Pour mieux innover, les outils ne manquent pas : il existe des méthodes éprouvées, des bonnes pratiques pertinentes, des incubateurs pour créer un environnement propice, des services de Recherche et Développement dédiés… Il faut toutefois de bonnes idées, que l’on peut aller chercher dans des domaines qui ne nous sont pas familiers. Par exemple dans l’univers de la création musicale.
C’est l’ambition de cet ouvrage écrit par Albéric Tellier, passionné de musique, d’histoire de la musique et professeur de management de l’innovation à l’université Paris-Dauphine. Il décrypte les pratiques de groupes et artistes pour en tirer des enseignements applicables à d’autres domaines et notamment à l’entreprise.
Qu’y a-t-il de commun entre Elvis Presley, Serge Gainsbourg, Led Zeppelin, Kate Bush, Beyoncé, Daft Punk, Kendrick Lamar ou Rihanna ? Ces artistes n’ont pas seulement marqué l’histoire de la musique, ils ont aussi façonné et transformé une industrie, n’hésitant pas à bousculer les pratiques en vigueur pour mieux s’imposer. Ces grands noms du rock, de la pop ou du hip-hop sont aussi des innovateurs qui peuvent inspirer tous ceux qui veulent développer des idées nouvelles.
Dans son ouvrage, Albéric Tellier mobilise, de manière très accessible, les résultats les plus importants de la recherche sur la créativité et l’innovation. Il montre comment les œuvres musicales naissent, prennent forme et se diffusent. Et, contrairement aux apparences, on y trouve de nombreux points communs avec le processus de création et d’innovation dans les entreprises.
Ainsi, dans l’univers musical, comme dans les autres domaines, les enjeux sont également de favoriser les usages, d’enrichir l’expérience client, de créer de la valeur, de jouer habilement sur les effets d’annonces, de bâtir des communautés, de créer des espaces collaboratifs d’innovation, d’être meilleur que la concurrence, d’avoir de bonnes idées et d’apprendre de ses échecs… « Puisque la musique est devenue une industrie et que sa création se réalise dans le cadre d’organisations, la recherche en management est précieuse pour comprendre comment les œuvres musicales naissent, prennent forme et se diffusent », estime l’auteur. Ce processus d’innovation s’exerce évidemment dans un environnement contraint : comme dans toutes les industries culturelles, la créativité des artistes s’exprime dans des processus et des contextes organisationnels qui peuvent la freiner, l’influer ou la stimuler.
Car, souvent, l’innovation a du mal à se faire une place : « Les projets d’innovation ne sont pas toujours bien vus au sein de l’organisation, parce qu’ils consomment des ressources que d’autres voudraient et bousculent les habitudes et les compétences acquises », résume l’auteur, pour qui « innover, c’est aussi l’art de gérer des dissensions qui se déclenchent à différents niveaux. »
L’auteur passe en revue l’histoire de vingt-quatre artistes ou groupes (d’AC/DC et Franck Sinatra à Bob Dylan et Daft Punk, en passant par Serge Gainsbourg, Police et Françoise Hardy). Tous ont appliqué, quelquefois sans le savoir, des principes qui permettent d’innover. Alberic Tellier propose cinq stratégies qui ont fait leurs preuves dans l’univers musical, mais aussi ailleurs : convaincre les clients, intégrer des communautés, gérer les conflits, surmonter les échecs et comprendre les succès.
Convaincre les clients suppose de savoir passer de l’utilisation à l’usage : « L’utilisation fait plutôt référence aux fonctions remplies par le produit, ce à quoi il sert, les besoins qu’il est censé satisfaire. L’usage fait plutôt référence à la manière avec laquelle l’individu va résoudre des problèmes concrets., les compétences qu’il va développer. »
Exemple : Kate Bush, qui a utilisé un synthétiseur-échantillonneur, le Fairlight, pour produire des bruits de vaisselle cassée dans son tube Babooshka, bien loin de ce qu’avaient imaginé les concepteurs de l’appareil (reproduire les sons de n’importe quel instrument de musique). Ensuite, il faut enrichir l’expérience client, dans un contexte où, rappelle l’auteur, « la musique est l’un des premiers secteurs d’activité à avoir été impacté à grande échelle par la digitalisation », notamment avec l’apparition du CD et, plus récemment, du streaming.
