Peut-on manager un système d’information en mesurant, non pas la création de valeur, mais la destruction de valeur ? L’approche paraît incongrue mais, sur le terrain, se révèle tout aussi efficace. La DSI de La Poste et Bouygues Telecom ont tenté l’expérience.
Les approches classiques de mesure de la valeur souffrent de limites importantes : d’une part, il est difficile d’obtenir une valorisation financière dans la mesure où ces approches s’appuient sur des indicateurs non financiers. D’autre part, on observe des difficultés de mise en œuvre. Elles tiennent au fait qu’il faut mobiliser des ressources importantes pendant une période relativement longue, et que les données sont difficiles à obtenir.
« Pendant de longues années, le pilotage économique des systèmes d’information s’est essentiellement appuyé sur les « coûts ». Puis le pilotage par la « valeur » a supplanté le pilotage par les coûts.
De nombreux travaux ont été lancés sur le sujet, mais force est de constater qu’une modélisation de la valeur intrinsèque d’un système d’information demeure une entreprise aléatoire », explique Olivier Brongniart, président et cofondateur du cabinet de conseil Cost House.
Même posé en ces termes, le problème reste complexe et les résultats obtenus sont, pour le « terrain », très éloignés de la réalité. « S’il est complexe de mesurer la création de valeur, et, surtout, de rendre crédible et partageable la modélisation correspondante, il est beaucoup plus aisé, en revanche, de mesurer la destruction de valeur générée par le système d’information.
Une telle modélisation s’appuie, en effet, sur des critères factuels partagés par tous », ajoute Olivier Brongniart. Concrètement, la destruction de valeur peut se traduire, et donc se mesurer, par des pertes de chiffre d’affaires effectif (par exemple suite à une interruption de service des équipes de ventes), de chiffre d’affaires potentiel (revenus perdus du fait des dysfonctionnements du système d’information), des pertes financières directes (retard de facturation, frais financiers…) et des pertes de productivité.
Une approche iconoclaste ?
A La Poste, l’approche par la destruction de valeur a été appliquée à un plateau de télévente et à la facturation. « L’objectif était d’évaluer, pour les directions métiers, nos clients internes, la destruction de valeur occasionnée par les dysfonctionnements du système d’information, et d’utiliser les résultats obtenus pour concevoir et mettre en œuvre les plans d’action afin d’éradiquer les dysfonctionnements », précise Muriel Fally, directrice du contrôle des coûts et de la performance des systèmes d’information de la branche courrier de La Poste.
D’emblée, la tâche n’est pas aisée. « Le sujet est même provocateur et, au départ, il est a priori difficile de croire au succès d’une telle approche, confie Muriel Fally, dans la mesure où il faut recueillir l’adhésion des équipes, ne pas rester trop conceptuel et, surtout, le fait de parler de destruction de valeur, alors que nous sortions de « périodes de crise » sur certaines applications, ne paraissait pas opportun. »
L’implication des utilisateurs est ainsi un levier majeur pour la réussite de la démarche dans la mesure où « il importe de s’appuyer sur l’expérience terrain autant que sur les données historisées et que la validation de la méthode est indispensable pour éviter le rejet final des résultats », précise Muriel Fally. De fait, « le pilotage par la destruction de valeur concerne autant les métiers que la DSI ».
La maîtrise d’ouvrage a en effet vocation à s’approprier les résultats de l’expérimentation et « son apport est important dans la phase de rapprochement « processus/SI/incidents/terrain » », assure Muriel Fally. Pour sa part, le pôle « urbanisme et architecture » du système d’information a un triple rôle : d’abord, fournir une cartographie des applications utilisées par les processus des métiers, en termes de fonctionnalités.
Ensuite, identifier les applications critiques par rapport aux activités et, enfin, distinguer les référentiels des applications. « La création de valeur est une responsabilité partagée et l’on doit aboutir à une co-construction », confirme Marie-Noëlle Gibon, ex-DSI de La Poste, depuis fin 2008 directrice de l’innovation, des systèmes d’information et du développement de Docapost et à l’initiative, en juillet 2008, de l’approche de mesure de la destruction de valeur à La Poste.
Le travail sur la mesure de la destruction de valeur a été réalisé pour une fonction de back-office, la facturation, et une activité de front-office, les centres de télévente. Concernant la facturation, « la destruction de valeur concerne le décalage dans le temps de la facturation et les pertes de trésorerie associées », explique Muriel Fally.
Concrètement, le taux de référence pour le calcul de cette perte pour l’entreprise est l’Euribor-3 mois (Euro Interbank Offered Rate) qui représente le taux interbancaire entre banques pour la rémunération de dépôts dans la zone euro. « On obtient ainsi une valorisation de x euro par jour de retard pour un million d’euros de chiffre d’affaires », précise Muriel Fally.
Ce modèle a également été appliqué aux centres de télévente. « Nous avons mesuré sur le terrain les impacts des dysfonctionnements récurrents du système d’information, à la fois par une approche globale et une mesure sur des échantillons », souligne Muriel Fally.
Le travail réalisé sur les périmètres facturation et télévente a concerné plus de 5 000 incidents sur un semestre et a abouti à une cartographique des processus métiers sur les applications, à un calcul des charges financières dues aux dysfonctionnements des chaînes de facturation, dues aux pertes de productivité sur les plateaux de vente et à une estimation du chiffre d’affaires perdu.
