Feuille de route pour les DSI : entre espoirs et résignation

A l’occasion de son cinquième anniversaire, Best Practices a réuni une centaine de DSI dans un grand hôtel parisien. Deux conférenciers sont venus apporter un regard original et décalé sur les grands problèmes économiques et technologiques. Ils nous livrent leurs réflexions.

Les idées fausses sur la croissance économique

La crise ? On l’a presque toujours connue… La compétitivité ? Un concept idiot… La croissance ? Des idées fausses… Jean-Marc Daniel, économiste et professeur à l’ESCP, a expliqué pourquoi l’innovation technologique reste l’une des seules issues pour retrouver la croissance.

« La crise est finie ! » Ce discours, on l’a peu entendu. Il est même fort probable que, depuis plusieurs dizaines d’années, vous n’avez jamais entendu parler que de crise ! Le seul personnage qui a affirmé que la crise n’était plus d’actualité était le général de Gaulle qui, le 31 décembre 1967, en présentant ses vœux, précisa que 1968 serait une « année sereine »…

Aujourd’hui, un mot est à la mode : compétitivité. Un conseil : dès que quelqu’un vous parle de compétitivité, surveillez-votre portefeuille ! C’est quelqu’un qui veut vous prendre du pouvoir d’achat. Le problème, dans ce pays, est que nous sommes favorables à la concurrence, mais nos partenaires commerciaux seraient déloyaux. Rassurons-nous, la déloyauté est ancienne. C’est en 1897 que l’expression « péril jaune » a été inventée : on disait à l’époque que « l’ouvrier à cinq sous [les Chinois, déjà] vaincra l’ouvrier [français] à cinq francs ». Et pour sauver l’ouvrier à cinq francs, que fallait-il faire ? Baisser les charges… À l’époque, il y en avait déjà ! Elles n’étaient pas très nombreuses par rapport à aujourd’hui, mais elles étaient déjà trop lourdes ! Et que fallait-il faire pour rétablir la compétitivité ? Baisser les salaires…

Ne vous faites donc pas d’illusion : tous ceux qui veulent améliorer votre compétitivité ont comme objectif de baisser votre pouvoir d’achat. Pourquoi ? Pour vendre plus et plus exporter. Le problème reste que si tout le monde veut exporter, cela va être difficile d’atteindre cet objectif et ce n’est peut-être pas la solution. Et pour certains pays comme la Grèce, on ne voit guère comment. Lorsque l’on pose la question « Qu’exporte la Grèce ? » généralement, il y a un moment de silence, et la réponse tombe : de l’huile d’olive et des raisins secs ! Je veux bien admettre que l’humanité soit en capacité d’absorber beaucoup plus d’huile d’olive, mais il y a des limites à l’exercice ! Êtes-vous prêts, dans votre cuisine, à vivre de raisins marinés dans de l’huile d’olive ? La réponse est évidemment non. Le problème grec n’est pas là. Le véritable enjeu n’est pas que l’on n’exporte pas assez, il est que l’on importe trop. Autrement dit, la consommation est trop importante parce que l’on n’épargne pas assez.

La priorité c’est l’emploi ? Non, c’est la croissance !

Il y a un autre sujet avec lequel on nous rebat les oreilles : « Ma priorité, c’est l’emploi ! » On s’en souvient, en 1993, François Mitterrand avait affirmé : « Contre le chômage, on a tout essayé. » On notera le paradoxe qui consiste à reconnaître que l’on n’y peut rien mais à en faire sa priorité…

On a quand même connu des sociétés avec un plein emploi : les pays de l’Europe de l’Est dans les années 1960… Maintenant, en France, cela s’appelle des « emplois d’avenir » ! À l’époque, cela s’appelait la « dictature du prolétariat » : c’est la même chose, cela consiste à payer des individus à ne rien faire. Donc, si la priorité est l’emploi, la solution est simple : il suffit payer des masses d’individus à ne rien faire !

La priorité d’une société, ce n’est donc pas l’emploi, c’est la croissance ! Le problème qui se pose à notre économie peut se résumer à trois questions. A-t-on assez de croissance (sinon, nous sommes en période de crise) ? Cette croissance est-elle bien répartie entre l’épargne et la consommation ? Et peut-on améliorer la croissance ?

Pour répondre à la première question (a-t-on assez de croissance ?), les chiffres parlent d’eux-mêmes. Nous sommes clairement en récession, l’Insee l’a confirmé. Si l’on observe l’évolution de l’économie française, nous avons connu des périodes de ralentissement brutal de l’activité économique, puis des périodes de reprises. Cela signifie que l’économie est cyclique, avec une alternance de récessions et de phases de croissance. Le véritable problème, c’est le niveau auquel on remonte au moment où l’économie tourne à plein. Dans les années 1970, après une récession, la croissance remontait à 4 %. Dans les années 1980, on atteignait 3 %, dans les années 1990, c’était seulement 2 %, dans les années 2000 encore moins (1 %) et en 2010 : 0 % ! La croissance tendancielle baisse…

Énergie, concurrence et progrès technique : les trois ingrédients de la croissance

La vraie croissance à long terme, celle qui crée de la richesse, repose sur trois éléments. D’abord, de l’énergie pas chère. Historiquement, les périodes de croissance correspondent à des époques où l’énergie n’était pas très coûteuse. Ensuite, la croissance à long terme repose sur l’assimilation du progrès technique, c’est-à-dire la modification des processus de production pour améliorer l’efficacité du capital, pour faire en sorte qu’à la place des hommes il y ait des robots et du travail mécanique afin d’alléger le poids du travail humain et de permettre de créer de la richesse ailleurs.

