Si les auteurs de l’ouvrage collectif Mega Tech s’inscrivent dans le temps long, ils admettent qu’il est impossible de savoir avec certitude ce que seront les technologies en 2050, tout comme on ne pouvait imaginer, par le passé, le poids actuel des Gafa.
D’autant que, soulignent les auteurs, « le progrès technologique sera de moins en moins prédictible sans le point de repère de la loi de Moore, et avec les puces 3D, les ordinateurs quantiques et le cloud. » La loi de Moore semble proche de ses limites, assurent les auteurs, pour qui « cela ne signifie pas que l’innovation technologique va stagner, mais qu’elle sera très différente de celle du passé. »
Autre élément d’incertitude : « Les vagues technologiques sont plus puissantes que les précédentes, sur lesquelles elles prennent appui. » On peut rester optimiste : « Ce qui est difficile deviendra plus facile, ce qui est cher deviendra moins coûteux et ce qui est rare deviendra plus abondant, par exemple dans la santé ou l’éducation », résument les auteurs.
Pour envisager le futur, ils suggèrent d’observer à la fois le passé, le présent et le futur imaginé dans la science-fiction. Du côté des leçons de l’histoire, on a déjà connu les problèmes de sécurité, d’oppositions et de respect de la vie privée avec l’innovation technologique, par exemple les premiers télégraphes, les mouvements des luddites, les destructions d’emplois, ou les superstitions liées aux premières caméras Kodak.
« Certes, le passé ne se reproduit jamais à l’identique, mais les analogies n’ont pas besoin d’être précises pour être instructives », soulignent les auteurs. Du côté du présent, « si vous regardez au bon endroit, vous verrez les technologies de demain. » Par exemple, rappellent les auteurs, dès 2001, des téléphones portables avec caméras et écrans couleur existaient déjà au Japon.
Du côté de la science-fiction, on est moins dans le prédictif que dans le fait que « cela contribue à inspirer les ingénieurs pour inventer. » Ainsi, les premiers téléphones portables à clapet s’inspiraient des outils de communication utilisés dans Star Trek. Il y a toutefois trois technologies très présentes dans l’imaginaire collectif qui n’existeront jamais : le transfert de l’information plus vite que la lumière, l’influence à grande distance, contrairement à ce que prétend l’astrologie, et la perception extra-sensorielle.
A chaque vague technologique, ses leaders
Les auteurs distinguent quatre vagues d’innovation. Durant la première vague (des années 1950 aux années 1970), celle des mainframes et des mini-ordinateurs, les gagnants avaient pour noms IBM, Burroughs, Control Data, Data General, Wang, Honeywell…
La seconde vague a été celle de la bataille des systèmes d’exploitation et des logiciels de postes de travail, avec la montée en puissance de Microsoft, d’Oracle… Deux autres vagues sont apparues depuis : celles du Web 1.0 et celle du cloud, avec des acteurs puissants (les Gafa). Chaque vague technologique a été plus puissante que la précédente, avec des effets démultipliés et des croissances des acteurs beaucoup plus rapides : alors qu’il a fallu quinze ans à Microsoft pour atteindre son premier milliard de dollars de chiffre d’affaires, Google l’a atteint en cinq ans et Facebook en quatre ans.
Quant à Amazon, il a généré ses premiers dix milliards de chiffre d’affaires en seulement treize ans. Les prochaines vagues technologiques, selon les auteurs, seront axées autour du Big Data et de l’Internet des objets. Et s’en suivra une septième : celle de l’intelligence artificielle. « En moins de deux décennies, l’humanité a créé des technologies dont les applications sont sans limites », estiment les auteurs, qui pointent trois éléments pour demeurer optimistes. D’abord, le fait que l’on sous-estime l’impact exponentiel des technologies, comme l’ont montré Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee dans leur ouvrage sur le second âge de la machine (Cf. Best Practices SI, n° 176, 5 septembre 2016).
La loi de Moore n’est plus une contrainte
Ensuite, le fait que la loi de Moore ne constitue plus une contrainte pour l’innovation technologique : « La puissance informatique mise à disposition par Google et Amazon fait que la vitesse d’un processeur sur un poste de travail ne détermine plus les usages. »
Enfin, cela prend du temps pour exploiter tout le potentiel des technologies : « Lorsque celles-ci vont commencer à réellement affecter la croissance, elles le feront d’une façon que l’on ne peut pas encore imaginer, les évolutions du marché du travail (destruction/création d’emplois, niveau des salaires) auront des effets sur les usages des technologies et la productivité », préviennent les auteurs.
