Comment identifier les besoins d’information dans une organisation

André, DSI à qui sa direction générale a demandé de piloter un important et stratégique basculement organisationnel dans une entreprise industrielle, a imaginé une approche originale pour susciter une mobilisation collective : la place du marché aux informations. Le récit de cette expérience qui combine information écrite et information orale, par un chargé d’études qui y a participé.

André m’a explicitement demandé de me joindre à lui ce matin-là. Je ne sais plus pourquoi j’ai accepté, car des dossiers hyper urgents m’attendaient sur mon bureau. Mais il faut parfois savoir donner un peu de soi ! Et puis André m’est plutôt sympa­thique. Il a hérité de la responsabilité de piloter un basculement organisationnel central pour l’entreprise. Et, malgré les difficultés inévitables d’un tel projet, il prend sa mission à cœur, ce que je ne me peux m’empêcher d’admirer.

Il me précise simplement : « Peux-tu me donner un coup de main ? J’ai besoin que tu puisses me soutenir au Comex lorsque je présenterai les propositions de réorganisation, et j’ai l’impression que je joue gros cette fois-ci. » Il n’ajoute rien, il veut que je lui formule mes réflexions spontanées lors de l’expérience qu’il avait décidé de lancer. Nous y sommes. J’avoue qu’au début, je suis relativement décontenancé. Nous sommes une trentaine, appartenant à divers départements de l’entreprise, des collègues que je connais bien et d’autres qui me sont totalement inconnus : des managers, des experts, des assistantes et quelques techniciens.

Qu’est-ce qu’André espère donc obtenir d’un groupe si hétéroclite ? D’autant plus que nous commençons à travailler de manière curieuse. André nous a distribué une feuille A4, avec juste deux colonnes, l’une intitulée « Mes Offres » et l’autre « Mes Demandes ». Sincèrement, je me demande s’il a perdu l’esprit ! Que vais-je bien pouvoir offrir ou même demander à ceux qui sont réunis là ?

En jetant un rapide coup d’œil autour de moi, j’ai la sensation que nous partageons tous la même incrédulité. Je sais que certaines entreprises s’étaient lancées dans ce genre d’exercice, mais tout cela est préparé très en amont avec force consultants. Les offres potentielles de chacun sont travaillées en fonction de son rôle précis et dans le cadre des objectifs et de la stratégie de l’entreprise. C’est du travail sérieux, un peu lourd, mais globalement efficace. Là, rien de tel. Qu’est-ce qu’André peut espérer de ce qui ressemble plus à du bricolage qu’à une démarche raisonnée ?

ndré nous laisse dix minutes pour « réfléchir ». Que pouvons-nous « offrir comme informations utiles aux autres participants » ? Et que pouvons-nous « leur demander comme informations qui nous soient utiles pour l’exercice de notre propre métier » ? Ma feuille reste désespérément blanche, je regarde la salle à la dérobée. Je vois Martine, là-bas, c’est une collègue plutôt sympathique qui travaille au marketing, et puis, à côté d’elle, il y a Jean-Jacques. Je ne le connais pas très bien. Je sais seulement qu’il travaille avec René sur les grands projets asiatiques que notre président a lancés il y a deux ans.

Au fait, peut-être peut-il me fournir quelques informations sur les activités de nos concurrents dans cette partie du monde ? Cela m’intéresse… Je vais le lui demander, puisque nous sommes là pour cela ! Et, puisque j’y pense, l’étude que nous avons réalisée cet hiver sur l’impact des nouvelles technologies sur les diverses stratégies des entreprises du secteur pourrait trouver ici preneur. Pour l’instant elle dort dans un placard ! André nous demande trois offres et trois demandes, il ne m’en reste plus que deux à trouver de chaque côté. « Soyez concrets » a insisté André. Plus loin, là-bas je vois Pierre, Catherine, Jean-Marie… Catherine a certainement de nombreuses informations à me communiquer.

