La prépondérance des activités de services a entraîné la prolifération des travailleurs du savoir, notamment des informaticiens et des consultants. Les méthodes traditionnelles de management s’en trouvent bouleversées.
Les informaticiens constituent l’une des catégories de « travailleurs du savoir » dont le nombre a le plus progressé depuis le début des années 1980.
L’auteur, Jean-Pierre Bouchez, un ex-DRH devenu consultant, qui rappelle ces chiffres, ajoute qu’il s’agit d’une « tendance lourde ». Mais qui sont ces travailleurs du savoir ? Pour l’auteur, il s’agit de ceux « dont les activités sont principalement centrées, à des degrés variables, sur la création, la production, la capitalisation, la préservation, la diffusion et la transmission du savoir. »
On y trouve ainsi, outre les informaticiens, les personnels d’études et de recherche, les professionnels de la communication, les ingénieurs, les formateurs, les consultants, les cadres administratifs et financiers… Soit, au total, une population d’environ 1,7 à deux millions de personnes, même si l’outillage statistique actuel n’est pas adapté pour délimiter de manière précise ces populations.
L’émergence de ces professions à dominante intellectuelle n’est pas nouvelle, l’auteur rappelle que l’année 1936 fut symbolique : c’est à cette époque qu’en France, le nombre d’actifs dans les services a dépassé ceux occupés dans l’industrie. Aux états-Unis, les Knowledges Workers représenteraient aujourd’hui 30 % de la population active.
Le Management invisible, autour des travailleurs du savoir, par Jean-Pierre Bouchez, éditions Vuibert, 2009, 335 pages, p. 249.
L’auteur distingue les travailleurs du savoir des professionnels du savoir. Les premiers exercent des activités majoritairement centrées sur le traitement de l’information (prestations de services à contenu intellectuel), alors que les seconds sont conduits à manipuler des idées et des concepts.
« L’activité des travailleurs du savoir se déroule plutôt dans le cadre d’une logique industrielle qui se déploie au sein d’organisations de taille significative, qui disposent généralement de bases de données conséquentes et de systèmes d’information sophistiqués, avec une logique de réutilisation dominante », détaille Jean-Pierre Bouchez.
Autre manière de distinguer : « Les travailleurs du savoir exercent des activités de copie, de reproduction, d’adaptation et de modification, les professionnels du savoir autour des activités de transformation et d’innovation ». On trouve évidemment des populations importantes de travailleurs du savoir au sein des sociétés de hautes technologies.
Ces entreprises combinent une « intensité technologique et une intensité cognitive », à travers les compétences et les expertises des individus.
Historiquement, le savoir et la connaissance ont toujours joué un rôle déterminant. « Les hommes ont compris que le contrôle et la maîtrise de l’information et de la communication constituent un enjeu fondamental pour toute société, qu’il s’agisse par exemple des pratiques commerciales ou des conquêtes guerrières. »
Mais, comme le souligne l’auteur, « le savoir, du point de vue de son usage, a longtemps été réservé à une minorité ».
C’est le changement fondamental par rapport à aujourd’hui, associé à une accélération des cycles technologiques, caractéristique de la troisième révolution industrielle, celle du « capitalisme cognitif et financier », après le capitalisme industriel et la capitalisme marchand.
« Il faut compléter par la tendance forte à l’intellectualisation des modes de production, sollicitant ainsi de nombreux facteurs cognitifs, qui s’incorporent dans des produits et des services, le plus souvent complexes et/ou innovants, le travail intellectuel pénètre ainsi largement dans les entreprises. »
Ce nouveau contexte économique consacre le contrôle des connaissances comme mode principal de valorisation du capital et se caractérise par un raccourcissement du temps et de l’espace, la multiplication des échanges interactifs et la convergence des différents moyens de communication.
Et le Web 2.0 renforce cette tendance, avec quatre idées-forces : l’ouverture, la collaboration, le partage et la globalisation. La dynamique économique actuelle est ainsi centrée sur trois pôles que l’on retrouve dans la plupart des entreprises : un pôle centré sur le savoir (les « cerveaux »), un autre centré sur les services (les « relations ») et un troisième centré sur les technologies (les machines).
Pour qu’une ressource interne soit considérée comme susceptible de générer un avantage concurrentiel, elle doit répondre à quatre critères : être de valeur (pour améliorer l’efficience et l’efficacité de l’entreprise), rare, imparfaitement imitable et non substituable.
Gérer les individualités
De ce constat découle une question cruciale pour les managers : comment gérer ses populations, dans laquelle beaucoup d’individus ont un ego surdimensionné et rechignent à partager leur savoir-faire et leurs expériences ?