L’une des clés consiste donc à faire en sorte que les entreprises soient incitées à investir pour améliorer la productivité et incorporer davantage de progrès technique. On peut certes exhorter les entreprises à investir, mais la bonne solution consiste à favoriser la concurrence. La survie d’une entreprise repose sur sa capacité à avoir un temps d’avance par rapport à ses concurrents. Elle repose également sur la prise de risque : on ne peut d’ailleurs pas considérer que le travail et le capital doivent être taxés de la même façon. Celui qui investit prend un risque et lorsqu’il gagne, il est normal qu’il gagne plus que celui qui n’a pris aucun risque. Et si on ne le fait pas, les risques ne seront pas pris ! Il faut absolument préserver les moyens financiers des entreprises, au lieu de les affaiblir.

En résumé, pour retrouver de la croissance, nous avons donc besoin d’énergie pas chère, de progrès technique et d’entreprises en concurrence. Il n’est donc pas nécessaire de dégager des excédents extérieurs, nous avons besoin d’investir et d’innover. Comment y arriver ? En favorisant les lieux de l’innovation, en particulier l’entreprise. Et, dans ce domaine, les DSI sont en première ligne pour porter cette démarche d’innovation.

Information, consumérisation, socialisation et industrialisation : le DSI confronté à quatre ruptures

Les ruptures fondamentales auxquelles on assiste conduisent à repenser, voire réinventer le métier de DSI, dans un contexte où l’information devient un facteur de production au même titre que le capital et le travail. Bernard Laur, directeur associé de Synthèse Informatique explique pourquoi.

L’évolution des systèmes d’information et du positionnement des DSI est marquée par quatre tendances lourdes que l’on peut résumer en quatre mots-clés : information, consumérisation, socialisation et industrialisation. Concernant l’information, l’évolution fondamentale est que, dans les cinq ans à venir, elle va devenir le troisième facteur de production, avec le capital et le travail. Ainsi, dans l’entreprise, à côté du système traditionnel de production, adossé au capital et au travail, va se développer un système d’information au sens large qui devrait représenter la même masse.

On utilise aujourd’hui beaucoup le terme de consumérisation. On se souvient qu’il y a vingt ou trente ans, l’informatique se développait d’abord dans l’entreprise et, ensuite, s’étendait dans le grand public. Désormais, c’est le mouvement inverse. Le problème, pour les entreprises, reste de gérer cette situation, ce que l’on appelle le BYOD (Bring your own device). C’est d’ailleurs une source d’angoisse pour les DSI. En effet, cela suppose d’intégrer et de supporter tous les équipements de tous les collaborateurs. Mais comment gérer en mode BYOD toutes les plates-formes de la planète ? Cela signifie gérer simultanément un environnement personnel et un environnement professionnel sécurisé. Il est évident que cela va conduire les DSI à sous-traiter ces tâches au lieu de les gérer en interne.

La consumérisation… des datacenters

Mais se limiter au concept de BYOD est insuffisant. Car une deuxième vague de consumérisation arrive : elle concerne pas moins de 50 milliards d’objets qui vont être connectés, qu’il s’agisse de voitures, de téléviseurs ou d’appareils médicaux. Tous ces objets vont générer des données, relayées par des réseaux ou des smartphones. On commence d’ailleurs à parler de PAN, pour Personal Area Network, que les individus pourront avoir dans leurs poches ou, pourquoi pas, dans leurs chaussures.

Comment les entreprises vont-elles maîtriser tout cela ? D’autant qu’il y aura d’autres variantes, comme par exemple BYOA (Bring your own applications) ou BYOI (Bring your own identity). Cela signifie que les individus se réservent non seulement le droit d’amener leurs propres matériels, mais aussi de choisir leurs applications et, en plus de s’y connecter avec leur propres identifiants, Facebook par exemple. Pourquoi pas ? Mais toutes ces données, où vont-elles circuler ? Qui va les stocker ? Nul doute que des intermédiaires vont s’en charger. Il suffit d’observer la stratégie de Google aux États-Unis avec son approche iWallet, un portefeuille de paiement. Google s’insère ainsi entre l’individu, le consommateur, les banques et les commerçants pour capter du trafic et stocker de l’information. Lorsque toutes ces informations se trouvent consolidées autour d’un identifiant unique, cela pose problème, car cette accumulation d’informations permettra d’avoir une information extrêmement pertinente sur les individus.

