Comment libérer une DSI

Syvain Loubradou, le DSI de Venca, filiale espagnole des Trois Suisses, a osé la rupture dans les modes de management, de reporting, de relations avec les directions métiers et la direction générale. Pourtant, il y a deux ans, rien n’était gagné…

BPSI  Vous êtes devenu DSI de Venca en avril 2011, quelle situation avez-vous trouvée ?

Sylvain Loubradou  Venca est une entreprise de 400 personnes, filiale espagnole du Groupe Trois Suisses International. Spécialisée dans la vente par correspondance, elle a connu une transformation progressive de la structure de ses ventes au profit d’Internet. Le Web représentait en effet 25 à 30 % du chiffre d’affaires en 2011 et, aujourd’hui, c’est plus de la moitié des revenus qui est générée via Internet. Dans le même temps, cette mutation du comportement des consommateurs ne s’est pas accompagnée d’une transformation organisationnelle : nous avons conservé des modes de fonctionnement plutôt classiques, avec un management pyramidal et des silos, comme en connaissent de nombreuses entreprises. Que ce soit au marketing, aux achats, à la logistique ou à la DSI, l’entreprise regroupe de très bons professionnels, mais pas toujours en phase avec les évolutions de notre marché. En outre, en Espagne, nous avons été, plus qu’ailleurs, confrontés à un contexte de crise qui s’est traduit par une chute de 60 % du chiffre d’affaires entre 2007 et 2013. D’où des réductions d’effectifs.

Les collaborateurs de la DSI avaient une moyenne d’âge de 40-45 ans, avec 10 à 15 ans d’ancienneté, et des compétences techniques plutôt orientées sur les environnements AS/400. Ils avaient d’ailleurs conscience d’un décalage entre leurs compétences et le marché. Comme pour le reste de l’entreprise, la DSI a été concernée par le premier plan social, avec une suppression de cinq postes. Pendant les trois premiers mois qui ont suivi mon arrivée, j’ai travaillé en binôme avec mon prédécesseur, et à mi-temps. Mon principe était d’observer et de ne pas décider.

BPSI  Quels constats avez-vous dressé ?

Sylvain Loubradou  Le premier constat a été que les informaticiens (25 développeurs, plus cinq pour l’administration de systèmes et cinq autres pour l’exploitation) n’étaient globalement pas alignés avec les besoins du marché et ceux de l’entreprise : nous avions en effet davantage besoin de compétences Web que de spécialistes AS/400. Ce décalage présente un risque énorme, si l’on n’est pas capable de gérer et maintenir les langages utilisés dans un contexte Web. Les collaborateurs de la DSI avaient d’ailleurs parfaitement conscience de cette situation fragile quant à leurs compétences, ce qui ne contribuait pas à leur motivation ! Autre constat : les équipes de la DSI ne fréquentaient guère la machine à café, ils s’en excluaient afin de ne pas se confronter aux utilisateurs, ces derniers étant relativement insatisfaits à l’égard du travail de la DSI. Troisième constat : pour la direction générale, la DSI ne produisait pas assez et avait l’impression que quasiment rien ne sortait de nos bureaux.

BPSI  Comment avez-vous réagi face à ces handicaps ?

Sylvain Loubradou  La direction générale m’avait donné carte blanche. J’ai commencé par me documenter et j’ai notamment lu ce qui a été réalisé par Jean-François Zobrist, le patron de l’entreprise de fonderie Favi, qui a « libéré » son organisation avec un management par la confiance (Cf. Best Practices Systèmes d’Information n° 118, 18 novembre 2013). Je l’ai rencontré et j’ai compris que tout ce que je croyais utopique pouvait être mis en œuvre. Si quelqu’un avait réussi à transformer radicalement une organisation, je pouvais également le faire ! J’ai également beaucoup lu sur les méthodes agiles, car je reste persuadé que les principes de ces méthodes sont utiles pour « libérer » les équipes.

BPSI  Quelles ont été vos premières décisions ?

