«Nous n’avons pas fait d’erreur, mais on a perdu ». C’est ainsi que Stephen Elop avoue son incompréhension face à la chute de la maison Nokia, dont il était le CEO. Ceux qui, comme Alexandre Bompard, PDG de Carrefour, invoquent un retard dans la digitalisation ou un manque d’innovation technologique pour expliquer leurs difficultés, se trompent et suivent la voie de Stephen Elop.
Lorsque les chiffres déclinent, que la rentabilité baisse, un cri unanime traverse les conseils d’administration : « Il manque du digital, de l’innovation technologique ».
C’est alors les marques, les industriels, les Retailers, sous les regards bienveillants de Google et de l’ensemble de l’écosystème digital 360°, coachés par les gourous de l’innovation, qui se mettent à investir des millions d’euros dans le numérique, créent des postes de Chief Digital Officers, mettent au cœur de leurs stratégies « l’expérience client », lancent des « Hubs du Digital » et ne jurent plus que par le Phygital.
La cause de leurs difficultés, forcément passagères, étant connue, elle sera résolue… Or, une analyse des principaux échecs et succès des entreprises, depuis vingt ans, montre que les innovations technologique et digitale n’en sont pas, dans la majorité des cas, la cause.
Ce n’est pas la technologie qui ubérise les marchés
Uber, AirBnb, Amazon ou Birchbox n’ont pas « disrupté » leurs marchés parce qu’ils ont créé une innovation technologique sur Internet. Ils ont bouleversé les marchés existants en étudiant la réalité des usages des consommateurs. Ils ont analysé comment briser la chaîne de valeur du point de vue du consommateur et non pas uniquement du point de vue de l’entreprise.
Ils leur ont proposé des alternatives, afin d’optimiser leurs investissements. Financiers, bien sûr, mais aussi, et surtout, en maximisant l’efficience de leur temps et de leur charge cognitive. Ils ont compris que le véritable levier du changement est le consommateur.
Ce sont les consommateurs qui disruptent les marchés
Les entreprises doivent apporter des réponses réellement centrées client. Cela signifie une mise en cause de leur modèle économique, qui doit se construire dorénavant autour de la chaîne de valeur du point de vue du consommateur. Or, les chaînes de valeur actuelles, si elles sont considérées du point de vue du client, ne sont pas nécessairement linéaires.
Glaner de l’information à un endroit, se faire une opinion à un autre, essayer le produit ailleurs, l’acheter encore ailleurs, se le faire livrer à l’endroit souhaité et consommer dans l’environnement préféré. Régler l’usage plutôt que le produit, payer sous forme d’abonnement, n’acheter que la partie du produit que l’on veut utiliser… Tous les cas de figure sont possibles et les stratégies de plateforme d’intermédiation le prouvent chaque jour avec les places de marché ou les moteurs de recommandation.
Amazon n’a pas préempté l’entièreté de la chaîne de valeur du client. Il a préempté la partie liée à la transaction. C’est à la Fnac que va le client pour prendre en main l’appareil photo numérique (le showrooming), c’est chez Amazon qu’il l’achète, car la firme de Seattle lui a permis de comparer les prix, dans le rayon du magasin. Vous souhaitez découvrir de nouvelles marques, de nouveaux produits ? Pourquoi passer chez Sephora alors que BirchBox ou Nuoo vous les amènent chez vous ?
Pourquoi aller au restaurant alors que l’on peut goûter à sa cuisine chez soi avec Uber Eats ? Pourquoi ne pas se faire servir d’une autre cuisine dans un restaurant dont on adore l’ambiance ? Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, voyez l’industrie du jeu ou du voyage, il se répand et devient la norme.
Le client pour changer les règles du jeu
L’innovation doit se concevoir, dans un premier temps, en terme d’impact sur la chaîne de valeur du client. Elle doit donc partir du client, de ses usages, et non pas de la technologie. Le succès d’Apple en est une démonstration. Les entreprises qui réussiront sont celles qui sauront voir comment les aspirations des consommateurs évoluent, comment ces consommateurs évoluent eux-mêmes. En Europe et en Amérique du Nord, les conséquences de la disparition de la classe moyenne doivent être prises en compte, car elle s’avère bien plus impactante que les Millenials.
La véritable innovation c’est le modèle économique !
Toute relation avec le consommateur peut être remise en cause, pas uniquement dans son ensemble, mais pour une partie. Le défi pour les dirigeants n’est pas alors de savoir comment se digitaliser, mais d’être certain que l’ensemble de leur chaîne de valeur, au cœur de leur modèle économique, est plus efficiente et fluide, du point de vue de leurs clients, que celle de leurs concurrents actuels ou futurs.
Sinon, une offre sera créée, est peut-être déjà créée, pour faire disparaître une partie de leurs relations avec leur client, qu’ils seront obligés, au mieux, de partager. La véritable innovation réside dans la manière dont le modèle économique de l’entreprise intègre non pas une chaîne de valeur de son point de vue mais du point de vue de son client. Le digital, la technologie et l’innovation technique sont des moyens et non la solution pour y parvenir.
Cet article a été écrit par Jean-Paul Crenn, fondateur de VUCA Strategy, cabinet conseil en e-commerce et transformation digitale.