Blockchain : quand les modes de management et d’organisation sont remis en question

A l’horizon 2030, la valeur économique générée par la Blockchain dépassera les 3 000 milliards de dollars, cent fois plus qu’aujourd’hui, pronostique Gartner. Au-delà de ses applications dans la finance, ce sont les modes de management et d’organisation qui sont, à terme, remis en cause.

Selon le Cigref, qui a consacré un rapport à la Blockchain, cette technologie est « un protocole extrêmement innovant d’échange d’informations dont l’usage peut se révéler disruptif dans de nombreux secteurs par l’importance de son potentiel industriel en terme de désintermédiation de tous les acteurs jouant un rôle de tiers de confiance, mais aussi en terme de sécurité, de réduction des coûts et de rapidité de service. » (1) La Blockchain a trouvé sa première application concrète avec le Bitcoin : ni monnaie scripturale, ni monnaie fiduciaire, cette monnaie virtuelle est apparue sur fond de crise de confiance (et de crise financière…) à l’égard des monnaies nationales et des banques.

La Blockchain constitue effectivement une rupture technologique majeure du XXIème siècle. Va-t-elle pour autant révolutionner l’entreprise ? Beaucoup le pensent. Par exemple Don Tapscott, économiste américain, co-auteur de l’ouvrage « Blockchain Revolution », qui estime que c’est la plus importante innovation technologique de tous les temps, car c’est la première fois qu’il n’y a plus d’intermédiaire pour capturer la valeur !

Il anticipe même la fin des entreprises et l’avènement de communautés décentralisées d’agents autonomes. S’il a raison, ce sera aussi une révolution dans l’organisation du travail ! Selon Gartner, la valeur créée par la Blockchain dans l’économie mondiale, atteindra 3 160 milliards de dollars en 2030, contre seulement… 38 milliards en 2021.

Une étude, menée en Europe par Cognizant (2), confirme cet engouement pour la Blockchain : la moitié des managers interrogés, tous secteurs confondus, affirment que cette technologie a fait l’objet de réflexions stratégiques ou qu’elle est en cours de déploiement. Pourquoi ? On s’en doute, parce qu’il s’agit de renforcer la compétitivité, la performance et la création de valeur : la Blockchain est ainsi considérée comme un facteur différenciateur par 70 % des entreprises européennes. Et elles ont d’ores et déjà investi : la Blockchain représente, selon les entreprises, entre 2,5 % et 10 % des budgets IT.

Une transformation des modes de management et d’organisation

D’après une autre étude de Cognizant, réalisée auprès de 1 520 décideurs de 578 établissements financiers (3), une large majorité d’entre eux (91 %) sont convaincus que la Blockchain constitue une technologie critique ou très importante pour assurer le futur de leurs organisations, estimant qu’elle générerait au moins 5 % de croissance après son adoption. De fait, la moitié des établissements financiers auraient d’ores et déjà mis en œuvre une stratégie Blockchain.

Au-delà des applications financières de la Blockchain, celle-ci va très probablement transformer les modes de management. On peut identifier douze domaines dans lesquels la Blockchain va redistribuer les cartes à plus ou moins long terme.

1. La disparition d’entreprises établies. On conçoit aisément que la suppression des tiers de confiance (les banques, les assureurs, les notaires…), permise par les principes de la Blockchain remette en cause l’ordre traditionnel tel que nous le connaissons, en remplaçant les infrastructures basées sur des tiers de confiance par une nouvelle infrastructure de confiance décentralisée, anonyme, sûre, moins coûteuse et plus fiable… Dans laquelle les tiers de confiance de l’ancien monde n’ont plus guère leur place !

2. La transformation des tâches administratives. La Blockchain automatise de nombreuses tâches de saisie, de contrôle, de validation, d’enregistrement. Cela peut être vu par certains, surtout les moins qualifiés, comme une menace pour l’emploi, mais, pour beaucoup d’autres, c’est une source d’enrichissement. Pour les DRH notamment, la Blockchain permet de certifier l’exactitude de CV, tâche très chronophage et souvent sans résultat garanti… Selon une étude du cabinet de conseil en recrutement Florian Mantione Institut, 75 % des CV seraient trompeurs, 90 % des candidats trouveraient normal d’arranger leur CV, enfin, deux employeurs sur trois ne feraient aucun contrôle…

3. Un coup de boost au télétravail ? Du fait de son approche complètement décentralisée, la Blockchain constitue un facteur accélérateur du télétravail, les différentes parties prenantes n’ayant plus vraiment d’exigences de se trouver dans un même endroit géographique.