En effet, les différentes études américaines menées sur les populations de travailleurs du savoir concluent que ceux-ci n’aiment pas qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire, que leur travail est souvent difficile à structurer et à prédire, qu’ils travaillent mieux en groupe, dans le cadre de réseaux sociaux et sont managés plutôt par l’exemple que par un management explicite.
Donc pas de patrons pour superviser ou interférer avec leurs propres actions, une attitude encore plus visible avec la génération Y qui va investir les entreprises.
Il existe ainsi d’énormes différences dans les façons de manager. L’approche traditionnelle du management se caractérise par le fait que « le manager manage, les travailleurs travaillent », sans qu’il y ait un recouvrement entre ces deux formes d’activités.
De même, le travail manuel pouvait être observé, voire mesuré, par les managers en raison de sa matérialité et de sa visibilité. En revanche, les nouvelles priorités des managers actuels sont tout autres : il s’agit désormais pour eux de « manager des travailleurs du savoir et réaliser eux-mêmes des activités basées sur la savoir : ce rôle hybride qui s’applique dans de nombreux cas comporte des avantages, notamment la proximité et la compréhension des problématiques client, ainsi que le respect et la reconnaissance de la part des collaborateurs, mais les risques de tensions et de conflits ne sont pas absents pour autant ».
De même, les formes actuelles de management imposent de « construire et partager les connaissances, bâtir des communautés de travail autour des savoirs, créer et développer une culture favorable et ouverte en échangeant avec l’environnement extérieur ». Il faut, enfin, recruter et retenir les travailleurs du savoir.
Autrement dit, pour bénéficier d’une crédibilité, les managers doivent gagner le respect professionnel de ceux qu’ils managent : « Ils doivent être reconnus comme légitimes, crédibles, attentifs et exemplaires, cette légitimité, qui repose sur une accumulation de savoirs professionnels et relationnels, doit aussi être accompagnée par des compétences managériales susceptibles de mobiliser et de challenger les collaborateurs », résume l’auteur.
Les professionnels du savoir, dont font partie les consultants, sont plus difficilement « manageables » que les travailleurs du savoir : « Ils sont le plus souvent propriétaires de deux formes de ressources rares non partageables : leurs compétences expertes et leur réseau professionnel. De fait, ils sont souvent rétifs à toute forme de management de type hiérarchique.
Ils n’acceptent souvent (et parfois ne tolèrent), explicitement ou implicitement, le contrôle et l’évaluation que s’ils émanent de leurs pairs, nécessairement professionnels comme eux (mais qui peuvent être leurs responsables hiérarchiques). » Il est d’ailleurs difficile de pratiquer une évaluation car les pratiques professionnelles, notamment celles des consultants sont complexes (associées à une prestation unique), partagées avec les clients et qui s’inscrivent dans la durée.
L’importance des conditions de travail
L’auteur affirme l’importance des conditions de travail, « aspect particulièrement critique », selon lui. Ainsi, les travailleurs du savoir préfèrent travailler dans des bureaux fermés, pour des questions de concentration, les environnements de travail doivent toutefois « contribuer à faciliter toutes formes d’échanges, notamment autour des connaissances tacites, il est nécessaire de créer à cet effet une variété d’espaces collaboratifs et des outils technologiques associés ».
De même, ajoute Jean-Pierre Bouchez, qui cite SAS Institute et Google comme modèles, « les firmes doivent s’efforcer de concevoir des environnements physiques de travail tenant compte des affinités entre les personnes en facilitant la communication de proximité ». Mais attention à ne pas verser dans le tout technologique, avec force ERP et SIRH : « On peut craindre une raréfaction des contacts sociaux et relationnels avec les managers et les personnels de terrain et la codification des entretiens d’évaluation, l’acte est loin d’être anodin, renvoie au risque de dérive instrumentale », souligne l’auteur qui s’interroge sur le retour réel sur investissement à moyen terme.
Jean-Pierre Bouchez s’intéresse aux consultants des grands cabinets et des sociétés de services, entreprises où le capital intellectuel tient une place particulière. Celui-ci inclut le capital humain (compétences, expertises et talent des consultants), le capital relationnel et commercial (marque, réputation, relations et fidélité des clients…) et le capital structurel (culture d’entreprise, systèmes d’information, propriété intellectuelle).
« Le problème le plus important auquel sont confrontées ces entreprises est de recruter et de garder les meilleurs éléments. » Il distingue deux modèles principaux : le modèle anglo-saxon et le modèle de professionnalisation de pratiques, deux modèles qui, évidemment, ne s’opposent pas et dont les frontières ne sont pas étanches. Le modèle anglo-saxon correspond aux grands cabinets de conseil. Principe : attirer les jeunes diplômés, grâce à la réputation du cabinet de conseil, et conserver les compétences les plus prometteuses, même si la concurrence des entreprises est féroce.