Elle passe son temps chez nos clients, c’est une bonne commerciale, et elle doit pouvoir m’apprendre beaucoup. Qu’a-t-elle observé d’intéressant chez ses clients depuis six mois, par exemple ? Et puis Christophe, qui connaît de nombreuses start-up pointues, du fait de ses activités, pourra certainement me donner quelques noms de personnes à contacter pour que je puisse valider les hypothèses que nous avons retenues pour notre nouveau projet de développement.

Que puis-je offrir à mon tour ? Savent-ils que nous publions des rapports mensuels très riches sur une quantité de sujets ? Les collègues que je rencontre semblent les découvrir lorsque je leur en parle. Et puis j’ai longtemps travaillé aux États-Unis, cela peut en intéresser plus d’un ! Voilà : trois offres et trois demandes rondement menées.

Je dois avouer qu’à la fin du premier tour de table, André en a annoncé deux, je ne sais plus pourquoi, j’ai noté avec intérêt de nombreuses offres faites par les uns et par les autres, je ne savais pas qu’il y avait autant d’informations disponibles et inexploitées dans l’entreprise.

Et puis je me rends compte aussi qu’il existe une quantité d’informations dont je dispose mais qui ne circulent pas au-delà du périmètre de notre service. Ce n’est pourtant pas bien compliqué de les obtenir, il suffit de nous les demander. André vient de lancer le second tour et rappelle les objectifs : permettre à chacun de nous de réagir oralement – « oralement et immédiatement » insiste-t-il – aux offres et demandes annoncées lors du premier tour.

Je ne sais pas si c’est volontaire de sa part, mais vers la fin de ce second tour, je constate qu’il est très intéressant d’entendre in situ la réaction des uns et des autres. On observe l’entreprise vivre, on voit même se dessiner des préoccupations communes. Je ne sais pas si André l’a prévu, mais il faudrait organiser au moins trois ou quatre groupes de travail à partir de ce qu’il s’est échangé ce matin, nous n’y perdrions pas notre temps…

Pour ma part, j’ai quatre personnes à voir en priorité. Pour les autres, je verrai dans un deuxième temps. André nous a promis le relevé de toutes les offres et demandes annoncées aujourd’hui, je pourrais toujours y revenir.

« Alors, qu’en as-tu pensé ? » C’est André qui est venu en fin d’après-midi me voir.
– C’est une expérience intéressante, j’ai beaucoup appris. Au début j’étais assez circonspect, je l’avoue, mais la dynamique qui s’est instaurée ensuite m’a convaincu. Cela se passe toujours comme ça ?
– Curieusement, oui. On n’imagine pas le nombre d’informations utiles qu’un groupe de taille modeste peut s’échanger et en si peu de temps !
– Oui, j’ai noté ce point : ta « place du marché » a duré un peu moins de deux heures. Si tu en fais quelques-unes en parallèle cela ne devrait pas manquer de générer une dynamique plus globale dans l’entreprise, qu’en penses-tu ?
– C’est effectivement l’une des dimensions fondamentales de mon projet ! Tout le monde parle du collaboratif. Le besoin de communiquer n’est pourtant pas nouveau dans l’entreprise. Mais depuis qu’il y a des produits à vendre, tout le monde découvre avec émerveillement les bienfaits de la circulation de l’information ! Mais comme tu l’as remarqué, ces outils ont de la peine à démarrer, ils passent à côté des préoccupations immédiates des acteurs qui en restent pour la très grande majorité au classique mail, malgré tous ses défauts. D’après toi, ce matin, pourquoi avez-vous collaboré ?
– Je ne sais pas, il y a avait quelque chose de contagieux. Au début, il ne se passait rien, mais peu à peu, tu as raison, il s’est passé quelque chose que je ne saurais décrire précisément… Une sorte d’émulation… Il y a des collègues avec qui je n’avais jamais échangé, et là, cela s’est fait sans difficulté, quel que soit le niveau hiérarchique des uns et des autres. C’était assez étonnant.
– C’est la force de l’oral, de la parole que tu pro­non­ces et que tu entends en présence des autres. Et cela change tout ! L’équilibre entre la communication écrite et orale est essentiel pour qu’un groupe humain fonctionne dans de bonnes conditions.
– Explique-toi…
– Ce matin, pendant les dix minutes de réflexion, comme tous les autres, tu n’étais pas très à l’aise, tu te demandais ce que tu allais bien pouvoir annoncer aux autres, n’est-ce pas ?
– Oui, je le reconnais.
– Eh bien, les conditions dans lesquelles je vous ai placés par la simple règle que je vous ai proposée vous a obligés à aller à l’essentiel.
– Pourquoi ?
– Tout simplement parce que vous deviniez que tout le monde allait écouter avec attention ce que chacun de vous allait proposer et demander. Vous ressentiez tout le poids et l’importance du collectif. Se sachant écouté avec attention, du fait des deux tours prévus, chacun était concentré sur ce qu’il avait à proposer et à demander à ceux qui étaient là. Les raisons peuvent en être multiples : ne pas avoir l’air idiot, tirer parti du moment ou de la présence de telle ou telle personne, etc. Cette concentration a été obtenue grâce à la règle que je vous ai donnée et au fait qu’elle soit directement liée à vos activités professionnelles. Et si tu y réfléchis un peu, cela a suffi. Imagine simplement la puissance de trente personnes toutes concentrées en même temps !

