Futur(s) technologique(s) : les trois scénarios

Pour imaginer le futur des technologies et comment elles se positionnent les unes par rapport aux autres, on peut retenir deux critères : le potentiel de disruption et la probabilité de généralisation. Ludovic Cinquin, directeur général d’Octo Technology s’est essayé à l’exercice lors de la dernière conférence USI (Unexpected Sources of Inspiration) 2022. Du côté des technologies qui ont le plus fort potentiel de disruption, il met en exergue l’informatique quantique, les interfaces hommes-machines, la réalité virtuelle et l’intelligence artificielle, cette dernière ayant la plus forte probabilité de généralisation, en particulier comparé à l’informatique quantique. « Les cas d’usages sont limités, c’est davantage un pari sur l’avenir et si le potentiel de disruption est élevé, sa probabilité de généralisation est très faible », résume Ludovic Cinquin.

Entre les deux, on trouve la Blockchain « prometteuse, mais ses usages sont un peu exagérés », poursuit-il. Le cloud, la 5G et l’IoT ont des probabilités de généralisation relativement élevées, parce qu’ils transforment les usages, mais un potentiel de disruption plus faible.

Le renforcement de la puissance des « big tech companies »

Ludovic Cinquin propose trois scénarios. Le premier prolonge les tendances existantes et voit de renforcer la puissance des géants du numérique. « Leur logique est d’inciter les individus à passer leur vie avec eux, et comme les barrières à l’entrée sont très élevées pour les concurrents et que les coûts de sortie le sont pour les utilisateurs, on devrait avoir affaire aux mêmes acteurs qu’aujourd’hui avec, éventuellement, deux ou trois nouveaux », résume Ludovic Cinquin.

La force de ces géants du numérique repose sur leur capacité à créer des écosystèmes englobant des terminaux (Apple…), des bulles de services digitaux, des solutions de paiement, voire de bancassurance, de stockage cloud, des médias et des réseaux sociaux. « Pour eux, l’accumulation de données constitue un avantage compétitif énorme », observe Ludovic Cinquin.

Et certains ont autant de poids économique que des Etats : « Apple génère un chiffre d’affaires équivalent au PIB de Singapour, 39ème pays mondial, et ils influencent le jeu démocratique, notamment au niveau fiscal et par leur rôle sur les réseaux sociaux », ajoute Ludovic Cinquin, qui s’interroge : « Est-ce que la Silicon Valley va devenir un Etat indépendant ? »

Plusieurs signaux faibles illustrent ce scénario, entre autres : la bataille d’Elon Musk pour s’emparer de Twitter, la course de vitesse de nombreux acteurs autour des opportunités du metavers ou encore le perfectionnement des techniques favorisant l’addiction aux réseaux sociaux, basées sur les enseignements de la psychologie du « circuit de la récompense ».

Une nouvelle guerre froide numérique ?

Le deuxième scénario est celui de la « guerre froide numérique ». « Les Etats ont compris que les pure players sont puissants et parfois au service de pays concurrents », constate Ludovic Cinquin. On voit ainsi la Chine capitaliser sur sa population, ses start-up et son régime autoritaire, l’Europe sur sa puissance réglementaire et son statut de premier marché mondial, et les Etats-Unis sur sa domination culturelle et ses pure players du numérique.

Dans ce scénario, « les positions se durciront progressivement entre dépendance et souveraineté », estime le DG d’Octo Technology. Ce scénario peut générer de nouvelles cybermenaces, des conflits idéologiques, par exemple sur les questions éthiques ou des interdictions plus fréquentes d’acteurs ou de technologies. Ces tendances sont déjà à l’œuvre, avec l’interdiction d’utiliser Android pour Huawei, celle de la reconnaissance faciale en Europe ou encore la limitation de l’usage des réseaux sociaux pour les plus jeunes chinois.

Sur ce terrain, la Chine semble plus avancée et dispose de trois atouts : son poids démographique, qui lui fournit plus d’ingénieurs et de data, sa facilité d’expérimentation hors de contraintes légales (on pense en particulier à la reconnaissance faciale ou au système de crédit social) et son esprit de discipline. « En matière d’intelligence artificielle, à la fin, ce n’est jamais le meilleur algorithme qui gagne, c’est celui qui dispose de plus de données et, dans ce domaine, la Chine a une longueur d’avance », soutient Ludovic Cinquin.

Un mouvement de detox digitale

Le troisième scénario est celui de la « digital detox ». Plusieurs contraintes en seraient à l’origine : d’abord, l’épuisement des ressources naturelles, en particulier des métaux rares indispensables pour construire les matériels (étain, plomb, antimoine, argent, nickel, cuivre, cobalt, lithium…). « Nous n’avons que quelques décennies de répit », avertit Ludovic Cinquin qui estime que « dans les cinq à dix ans, la France subira une crise électrique majeure, avec la prolifération des véhicules électriques et le vieillissement des centrales nucléaires. »

Ensuite, l’intermittence des énergies et la fragilisation des infrastructures qui conduisent à des ruptures dans les accès aux réseaux. Enfin, le retour du offline, face aux indisponibilités de plus en plus fréquentes du cloud. Résultat, selon Ludovic Cinquin : « La notion d’usage devient déterminante : les innovations sans apport sociétal avéré sont progressivement découragées, puis interdites. La technologie redevient synonyme de progrès et plus seulement d’innovation. On ne fabriquera probablement plus de slip connecté ! » La prise de conscience progresse : « Une simple transaction en bitcoin génère une tonne de CO², autant qu’un Paris-New York en avion ; il faudra aussi tenir compte du coût écologique de l’entrainement des algorithmes, c’est autant que la durée de vie de cinq voitures, selon une étude du MIT », détaille Ludovic Cinquin. On va donc voir se renforcer les « right techs », qui respectent à la fois les objets, les usages, l’environnement et l’humain.

Lequel de ces trois scénarios est le plus probable ? « Nous aurons vraisemblablement un mélange des trois, tous régulés par les limites terrestres », conclut Ludovic Cinquin, qui suggère de continuer à développer son adaptabilité, à avoir une vision pour affronter le changement et prendre conscience de ce qui est important. « Il faut agir en conscience, nous n’avons pas les ressources pour tout faire. »