Ceux-ci abordent également cinq problématiques majeures : l’éthique de l’intelligence artificielle, le monde dominé par les données, l’humain « augmenté », les inégalités et l’évolution des modes de travail. Les auteurs établissent trois points communs entre l’invention de la machine à vapeur et les innovations technologiques d’aujourd’hui.
D’abord, elles mettent en évidence le rôle central de l’économie de marché, qui crée les conditions de la demande pour les innovations. Ensuite, toutes les technologies suscitent des craintes (on le voit aujourd’hui avec l’intelligence artificielle), les machines à vapeur n’ont pas échappé à cette règle.
Enfin, la machine à vapeur, tout comme les innovations d’aujourd’hui, illustre le fait que ces transformations provoquent toujours des effets inattendus. Ceux de la machine à vapeur étaient le réchauffement climatique, ceux des technologies actuelles et futurs sont pour l’instant inconnus. Et c’est un phénomène sans fin : « Les innovateurs chercheront à innover encore pour atténuer les conséquences inattendues, ce qui générera également de nouvelles conséquences inattendues… », souligne les auteurs.
Résoudre les dilemmes numériques
Dans son voyage vers l’horizon 2022, Atos explique que « certaines technologies changent si vite que les lois et les modèles économiques traditionnels peinent à les suivre. Ceci oblige les entreprises à opérer des choix stratégiques et tactiques dans un environnement hautement instable. » Autrement dit, elles doivent résoudre des « dilemmes numériques ».
Par exemple : concilier la proximité client et la désintermédiation, attirer les talents dans un contexte de pénurie de compétences, investir ou non dans ses propres plateformes, combiner processus évolutif et disruptif pour réussir la transformation digitale, privilégier des technologies émergentes ou au contraire se focaliser sur les technologies éprouvées…
« Le rythme des changements technologiques dépassera de plus en plus les capacités à réguler leur usage. Comment les entreprises concilieront-elles le besoin d’attendre que soient établis des règles et des standards avec leur désir de conquérir de nouveaux marchés ? », soulignent les auteurs du rapport Atos, pour qui ces tensions sont le prolongement naturel des quatre sources de rupture numérique identifiées dans l’étude « Journey 2020 » : les modèles économiques, les manières de travailler, les évolutions des enjeux et les technologies disruptives.
Le facteur humain en première ligne
Ils nous expliquent également que, « en 2022, nous connaîtrons un rééquilibrage dans la manière dont nous interagissons avec la technologie. Les solutions numériques seront davantage conçues avec des interfaces, des comportements et même des valeurs anthropomorphiques. » D’où l’importance de mettre en avant le facteur humain au cœur des stratégies numériques.
« La tendance qui consiste à aborder le numérique comme une sorte d’utopie technologique sans égards pour les préoccupations humaines sera de plus en plus perçue comme une dystopie. Est-il acceptable de créer des esclaves sexuels robotisés ou de manipuler l’opinion en utilisant l’IA pour déformer l’information ? », s’interrogent les auteurs. « Les technologies de rupture et les enjeux éthiques seront de plus en plus entremêlés. Le développement des technologies sera autant dicté par des considérations humaines que par l’avancée des connaissances. »
Dans la dernière livraison de sa cartographie des tendances 2019-2020, Cap Digital se focalise sur six domaines : la ville durable, les talents, les industries culturelles, la santé, les données et l’IA, le commerce et les services.
On retrouve le message sur la place de l’humain dans le numérique : « Sur le terrain, ce n’est pas tant une extinction du salariat classique que l’on observe, qu’une fragmentation des statuts, liée à la transformation du travail par le numérique. Le basculement n’en est pas moins conséquent. Pour y faire face, il convient d’éduquer au numérique, dès le plus jeune âge et sur tout le territoire, les treize millions de Français touchés par l’illectronisme, de permettre aux autres de se former en continu et d’adapter l’entreprise dans toute son organisation pour replacer l’humain au cœur de son activité. »
Pour les auteurs, « alors que le Web souffle ses 30 bougies, le monde du numérique se demande : où est passée l’utopie des débuts ? Ne faudrait-il pas appuyer sur Reset et repenser le Web sur des bases nouvelles ? » Notamment face aux enjeux écologiques et à l’hégémonie des plateformes.
Cartographies des tendances, Édition 2019-2020, Cap Digital, 2019, 72 pages.
Journey 2022, vision du futur, résoudre les dilemmes numériques, Atos, 60 pages.
Mega Tech, technology in 2050, The Economist, Profile Books, 2017, 242 pages.