À la suite de cet échange, j’ai réfléchi à cette notion de règle et de polarité écrit/oral. C’est assez bien vu. J’ai participé un jour dans l’un de mes réseaux d’anciens de mon école d’ingénieurs, à un « speed networking ». On nous a réunis six fois de suite à six, mais à chaque fois avec des personnes différentes, nous avions chacun une minute pour nous présenter afin de nous faire connaître.

Certes, nous sommes tous repartis avec une quantité de cartes de visite et nous avons pu entendre tout le monde, mais je dois cependant reconnaître que les liens sont restés purement individuels. La règle fonctionne bien pour ce que l’on attend d’elle. Ici, avec la place du marché, il y a aussi une règle, tout aussi simple, mais qui produit en plus des effets individuels des effets collectifs, ce qui est bien plus puissant. D’ailleurs, si on y pense, des outils comme LinkedIn ou Facebook sont fondés sur de simples règles, bien précises, et c’est la nature de ces règles qui les caractérise et en fait leur efficacité.

En limitant à 140 le nombre maximal de caractères, Twitter s’est imposé grâce à cette contrainte stricte, avec le succès que l’on sait. Selon le choix de la règle, on amène tout naturellement les utilisateurs à un certain type d’échange, et non à un autre. Intéressant ! Ce matin, André a expliqué que, dans sa place du marché, les offres et les demandes sont dissociées. Une offre ne s’échange pas contre une demande, on donne d’un côté et on prend de l’autre, pas besoin de réfléchir à la valeur de ce qui est donné de part et d’autre.

De fait, a-t-il ajouté, nous restons disponibles à l’autre : « le lien prime sur le bien », alors que dans l’échange monétaire, et même dans le troc, c’est la valeur relative de ce que l’on échange avec l’autre qui compte, et là « le bien prime sur le lien ». Avec mon esprit matheux, je retiens qu’une infime modification de la règle proposée génère des résultats forts différents, et qu’il est alors possible de construire des règles en fonction des résultats que l’on souhaite obtenir. Finalement, avec ses règles, André a mis le doigt sur un type d’outil extrêmement économique et efficace !

La difficile appropriation des outils collaboratifs

Pour en revenir à la dimension collective générée par cette règle de la place du marché, me revient également en mémoire ce que me relatent ceux qui pratiquent les outils collaboratifs. Presque tous confirment que les individus n’adoptent les outils proposés que si l’on associe à ces outils la tenue de réunions physiques : de l’écrit et de l’oral. Finalement, ce matin, j’en ai eu une bonne démonstration car je constate que la dynamique est déjà présente, et elle est collective ! Que coûtent deux heures du temps de chacun si l’entreprise en retire un tel profit ?