4. La priorité au collaboratif dans l’organisation du travail. Si les modes de coopération ont déjà bien évolué dans les entreprises, la Blockchain va ajouter une dimension complémentaire, puisque la collaboration est précisément sa raison d’être ! De quoi remettre en cause les modes d’organisation du travail basés sur des processus lourds et une séparation des tâches, hérités des grandes heures du taylorisme.

5. Des nouveaux usages, des nouveaux emplois ? Si la Blockchain parvient à s’imposer, elle va susciter l’émergence de nouveaux acteurs, de multiples start-up, voire d’organismes de régulation plus ou moins officiels. Dont les modes d’organisation, beaucoup plus agiles, plus collaboratifs, vont trancher avec l’existant.

6. Un plébiscite pour la transparence. On le sait, les modes d’organisation actuels génèrent, dans les entreprises, beaucoup de non-dit, de rumeurs, d’informations imparfaites, voire de fraudes qui ne sont pas toutes sanctionnées. La Blockchain, qui repose sur la transparence de toutes les transactions, va-t-elle entrer en collision avec les pratiques historiques de nombreuses entreprises ? On peut le supposer…

7. Une perte de sens (et de pouvoir) pour le management intermédiaire. Les différentes couches de management qui existent dans les entreprises et les organisations publiques sont héritées de l’histoire et de ses exigences de contrôle de contrôler « qui fait quoi… ». Avec des structures hiérarchiques pyramidales où la notion de collaboration est réduite à son minimum. La Blockchain contribue à renverser ce modèle peu souple, avec un aplatissement des hiérarchies et une « ringardisation » des réunions destinées à contrôler, mécanisme devenu totalement automatisé…

8. De nouvelles compétences sont nécessaires. Comme toute nouvelle technologie, ceux qui l’utilisent ont quasiment toujours besoin d’acquérir de nouvelles compétences (par eux-mêmes ou par des dispositifs de formation), à la fois pour les hard skills (maîtriser la technologie et se l’approprier au quotidien) et pour les soft skills, à mesure que le collaboratif s’impose comme un standard d’organisation du travail.

9. Un impact sur la productivité. Logiquement, des collaborateurs qui effectuent moins de tâches chronophages sont plus productifs (parce qu’ils font autre chose qui crée plus de valeur) ou auront plus de temps libre, à travail égal. Ce sera le dilemme des DRH et des managers : comment occuper le temps libéré et réorganiser le travail dans la cohérence… et sans conflits sociaux.

10. Une automatisation qui s’alimente elle-même. Les débats actuels sur l’intelligence artificielle montrent que son application serait sans limite. Nul doute que la Blockchain, qui est une forme d’intelligence artificielle, fera tâche d’huile et que l’on trouvera toujours de nouvelles applications. Avec des conséquences sur le niveau d’emploi, son intensité et la structure des tâches.

11. Des modes de gouvernance chamboulés. La Blockchain rebat les cartes des responsabilités : les tiers de confiance historiques voient leur pouvoir s’éroder, voire s’évaporer, tandis que d’autres parties prenantes assoient leur contrôle sur des transactions souvent stratégiques. Pour les entreprises, c’est aussi le mode de gouvernance qui est à revoir. Quand on ne sait plus qui gouverne, on se doute que les principes classiques sont malmenés…

12. Des techniques d’évaluation des collaborateurs à redéfinir. La transparence et la collaboration ne cadrent guère avec des modes d’évaluation des collaborateurs fondés, pour la plupart, sur des critères du siècle dernier. Par exemple, la start-up Backfeed, éditrice d’une plateforme collaborative basée sur la Blockchain, explique ce changement : « Avec une organisation du travail en réseau sans chef, chaque collaborateur peut créer et rejoindre des projets dans le système, et soumettre des contributions. Le travail de chacun est évalué par ses pairs : le score de “réputation” accroît le pouvoir de notation sur les autres. Le dispositif peut aussi gérer la rémunération sur ces bases. » Autant dire une révolution…

Des prérequis à ne pas oublier

Si le constat est clair, plusieurs prérequis doivent être intégrés. D’abord, le fait que la Blockchain nécessite de développer une réelle culture de la collaboration dans les organisations. Cette culture est basée sur le fait qu’il faut penser avant tout « écosystème », avec les partenaires, les clients et les concurrents, et moins privilégier une posture interne. Autrement dit, accepter l’idée que la performance d’un écosystème profite à toutes ses parties prenantes.

