistance au stress et à la frustration de l’employé, mais également les conditions de travail dans lequel il évolue et l’adéquation des tâches qui lui incombent par rapport à ses compétences.
Deuxième profil : les « malveillants ». Ce sont les plus dangereux tant au niveau du travail qu’humainement. Ici, la malveillance est gratuite et absolument délibérée. L’auteur suit ses propres lois. Le surmoi n’est pas constitué et l’individu fonctionne avec une instance différente et totalitaire. Les malveillants n’ont aucun scrupule, n’éprouvent pas de culpabilité et l’autre est systématiquement dénié.
Leur rage de réussir est alimentée par une jouissance d’utiliser tous les moyens pour l’atteindre. Leur particularité est leur discrétion. Ils sont bien adaptés socialement et souvent appréciés de tous. La fraude n’est pas un but en soi, c’est une stratégie parmi tant d’autres pour assouvir un désir délirant mégalomaniaque de toute-puissance.
Le fort potentiel de nuisance et la difficulté à les détecter constituent deux caractéristiques essentielles de cette catégorie et de sa dangerosité. Le troisième profil de fraudeurs regroupe les « occasionnels ». Ici, c’est davantage l’occasion qui fait surgir la pulsion.
Le passage à l’acte est mû par des questions de nécessité économique, de simple occasion, de pari idiot ou de simple manque d’implication dans la tâche ou l’entreprise. Le danger provient du risque de la contagion dans l’entreprise si celle-ci ne sanctionne pas ou peu les méfaits.
Enfin, il existe une dernière catégorie assez spécifique : les cyberfraudeurs. Dans ce cas, les questions d’organisation psychique sont prises dans des questions davantage contextuelles et caractéristiques de ce type de transgression.
Les aspects ludiques et pratiques sont privilégiés, l’arnaque est rentable à moindre effort car réalisée à distance grâce à des outils avec lesquels les auteurs sont nés (l’informatique). En effet, la victime est à distance et est anonyme.
Elle ignore le plus souvent qu’elle est victime d’un méfait ou d’un crime. De fait, les auteurs des délits ne culpabilisent pas et, au contraire, rationalisent, voire banalisent leurs actes. Ils n’iraient jamais cambrioler une maison et voler une carte Bleue mais entrer par effraction dans un ordinateur et dérober un numéro de carte bancaire ne leur pose aucun problème. Le crime se fait sans violence physique et sans effort de dissimulation.
Le risque de développement de la fraude dans les entreprises vous semble-t-il plus important aujourd’hui ?
Estelle Dossin Oui et plusieurs facteurs essentiels entrent en compte. Tout d’abord, on observe un effet quantitatif. Dès lors qu’une entreprise grossit, il devient de plus en plus difficile d’en contrôler toutes les activités et tous les collaborateurs.
Ensuite, on observe une évolution culturelle des attitudes des employés à l’égard de leur entreprise en particulier, mais du travail en général. Enfin, on ne peut ignorer le contexte économique qui fragilise les rapports inter-humains au sein de l’entreprise jusqu’à les rendre fébriles.
Tout cela s’inscrit, plus généralement, dans une évolution du contexte psychosociologique quant à la norme et à la loi qui se traduit, entre autres, dans l’évolution de la délinquance et de la criminalité adolescente.
Retrouve-t-on ces caractéristiques dans les entreprises et la crise va-t-elle favoriser les comportements déviants ?
Estelle Dossin La particularité de l’entreprise est que les fraudeurs agissent généralement seuls. On n’y retrouve pas le phénomène des bandes que l’on observe dans la société civile. Le fraudeur dans l’entreprise n’est pas organisé en bande, sauf cas exceptionnel.
Les complices accroissent le danger de perdre son emploi et de s’exposer à des poursuites pénales dans un contexte socio-économique fébrile. Toutefois, la question de la résurgence de comportements déviants appelle une réponse partagée.
D’un côté, le risque de perdre son emploi peut freiner les tentations de fraude mais, de l’autre, les sentiments de frustrations augmentent. Les bonus des dirigeants sont un des nombreux exemples, en tout cas de loin le plus médiatisé actuellement.
Les malveillants, les plus dangereux, sont-ils nombreux ?
Estelle Dossin Ce ne sont pas les plus nombreux mais leur fonctionnement est tellement pathologique qu’ils en valent cent ! Ces personnes fonctionnent avec leurs propres références.
Ce qui est souvent catastrophique car cela implique qu’elles n’éprouvent aucun sentiment de culpabilité, d’empathie, de compassion ou de honte, l’autre est toujours dénié. L’individu œuvre pour son bien à lui seul. Il utilise la séduction pour donner une bonne image de lui-même.
Ces individus n’agissent jamais à découvert, ils sont même extrêmement courtois et affables. Quand tout le monde est endormi, ils passent à l’action. Les dégâts sont importants dans toutes les sphères : professionnelle, amicale, familiale…
Comment les reconnaître ?
Estelle Dossin Malheureusement, lorsque l’on en est victime, il est déjà trop tard. Il est difficile de les reconnaître, puisque ces individus utilisent la séduction dans le groupe, élisent leur proie et l’isolent en la dénigrant sous des prétextes fallacieux tout en valorisant le reste du groupe afin de creuser les clivages et d’encourager les conflits au sein du groupe.
Leur seul objectif est la jouissance personnelle. Dès lors, ils n’arrêtent jamais de leur propre fait. Lorsque la proie n’est plus une source satisfaisante de jouissance personnelle, parce qu’elle a démissionné ou s’est extraite de la situation à l’aide d’un long arrêt maladie, il en trouve une autre, comme un chat joue avec une souris.
Dans le domaine de la fraude comme dans d’autres, la jouissance provient du sentiment de toute-puissance.
Que suggérez-vous pour prévenir ce genre de comportement ?
Estelle Dossin Le plus important, en termes de prévention, reste la qualité du recrutement. Si l’on retient le principe d’une évolution des rapports des individus vis-à-vis de leur travail et des lois de l’entreprise, on ne peut plus faire l’économie d’un recrutement adapté qui prend en compte ces aspects.
Le profilage psychologique permet entre autres de déterminer la résistance à la frustration et au stress ainsi que la potentialité de l’individu à transgresser les interdits. Le management humain s’avère également fondamental.
Pour former et informer le personnel sur la fraude, mieux vaut faire appel à des personnes extérieures à l’entreprise, veiller à la communication et à l’environnement de travail. Autrefois, le sentiment d’appartenance à l’entreprise, d’identification à ses valeurs, à son organisation et à ses missions jouait un rôle positif pour limiter les dérives.
Travailler était une valeur fondamentale. Si cette dernière demeure toujours importante de nos jours, d’autres valeurs, davantage centrées sur l’individu, ont pris le pas sur elle. Les collaborateurs ont, plus que jamais, besoin de reconnaissance, c’est une notion clé.
Si les frustrations se développent, elles vont engendrer des besoins de réparations. La fraude n’est pas alors vécue comme un acte hors la loi mais est pratiquement légitime. Cela peut aller très loin, on l’a vu avec les récentes prises d’otages de dirigeants d’entreprises.
Si l’individu est au centre de ses propres préoccupations, comme on le constate tous les jours, ce serait une hérésie de s’acharner à manager en l’ignorant. On ne peut plus faire l’économie de s’intéresser aux fondations de l’entreprise : les hommes sur lesquels elle repose.