La règle est assez simple : il faut partir des individus, de leurs activités, et puis, et seulement ensuite, on peut leur proposer ce qui leur permet d’aller plus loin. Ce qui était frappant, ce matin, c’est que nous ne nous doutions absolument pas de la quantité d’informations concrètes et utiles que nous avions en nous, la plupart du temps sans le savoir nous-mêmes. On aurait pu me l’expliquer pendant des heures, avec force théories comportementalistes à l’appui, j’en serais resté prudemment à ce que m’a appris ma propre expérience. Ce matin, la prise de conscience a été collective et surtout simultanée, il n’y a pas eu d’explication, ni d’arguments, c’était comme si nous avions appris à faire du vélo, tous dans un seul et même mouvement.

Finalement, André a trouvé par la même occasion une bonne façon de nous intégrer dans ses projets ! Les DSI sont si souvent si réticents aux demandes que nous leur faisons, côté métiers, et ils ont souvent tant de mal avec tous les utilisateurs que nous sommes. Nous savons bien que leur métier leur impose des contraintes fortes, que changer de logique informatique entraîne des modifications en profondeur de tous leurs systèmes, mais nous, le métier ne nous attend pas, de nouveaux concurrents surgissent, et si nous ne sommes pas assez souples, ils nous talonnent et, après, il est trop tard !

Là, je remarque que nous avons tous parlé métier entre nous, et tout cela grâce à André. Un bon point pour lui. Et, comme il est malin, il a bien perçu nos préoccupations, il a entendu nos problématiques et ses offres allaient d’ailleurs totalement dans ce sens. Je sens que les présents sont tout disposés à travailler avec lui s’il est capable de prolonger ce qu’il a initié ce matin. Comme quoi l’organisation de l’information mémorisée, ce qui est de sa responsabilité, et la circulation de l’information immédiate, celle dont nous avons besoin en permanence pour avancer au quotidien, peuvent elles aussi coopérer ! Et ça, c’est une vraie bonne nouvelle !

Cet article a été écrit par Dominique Fauconnier.


Dominique Fauconnier, fondateur de l’Atelier des métiers et concepteur de la méthode de la place du marché : « Amorcer un processus collaboratif »

« La place du marché aux informations est destinée à améliorer la circulation des informations dans l’entreprise ou dans un service. La qualité du système d’information, si elle est au cœur de l’efficacité de toute organisation, a ses limites. Ce qui nous intéresse dans cette approche, c’est d’effectuer la jonction entre les informations et l’exercice de leur métier par les collaborateurs de l’entreprise. Nous ne parlons pas de l’information elle-même ni de son analyse, mais du besoin pratique d’information d’un côté, et de sa disponibilité constatée de l’autre. On peut organiser une ou plusieurs places du marché aux informations avec chacune des groupes de 15, 20, 30 personnes ou plus. On débute avec deux questions : « De quelles informations ai-je besoin pour exercer mon métier » et « quelles informations puis-je communiquer aux autres ? ». Après un temps de réflexion, de dix minutes environ, les participants, dans un premier tour de table, annoncent leurs offres et leurs demandes. Le second tour de table permet à chacun d’annoncer les demandes auxquelles il peut répondre et des offres qui l’intéressent, en conservant une trace écrite de toutes les demandes et offres.

Une place du marché aux informations permet, d’une part, de découvrir de nouvelles sources d’informations au-delà de ce que les participants connaissent déjà, en identifiant qui peut les fournir et à qui on peut être utile et, d’autre part, de bénéficier d’une vision globale, directe et immédiate des activités d’une entreprise, ce qui est utile pour toutes les activités managériales et/ou transversales.

Pour un manager, par exemple un DSI, cela permet également d’identifier où sont les besoins d’information, en particulier si l’exercice de la place du marché est organisé entre les équipes de la DSI et les directions métiers. Si les règles et le cadre de travail proposés sont réalistes, acceptés et utiles, alors sera amorcé ou entretenu un processus collaboratif, basé sur le réalisme des situations. Cette méthode permet d’amorcer une circulation effective des informations utiles à l’activité de chacun et des différents collectifs en présence. Le mouvement peut assez facilement s’entretenir sur la durée, par exemple en organisant une nouvelle place du marché quelques mois plus tard. »