Les évolutions de carrières s’effectuent selon le système du « Up or Out » (progresser ou démissionner), véritable variable d’ajustement au contexte économique. Dans les sociétés françaises, on assiste plutôt à une professionnalisation progressive de la gestion des ressources humaines : « Il y a ainsi maintenant pratiquement un DRH dans la plupart des sociétés de services informatiques », note l’auteur. Le système « Up or Out » y est beaucoup plus souple et moins formalisé, avec une approche de management des ressources humaines plus centrée sur les réseaux communautaires et le développement de modèles de compétences pour les consultants.
Le problème du management des travailleurs du savoir est encore plus crucial dès lors qu’ils s’agit de talents, définis comme « une configuration spécifique de ressources personnelles relativement stables, en grande partie héritées et incorporées dans l’individu qui en est le dépositaire ».
Le talent peut d’ailleurs se mettre en équation sous la forme : talent = excellence x différenciation. « On se situe dans un univers poussé d’ego, mâtiné d’une forte affectivité », rappelle l’auteur. « L’évaluation des talents ressemble d’ailleurs plus à un jugement de beauté », à une mise en concurrence, qu’à un processus très formalisé.
Ce qui s’applique tout à fait aux créatifs du monde de la publicité peut tout aussi bien se décliner aux professionnels des technologies de l’information et aux consultants en management.
Reste à « convertir les savoirs en valeur et en profit » selon un processus classique en quatre phases : identifier et repérer, stocker et formaliser (extraire), enrichir (expliciter), diffuser et valoriser. C’est tout l’enjeu des démarches de knowledge management.
Pour l’auteur, le knowledge management « ne peut se limiter à la mise en place de démarches méthodologiques à travers l’usage d’outils ou de dispositifs de support d’échange et de partage mais doit s’efforcer de créer les conditions favorables pour que les savoirs tacites soient effectivement partagés ».
Car la résistance des travailleurs du savoir est forte : « L’individualisme et l’ego l’emportent souvent sur toute autre considération, des experts peuvent avoir tendance à maintenir, quand ils le peuvent, une position de quasi-monopole, en ne délivrant qu’au compte-gouttes leurs parcelles de savoir. » Surtout s’il n’y a aucune contrepartie ou dans un contexte de fusions d’entreprises de matière grise. Cela suppose une démarche d’évaluation et de reporting du capital intellectuel. « Un exercice difficile », affirme l’auteur, qui reste « perplexe » vis-à-vis des méthodologies (complexes) de valorisation du capital intellectuel.
Jean-Pierre Bouchez propose, dans sa conclusion, deux scénarios possibles. Le premier, gris, « confirme l’emprise durable de la rationalisation, voire de l’uniformisation des prestations intellectuelles, en déployant une logique de réutilisation et de récurrence ». On peut y voir l’effet des pressions des clients et des utilisateurs pour faire baisser les prix, des actionnaires pour accroître leurs marges et le renforcement du recours à l’offshore.
« Un espoir réel persiste heureusement, si les clients se lassent de la récurrence de certaines prestations », nuance l’auteur. Le second scénario est caractérisé par « l’existence et la multiplication d’espaces et de lieux où la pensée et l’innovation peuvent se déployer ». à condition, soutient Jean-Pierre Bouchez, « que le commerce des idées ne devienne pas un objectif purement mercantile ».
Les principales composantes en interaction avec le capital intellectuel | |||
Capital humain | Capital structurel | Capital relationnel | |
Caractéristiques | Associé aux personnes et aux collectifs, à l’intérieur de l’organisation. Il recouvre ce que les personnes ont dans leur cerveau. | Associé à l’organisation et à tous les « capitaux » qui restent après que les personnes ont quitté l’entreprise. | Associé à l’environnement (relations externes) et à sa perception vis-à-vis de l’entreprise. Sa valeur (notamment le capital client) est liée à la capacité de l’entreprise à maintenir sa réputation. |
Exemples | Expertise, compétences, réseaux et relations personnelles… | Technologies et systèmes d’information, processus et procédures, R&D, propriété intellectuelle, culture d’entreprise… | Relations avec les tiers (clients, fournisseurs, investisseurs…), marques, partenariats et alliances… |
Source : Le Management invisible, autour des travailleurs du savoir, par Jean-Pierre Bouchez, Ed. Vuibert, 2009, 335 pages, p. 249. |