Gottlieb Guntern est médecin psychiatre. Il a créé en 1979 Creando, la fondation internationale pour la créativité et le leadership. Depuis 1990, il préside le Symposium international annuel de Zermatt (Suisse) sur le leadership créatif dans l’économie et les sciences. Gottlieb Guntern est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont « Les sept règles d’or de la créativité » et « La médiocratie démasquée », parus en France aux Editions Village Mondial. Il nous explique sa vision de la créativité.
Vous remettez en cause la pensée rationnelle au profit de la créativité, pourquoi ?
Gottlieb Guntern. Le monde d’aujourd’hui est devenu un processus dynamique complexe régi par un chaos déterministe. Complexe, car il nous faut beaucoup d’informations pour le décrire. Dynamique, car les structures et mes fonctions changent de plus en plus vite. Et chaos déterministe, car même si nous connaissons l’ensemble des règles et des lois déterminant les événements, ce qui est théoriquement impossible, nous serions incapables de prédire l’avenir avec certitude. Dans ce contexte, nous ne pouvons plus nous contenter d’utiliser notre pensée rationnelle, d’extrapoler à partir des expériences passées et de résoudre les problèmes en appliquant toujours les mêmes méthodes. Pour survivre et réussir, nous devons stimuler notre imagination, notre capacité d’anticipation et notre intuition, à la base de la créativité, seule ressource humaine théoriquement inépuisable.
Pourtant, la créativité ne s’exprime-t-elle pas de manière quotidienne ?
Gottlieb Guntern. Le déficit d’idées neuves est frappant, notamment dans le monde de l’entreprise et en politique. Je connais des PDG et des managers très intelligents mais qui, soumis à trop de stress, ne parviennent plus à penser. Et les écoles de commerce et les universités n’apprennent pas à penser mais à appliquer des règles. Résultat : la compétence moyenne, la médiocratie, règne partout.
Que faut-il faire pour que souffle davantage le vent de la créativité ?
Gottlieb Guntern. Il importe d’abord de déréguler les mentalités. C’est dans la nature humaine de croire davantage aux idées d’autorités reconnues qu’aux siennes propres, surtout si elles s’en écartent. Ce mécanisme fondamental de la psychologie individuelle est censé garantir la sécurité et assurer la prédictibilité des comportements. D’où la montée en puissance de la bureaucratie, qui se traduit par l’inflation des règlements et par l’importance des juristes. Ces derniers jouent actuellement un rôle central dans tous les domaines et sont clairement en surnombre par rapport à d’autres professions, cette situation est sans issue. La frénésie de réglementations engendrera paradoxalement des situations de plus en plus chaotiques. Or, notre société a besoin d’innovation. Ce que j’appelle la création d’une nouvelle version de notre logiciel mental.
Comment ce logiciel mental fonctionne-t-il ?
Gottlieb Guntern. L’individu rencontre des situations et s’adapte : il y a un processus d’apprentissage et l’on déduit les règles du jeu. L’individu se programme donc une logique de type : telle situation entraîne tel comportement. Or, si quelqu’un devient rigide, il arrête de développer ce logiciel. Les systèmes humains se comportent comme des artères : dans des conditions données, ils se sclérosent, perdant ainsi leur souplesse et leur capacité d’adaptation. Pourquoi ? Parce que les hommes supposent à tort que des règles qui ont un jour porté leurs fruits porteront toujours leurs fruits et que, par conséquent, il faut toujours appliquer ces mêmes règles.
Cette dérégulation des mentalités est-elle suffisante pour développer la créativité ?
Gottlieb Guntern. Non, plusieurs autres règles doivent être appliquées. D’abord, préférer la diversité à la spécialisation. La spécialisation à outrance est en effet stérile dans la mesure où les spécialistes sont si absorbés par les détails de leurs observations qu’ils manquent d’une vision globale des relations entre ces détails. Ils délimitent volontiers les frontières de leurs domaines respectifs et tiennent à l’écart les intrus, à l’aide d’un jargon généralement hermétique, incompréhensible pour les profanes. Les spécialistes se plaisent à éluder tout dialogue. Les individus créatifs issus de tous les domaines d’activité sont bien différents des spécialistes. Il s’agit principalement d’autodidactes En effet, la créativité ne s’apprend pas, sinon il n’y aurait pas création mais reproduction. Les individus créatifs ne se contentent pas longtemps de leur propre discipline et c’est pourquoi ils aiment tellement sortir des sentiers battus.. Le rigorisme logique leur est étranger. Les amateurs et les dilettantes sont les bêtes noires du spécialiste. Leur joie naïve de découvrir lui fait horreur.
Autre règle importante : oublier le mythe de la masse critique nécessaire. Aujourd’hui, on met tout en œuvre pour atteindre cette « masse critique » dans l’entreprise sans penser que le mode de fonctionnement d’un système humain dépend davantage de la qualité des individus et des relations interindividuelles que du nombre de personnes composant une équipe. Les grandes créations de l’histoire du monde, jusqu’au Macintosh et au PC, sont l’œuvre d’individus ou de petits groupes travaillant dans une ambiance suffisamment bonne et disposant d’un échange d’informations satisfaisant.
Enfin, je regrette que la société soit sous le joug de la dromomanie, du grec dromos (course) et du latin mania (folie). Autrement dit, l’obsession des individus d’accélérer au maximum l’ensemble des processus. La dromomanie conduit certaines entreprises à fétichiser la rapidité des décisions et des opérations commerciales. C’est pourquoi le burn out, ce syndrome de fatigue chronique, touche aujourd’hui toutes les couches sociales ou presque. Les conséquences n’apparaissent souvent qu’au bout de plusieurs années, lorsque les responsables ne sont plus là et que d’autres individus doivent payer l’addition. C’est d’ailleurs la dromomanie qui a ruiné la Silicon Valley ! Pour les individus créatifs, vaut la devise d’un samouraï japonais qui écrivit : « quel que soit le chemin qu’il choisit, le stratège ne semble jamais se presser ».
Dans ce contexte, quelle est la place de l’intuition ?
Gottlieb Guntern. Il existe une loi du flux d’informations optimal. Un système de traitement de l’information (le cerveau, une équipe…) possède quatre fonctions (organiser, conserver, modifier ou supprimer une information). Ce système est relié, outre à lui-même, à l’environnement par une boucle de rétroaction. Les individus font tout pour produire et maintenir un flux de signaux optimal, afin de disposer d’informations suffisantes pour prendre des décisions pertinentes. Mais le flux de signaux peut subir des perturbations, qui s’expriment de manière institutionnelle ou individuelle. La première se traduit par une séparation, dans l’entreprise, entre ceux d’en haut et ceux d’en bas : dans ces conditions, une idée novatrice émise par le bas de la hiérarchie n’a aucune chance d’arriver sans déformation en haut de la hiérarchie. La seconde concerne l’intuition. Les responsables dotés d’une pensée exclusivement rationnelle ont tendance à dévaloriser l’intuition, ce qui me conduit à formuler la phrase suivante : les données les plus subtiles des systèmes humains sont ce que les esprits rationnels aiment à qualifier de questions futiles !