La consumérisation s’observe également du côté des datacenters. Beaucoup de prestataires gèrent des millions d’utilisateurs et subissent une forme de consumérisation qui se traduit par une industrialisation très forte des SI centraux. La question légitime que les DSI peuvent se poser est la suivante : comment des entreprises comme Google parviennent-elles à exécuter des recherches en une demi-seconde, avec une excellente qualité de service, une charge d’utilisateurs de 500 à 600 millions chaque jour et des transactions dans le monde entier ? Comment Facebook réussit-il à gérer un milliard d’utilisateurs, à stocker vingt à trente téraoctets supplémentaires chaque jour avec des données souvent peu structurées et de taille variable (entre un message court de dix caractères et plusieurs gigaoctets de photos) ? Où sont donc stockées ces informations ? Certainement pas dans une base de données relationnelle.

Ces géants ont donc été capables de créer des datacenters avec plusieurs millions de serveurs avec des niveaux d’industrialisation que nous n’avons pas en entreprise. Il va bien leur falloir rentabiliser tous ces investissements, donc en proposer l’usage aux entreprises. L’un des impacts de la consumérisation, c’est précisément l’industrialisation des datacenters et les possibilités d’hébergement pour les entreprises. Pour ces dernières, c’est la promesse d’une agilité et d’une souplesse intéressante, avec, en outre, des coûts attractifs. La consumérisation a engendré l’industrialisation et celle-ci se met au service de l’entreprise. Pouvoir mettre en ligne une centaine de serveurs en quelques minutes, c’est un choc pour les informaticiens traditionnels.

Vers une monétisation généralisée de l’information

Troisième mot-clé : socialisation. Que sont les grands réseaux sociaux d’aujourd’hui ? Sur Facebook, un milliard d’individus s’épanchent, disent ce qu’ils ont fait, ce qu’ils feront, ce qu’ils pourraient faire, partagent leurs états d’âme, étalent leurs préférences… Ils créent de l’information gratuitement avec beaucoup de bonne volonté. Pendant ce temps-là, Facebook stocke et journalise. Conséquence : Facebook sait tout de ses utilisateurs ! Les marketeurs peuvent ainsi analyser l’information et en déduire les comportements des consommateurs. Ces réseaux sociaux constituent des sources colossales d’informations. Il en est de même pour Google qui peut gérer des profils pour tout savoir, car il est capable d’analyser l’information brute avec une puissance de calcul phénoménale. Récemment , le tri de 100 milliards d’enregistrement de 110 octets a été réalisé en utilisant 800 serveurs pendant 209 secondes pour une facturation de seulement 100 euros : qui peut rivaliser avec son informatique interne ?

Mais tous ces réseaux sociaux, pour se « monétiser », que vont-ils faire ? Vendre les informations, précises et actualisées, qu’ils détiennent. Tous les réseaux sociaux publient leur API, avec un objectif de monétisation, et proposent ainsi l’accès à leurs données aux entreprises, moyennant finance. Si on ajoute l’information collectée par des capteurs, on aboutit à des bases de données colossales. Avec une clé unique : l’individu. On se pose souvent la question : « Qu’y aura-t-il dans les big data ? » La réponse est claire : nous, avec le suivi de toutes nos activités. Et l’on sait que ces informations vont fortement intéresser les entreprises.

Quelles sont, à terme, les conséquences pour les DSI ? La partie informatique peut se résumer aux postes de travail, aux serveurs, aux applications et aux bases de données. Pour les postes de travail, avec le BYOD, la gestion sera sous-traitée. Pour les serveurs et les applications, le cloud computing fera l’affaire. Que restera-t-il ? Les données… stockées dans les entreprises ou ailleurs. L’une des grandes mutations dans les prochaines années est que les DSI n’auront quasiment plus d’informatique à gérer dans leur entreprise. Il y aura donc un impact fort sur les équipes de production, même s’il conviendra d’en conserver une partie pour gérer ce qui sera dans le cloud et le BYOD. Du côté des études, l’un des impacts importants de la consumérisation et de la mise à disposition de puissance, c’est l’élasticité des solutions. Cela va favoriser un cycle court pour le développement d’applications, avec demandes fréquentes de la part des utilisateurs. Pour ces applications, il s’agira de préserver les données, leur intégrité et leur intégration. Pour les études, il s’agira de gérer ces paramètres applicatifs.

Dans l’entreprise, ces outils performants offrent une capacité d’innovation car tout ce qui était « informatisable » l’a été. La grande facilité à développer et à mettre en ligne des applications va favoriser la diffusion d’applications performantes comme on n’en a jamais développé en interne et comme on n’en développera jamais ! Il faut se résoudre à l’idée que l’on aura des applications très performantes qui seront demandées par nos utilisateurs. Une des tâches des équipes études sera d’accompagner cette évolution vers l’innovation. Cela va bien sûr changer les comportements : la plupart des DSI fonctionnent encore avec un cahier des charges. En matière d’innovation, cette approche ne fonctionne plus : un cahier des charges de l’innovation ne peut pas exister ! Il faut au contraire suggérer et montrer aux métiers des applications : ce sont eux qui auront des idées !