Sylvain Loubradou  Ma première décision a été de délaisser le bureau du précédent DSI pour m’installer au milieu des équipes, avec un message fort : « Je suis à votre service ! » Évidemment, les collaborateurs de la DSI ne s’attendaient pas à une telle décision…J’ai d’emblée organisé une réunion autour de deux messages forts. D’une part, j’ai tenu à expliquer pourquoi je m’étais installé au milieu des équipes : « Vous pouvez faire autant de projets que vous voulez, cela ne sert à rien tant qu’ils ne sont pas en production, voilà pourquoi je m’installe là où est la production », leur-ai-je dit. D’autre part, j’ai rappelé l’état de la situation : « Vos compétences sont relativement déphasées par rapport au marché et la DSI a une mauvaise image. Si, demain, l’entreprise ferme, et cette hypothèse n’a rien d’irréaliste, vous aurez d’énormes difficultés pour retrouver un emploi. Si vous ne maîtrisez pas la stratégie de l’entreprise, vous devez au moins maîtriser votre employabilité. » J’ai également annoncé que nous consacrerions désormais 20 % du temps de travail à la formation, de manière à former tout le monde aux mêmes technologies.

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BPSI  Mais comment fait-on pour gagner 20 % de temps avec des équipes déjà très occupées ?

Sylvain Loubradou  Il faut simplement changer la règle du jeu. J’ai pris deux mesures importantes. D’abord, j’ai aboli le reporting des projets, en particulier les comptes rendus mensuels d’activités de plusieurs dizaines de pages que personne n’a le temps de lire et de digérer. De même, j’ai stoppé les réunions d’équipes hebdomadaires. « Je préfère vous voir chaque équipe quinze minutes tous les matins », ai-je expliqué. Ensuite, j’ai interdit les réunions dans chaque département, surtout si elles durent quatre heures ! Multipliées par trente personnes, ces quatre heures représentent beaucoup de temps perdu : « Si vous voulez une information, demandez-là à celui qui sait ! » ai-je suggéré. Pour les réunions qui subsistent, aucune invitation n’est envoyée : on ne convoque pas, on affiche sur un calendrier mural l’ensemble des informations. Chaque équipe a ses propres panneaux muraux et n’importe qui peut aller à des réunions qui ne le concernent pas directement. Résultat : j’ai pu libérer 25 % de l’activité et j’en ai réinvesti 80 % dans la formation. Pour les utilisateurs, ce fut totalement transparent. Certes, pendant quelques mois, certains ont continué à rédiger des comptes-rendus d’activités : mais ils ont cessé à force de m’entendre répéter que je ne les lirais jamais !

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BPSI  Cela suppose un énorme effort de pédagogie et de conviction. Comment êtes-vous parvenu à faire passer vos messages ?

Sylvain Loubradou  Il faut bien sûr dégager une vision pour la DSI et l’expliquer. La mienne consistait à faire en sorte que la DSI devienne un département modèle pour toute l’entreprise, afin que les métiers soient fiers de la DSI… et que les équipes puissent de nouveau fréquenter assidûment la machine à café ! Daniel Pink, spécialiste américain de la motivation des individus, a identifié trois leviers principaux : l’autonomie, le renforcement de l’expertise et le fait de savoir pourquoi on agit. C’est au quotidien que l’on agit sur ces leviers pour faire évoluer la culture des individus, pas uniquement au moment des grands projets.