Ensuite, la Blockchain doit avant tout être considérée comme un impératif stratégique et non comme une simple approche tactique visant à maximiser obligatoirement un ROI. En effet, les entreprises qui mettent en œuvre la Blockchain peuvent ne pas être en mesure d’évaluer avec précision les avantages d’un tel projet, car de nombreux résultats se manifesteront à long terme, dont certains n’auront pas été anticipés.

Toutefois, avec la Blockchain, il est bien sûr possible, à court terme, d’adapter les processus métiers et les infrastructures technologiques, sans pour autant les refondre complètement, afin de gagner en efficience.

Enfin, le choix de la plateforme est essentiel. Face à la diversité des solutions techniques qui coexistent sur le marché, il faut éviter de s’enfermer dans des technologies propriétaires et consacrer le temps nécessaire à une sérieuse évaluation comparative.


(1) Blockchain : passer de la théorie à la pratique, les enjeux de la transformation de la Blockchain par les grandes entreprises, Cigref, octobre 2018, 33 pages.
(2) Blockchain in Europe : closing the strategy, Cognizant, 28 pages.
(3) Financial services : building Blockchain one bloc at a time, Cognizant, 28 pages.

Transformation des modes de management et d’organisation : les probabilités de réalisation à moyen terme
Scénarios Probabilité de réalisation
Développement de modes collaboratifs d’organisation du travail 9/10
Création de nouveaux emplois 9/10
Besoin de nouvelles compétences 9/10
Transformation des tâches administratives 8/10
Augmentation de la productivité 8/10
Accélération du télétravail 7/10
Transparence des modes d’organisation 6/10
Modification des techniques d’évaluation des collaborateurs 6/10
Automatisation auto-alimentée des processus 6/10
Perte de sens et de pouvoir pour le management intermédiaire 5/10
Disparition d’entreprises établies 4/10
Transformation des modes de gouvernance 4/10
Source : Digitalonomics.

Une mise en œuvre en cinq étapes

La mise en œuvre de la Blockchain nécessite de changer de point de vue concernant la concurrence, les modes de collaboration, l’inaltérabilité, l’intégrité des processus, la confidentialité et la transparence. Comment, concrètement, intégrer la Blockchain ? Cinq étapes sont essentielles :

1. Comprendre la Blockchain et identifier les opportunités d’innovation. L’impératif stratégique impose, avant de lancer des initiatives, de réfléchir aux enjeux, aux opportunités et à la création de valeur associés à la Blockchain.
2. Expliciter la stratégie, déclinée en un plan d’action réaliste. Dans la mesure où la Blockchain bouleverse l’organisation, restructure les processus métiers, transforme les compétences et renouvelle les business models, le temps consacré, en amont, à cette phase de réflexion, permet de solidifier les fondations sur lesquelles une entreprise capitalisera avec la Blockchain.
3. élaborer un prototype. Cette approche présente l’avantage de démontrer concrètement ce qu’il est possible de faire avec la Blockchain. Les entreprises peuvent d’ailleurs s’inspirer des expériences d’autres entreprises.
4. Co-créer avec des partenaires pour accélérer la mise en œuvre de la Blockchain. La chaîne de valeur intègre, par définition, une diversité de parties prenantes avec lesquelles il est toujours pertinent de co-créer pour gagner en efficacité.
5. Intégrer la Blockchain dans les systèmes d’information existants. La Blockchain n’est jamais exogène à un système d’information existant, elle doit se fondre dans les architectures et s’intégrer dans les processus. En limitant la complexité, car la Blockchain ne s’intègre pas comme un simple logiciel, elle agit sur les dépendances des multiples composants d’un système d’information.