De fait, les applications ont été refondues pour les rendre moins critiques et « dévulnérabiliser » les processus métiers. « Nous avons également inscrit le chiffrage de la destruction de valeur dans le business plan, en coûts évités pour le ROI », ajoute Muriel Fally, pour qui cette approche constitue un outil de pilotage pour la DSI : « On ose enfin parler des vraies questions avec les métiers. »
D’où le principe simple suivant : « Il s’agit de maîtriser collectivement les notions de destruction de valeur pour s’inscrire durablement dans le cercle vertueux de la création de valeur », conclut Muriel Fally. Autrement dit, il faut savoir réduire la destruction de valeur pour augmenter la création de valeur. C.Q.F.D…
Les cinq bénéfices principaux de l’approche destruction de valeur pour une DSI
- Repriotiser les projets, avec un nouveau critère, « éviter les coûts de la destruction de valeur ».
- Refondre une application, en fonction des impacts chiffrés et de la fréquence des dysfonctionnements.
- Renforcer le dispositif d’exploitation, avec des arguments financiers pour le faire.
- Revoir les fonctionnalités des applications et conseiller le métier pour revoir ses processus dont la fragilité a pu être démontrée lors de l’étude.
- Aider à la rédaction du contrat de service (SLA).
Les principales sources de création et de destruction de valeur | |
Source de valeur | Destruction de valeur |
Knowledge management : compréhension, organisation, processus, business model… | Non-alignement dispositif SI face à la réalité métier. |
Agilité : réagir plus vite et à moindre coût aux évolutions de l’environnement, sans diminuer la qualité. | Perte de temps et impact financier correspondant. |
Coûts : impact sur la marge opérationnelle et donc le rendement du capital de l’entreprise, indicateur capitalistique de valeur. | Perte de productivité des équipes et perte de chiffre d’affaire potentiel. |
Qualité : à court terme sur la performance opérationnelle et l’impact clients, à long terme, sur la valeur de marque. | Perte de productivité des équipes et insatisfaction du client. |
Fusion/acquisition : capacité à créer de la valeur par des modifications de périmètre. | Hors périmètre. |
Capital humain : développement des compétences, savoir-faire, motivations. | Motivation des équipes/perte de productivité. |
Entreprise étendue : relation avec les fournisseurs, les clients et les actionnaires. | Impact sur les acteurs externes (fournisseurs). |
Source : Cost House. |
Création de valeur : une responsabilité partagée | ||
SOURCES DE VALEUR | QUOI ? | QUI ? |
Transformation |
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Directions métiers |
Innovation |
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Directions métiers |
Planification opérationnelle |
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Stratégie |
Investissements |
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Finance |
Sécurité/résilience |
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Audit/contrôle interne |
Politique de moyens |
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Achats/Finance |
Excellence opérationnelle |
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RH/Directions métiers |
Source : Cigref, McKinsey, Docapost |
La valeur du système d’information vue par les métiers
« Chez Bouygues Telecom, les métiers voient dans le système d’information une opportunité pour mieux servir nos clients et gagner en productivité, le système d’information est d’ailleurs totalement intégré aux processus de l’entreprise », assure François Darbandi, directeur développement processus grand public et entreprises chez Bouygues Telecom. « Il faut utiliser des cartes, des outils et des instances permettant un dialogue sur trois axes : organisations/processus/SI, et mettre en œuvre des stratégies communes pour réduire la complexité, car il est plus facile d’ajouter que de retrancher », estime François Darbandi.
L’approche par la destruction de valeur a concerné la continuité des processus opérationnels critiques de l’entreprise : traiter les commandes, activer ou renouveler des lignes, valoriser et facturer les communications, accueillir les clients pour traiter leur demandes. Deux notions gouvernent les investissements pour fiabiliser et secourir les systèmes : d’une part, la DMIA, qui est la durée (en heures ou en jours) maximale d’interruption admissible. D’autre part, la PDMA, perte de données maximale (mesurée en heures ou en jours) admissible et impacts en millions d’euros d’une perte temporaire. Les conséquences d’une indisponibilité et d’une perte de données se mesurent financièrement. « Un minimum de cartographies et de système de mesures sont nécessaires », précise François Darbandi, « il faut jongler entre la réactivité et le système parfait, l’analyse de la valeur s’effectue au niveau du système d’information comme au sein des projets de transformation, selon le principe suivant : chercher à générer 80 % de la valeur avec 50 % des fonctions espérées ». Les leviers de création de valeur vus du compte de résultat concernent la fidélisation des clients (en diminution le taux d’attrition et en augmentant le revenu moyen par client), l’acquisition de nouveaux clients et la réduction des coûts d’acquisition et des services. « Le patrimoine du système d’information est géré par l’analyse de la valeur et des risques : ce n’est pas parce qu’un projet apporte de la valeur qu’il faut le faire car il faut prendre en compte les risques et la complexité de sa réalisation », estime François Darbandi.
Les quatre outils de dialogue entre les métiers et la DSI chez Bouygues Telecom | |
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Source : Bouygues Telecom. |