Ainsi, il convient d’insister sur deux règles fondamentales : d’une part, la transparence, tout le monde à la DSI doit pouvoir s’informer sur tout (projets, répartition des tâches, budgets d’investissements…) ; le DSI doit être informé de tout. D’autre part, il faut intégrer et répéter que la DSI existe pour rendre service. Si des erreurs sont commises, on ne désigne pas le ou les coupables, on les aide. Concrètement, nous avons privilégié les approches visuelles avec des tableaux sur les murs, afin que chacun puisse voir le travail des autres ailleurs que dans un fichier Excel. J’ai également abandonné ce que j’appelle les indicateurs toxiques, que l’on a l’habitude d’utiliser, par exemple le nombre de projets réalisés et les livraisons en retard. Se focaliser sur les nombres de projets conduit en effet à privilégier les petits projets pour « faire du chiffre ». Quant aux projets en retard, si c’est pour une bonne raison, peut-on vraiment considérer que c’est grave ? Des indicateurs, tels que ceux relatifs à la stabilisation du système d’information ou au degré d’innovation, me semblent plus pertinents et plus vertueux pour faire évoluer les comportements. Et pour la détermination des budgets de projets, nous avons utilisé le planning poker (Cf. Best Practices Systèmes d’Information, n° 49, 21 juin 2010).

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BPSI  Comment fait-on pour « embarquer » les métiers et la direction générale dans une telle démarche ?

Sylvain Loubradou  Nous avons changé la mission de la DSI en arrêtant de prioriser les projets à la place des métiers. Nous sommes là pour conseiller, pas pour décider à la place des métiers. Au départ, la direction générale a plutôt été réticente car, pour elle, c’était quand même pratique de rejeter les responsabilités sur la DSI, affublée pour l’occasion du rôle du « méchant »… En revanche, les utilisateurs ont beaucoup apprécié qu’on leur redonne une autonomie de décision sur ce qui les concerne en priorité. Nous avons également ouvert tous les accès aux données en supprimant les restrictions par département ou fonction, sauf pour les informations comptables et les salaires. Il y a bien eu quelques frictions mais, en définitive, les utilisateurs ont été chercher l’information dont ils avaient besoin et n’étaient pas mus par une curiosité malsaine, comme on aurait pu le craindre a priori.

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BPSI  Comment cela-t-il a changé les projets ?

Sylvain Loubradou  Nous avons géré un important projet de Web mobile, emblématique et stratégique pour un groupe de vente par correspondance. Au préalable, il nous fallait arrêter de dupliquer les bases de données pour obtenir une vision unique du client, c’est fondamental pour les offres de e-commerce. Autrement dit, connecter notre AS/400 avec le site Web. C’était une véritable opportunité pour créer un laboratoire technologique afin de tester la connexion de l’AS/400 avec le site Web et pour mettre en œuvre les méthodes agiles. Nous avons créé une équipe projet de volontaires, en privilégiant une approche en mode Scrum et Devops. Elle s’est installée dans l’ex-bureau de mon prédécesseur avec deux seules règles : avoir carte blanche et toujours laisser la porte ouverte, de manière à pouvoir répondre aux questions. Du côté du marketing, nous avons également fait appel à des volontaires. Mon rôle a consisté, dans ce projet, à fournir les moyens de travailler et à organiser les plannings.

BPSI  Concrètement, comment se gère un tel projet ?

Sylvain Loubradou  La première règle est qu’évidemment le code doit être précisément documenté. Nous avons privilégié le pair programming, principe selon lequel plusieurs développeurs travaillent sur le même code. Cela génère un réel sentiment d’équipe et permet de mieux transférer les compétences en période d’apprentissage. Certes, on perd en productivité mais on obtient, à terme, davantage de flexibilité et moins de documentation. Comme tout projet reposant sur des technologies relativement nouvelles pour nous, nous avons privilégié une approche de développement Test driven.

Concernant le déroulement du projet, toutes les « réunions » se matérialisaient sur des tableaux au mur, ce qui évite de rédiger des comptes rendus écrits… que personne ne lit ! J’ai également encouragé l’utilisation de compte Twitter, afin que les équipes prennent conscience de la richesse des informations que l’on peut trouver à l’extérieur de l’entreprise. Pour l’équipe d’exploitation, nous avons utilisé la méthode de 5 S (débarrasser, ranger, nettoyer, ordonner, être rigoureux) et l’approche Lean, de manière à favoriser l’amélioration continue et l’autocontrôle. Plutôt que de donner des ordres, je préfère indiquer des tendances, montrer vers où on doit aller et formuler les questions qu’il faut se poser.

BPSI  Quel bilan en tirez-vous ?

Sylvain Loubradou  En cinq mois, avec un mois d’avance par rapport à ce qui était prévu, le site Web mobile a été livré, basé sur l’AS/400 et une base de données noSQL, alors que les équipes ne savaient auparavant pas programmer pour le Web ! Nous avons alors constaté qu’à la machine à café les utilisateurs avaient commencé à parler de la DSI de façon positive. Du côté des autres équipes, elles ont voulu elles aussi démarrer des projets selon ce mode de fonctionnement. Cela a créé un enthousiasme pour les méthodes agiles, dans un contexte de plan social avec des effectifs de la DSI réduits de 20 % et une période de chômage technique ! Une fois le site Web mobile opérationnel, nous avons engagé le projet de refonte du back office du site Web classique : le taux de taux de disponibilité Web est passé de 98 % à 99,78 %. En un an, toutes les équipes ont démarré des projets en mode agile, avec les mêmes langages, pratiquent l’amélioration continue, et ont au moins un interlocuteur métier. Si l’on est capable d’innover technologiquement, alors nous pouvons aider les métiers à innover, même si on ne peut pas le faire à leur place, nous sommes des accélérateurs technologiques et méthodologiques.

BPSI  N’avez-vous jamais commis d’erreurs dans votre démarche d’innovation ?

Sylvain Loubradou  Le comité de direction nous a reproché d’avoir créé une situation peu stable, avec des incertitudes dans les projets et des insuffisances dans la maintenance. C’est vrai que nous avons subi des incidents (notamment beaucoup de mini coupures de services qui ont affecté de manière relative le service au client, mais altéré beaucoup plus la confiance des collègues). Mais leur perception était très subjective. Par exemple, pour une interruption d’une heure de la logistique en un an, ou une coupure de lignes téléphoniques dépendante de l’opérateur téléphonique, il aurait fallu relativiser, d’autant qu’elles étaient explicables. Concernant les incertitudes dans les projets, nous avons fait ce que les métiers nous avaient demandé. Et, c’est vrai, nous n’avons pas assez prêté attention à l’importance de la maintenance des applications. Cela dit, je considère que c’est normal qu’un DSI soit critiqué, chaque critique doit être prise comme un besoin supplémentaire d’explications et de transparence.

Mais la vraie erreur que j’ai commise a été de ne pas avoir été assez proches des directeurs métiers. Ils m’ont reproché de ne plus rien contrôler dans la mesure où l’essentiel de leur pouvoir sur les projets a été transféré vers les utilisateurs, nos interlocuteurs privilégiés. Je leur ai donc redonné le contrôle direct. Nous avons acté le principe d’organiser des points mensuels, de manière à rendre visibles les projets. J’ai pensé, à tort, que les directeurs métiers viendraient consulter nos tableaux pour s’informer sur l’état d’avancement des projets.

Le rôle de la direction générale est évidemment crucial, notamment pour que cette approche se diffuse dans les autres directions de l’entreprise. Elle est la garante de la culture d’entreprise et la facilitatrice des relations entre les parties prenantes. Chez Venca, les directions marketing, logistique et relation client se sont inspirées de l’approche de la DSI (mais pas les RH et les achats). Nous avons reçu le prix de l’innovation de la part du groupe Trois Suisses. J’en conclus que le pari sur les hommes est toujours payant…


Les points clés du plan d’action

  • Placer le bureau du DSI au milieu des équipes
  • Élaborer un programme de formation
  • Consacrer 20 % du temps à la formation
  • Former tout le monde aux mêmes technologies
  • Abolir le reporting de projet
  • Réduire le nombre de réunions
  • Privilégier l’usage de panneaux muraux
  • Positionner la DSI au service des métiers
  • Privilégier la transparence
  • Abandonner les indicateurs «toxiques»
  • Utiliser les approches agiles, le lean et le pair programming
  • Obliger les directions métiers à prioriser leurs projets