S’appuyer sur de solides communautés
Intégrer des communautés est tout aussi important, il faut créer et mobiliser les fans. L’auteur met en exergue le groupe Grateful Dead comme l’exemple typique qui illustre cette stratégie, avec la multiplication des concerts. Quatre principes ont été privilégiés : repérer les fans et les inciter à garder le contact, les utiliser comme des porte-paroles et des contributeurs, améliorer continuellement la prestation payante et desserrer les contraintes du droit de la propriété intellectuelle (par exemple en autorisant la captation des concerts : sur les 2 300 concerts du groupe, 2 200 ont été filmés !
Il faut aussi savoir accepter le conflit avec la communauté des fans, à l’exemple de Bob Dylan, qui n’a pas hésité à abandonner le style à l’origine de son succès initial (le folk) pour privilégier des sons plus électriques. Ses fans en ont été mécontents, mais il a eu raison, car son audience s’est élargie ! Bob Dylan a parfaitement résolu le « dilemme de l’innovateur », principe selon lequel les leaders installés sur un marché n’ont pas envie de changer (tout comme leurs clients) et ne voient pas arriver les nouveaux entrants.
L’innovation est indissociable des conflits qui peuvent naître entre les parties prenantes. Mais les tensions peuvent nourrir les projets d’innovation. On l’a vu, par exemple, avec le groupe Police, formé d’un quatuor improbable (un batteur rock, un ex-instituteur, un musicien de studio et un guitariste punk…), qui enregistrait dans des salles séparées en communiquant uniquement par vidéo. Mais, souligne l’auteur, « ces conflits cognitifs ont finalement produit des effets bénéfiques, en créant une alchimie musicale unique ».
Surmonter ses échecs s’avère tout aussi profitable. L’auteur s’attarde sur les cas de Serge Gainsbourg et de Françoise Hardy, qui ont un point commun : en 1971, ces deux artistes ont connu un échec retentissant avec des œuvres qu’ils jugeaient particulièrement réussies (la musique brésilienne pour Françoise Hardy, les rythmes afro-cubains pour Serge Gainsbourg, qui s’est ainsi éloigné de la « variété rive gauche »).
« Les espoirs sont grands, l’échec n’en sera que plus cuisant : les ventes sont catastrophiques », rappelle Alberic Tellier, pour qui « il est dangereux d’estimer les chances de réussite de l’innovation par le seul examen de ses caractéristiques intrinsèques. Les artistes, tout comme les porteurs de projets innovants, ont tendance à raisonner par rapport à ce qu’ils sont parvenus à développer, en oubliant d’intégrer les caractéristiques du contexte qui va recevoir leurs réalisations. Françoise Hardy et Serge Gainsbourg n’ont pas souhaité s’adapter aux aspirations, peurs et idéaux d’une époque qu’ils avaient sans doute du mal à comprendre », poursuit l’auteur.
Savoir analyser les succès
Il faut donc savoir comprendre ses succès, en étant capable de pivoter (changement de positionnement sur un marché, de produit ou de modèle économique). Comme par exemple la chanteuse Taylor Swift, sortie du marché de la country, pourtant très lucratif, mais qui pouvait, à terme, mener à une impasse, pour privilégier la pop, avec de nouveaux producteurs et auteurs. Dans l’univers musical, le succès dépend du succès. C’est ce qu’on appelle « l’effet Matthieu », inspiré de l’évangile selon Saint Matthieu : « On donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a. »
Plusieurs recherches ont montré la réalité de ce principe : « Dans de nombreuses industries, le fossé est souvent immense entre les œuvres à succès et les autres », rappelle l’auteur. C’est le cas, par exemple, dans les domaines des jeux vidéo, de la littérature, du cinéma et, bien sûr, de la musique. Pour l’auteur, « la réussite rencontrée à un moment donné augmente la probabilité de la connaître à nouveau dans le futur. Le succès va au succès tandis que l’échec condamne souvent à l’échec ! » On trouve même des albums qui ont été d’énormes succès sans aucune promotion ni marketing, à l’image de Led Zeppelin IV, ou « album sans nom », troisième album le plus vendu de tous les temps aux Etats-Unis. Le groupe a joué sur deux principes : éviter l’exposition médiatique et cultiver une image de mystère cohérente avec la musique.
Pour Alberic Tellier, il n’y a, hélas, aucune recette miracle en matière d’innovation. C’est tout l’intérêt de ce livre de nous montrer que l’on peut quand même influencer le destin…
Nouvelles vibrations, s’inspirer des stars du rock, de la pop et du hip-hop pour innover, par Alberic Tellier, Éditions EMS, 266 pages, 2020
Quelques idées à retenir
- Une innovation ne peut prendre forme et se diffuser qu’après un processus de transformation d’une utilisation prescrite en un usage concret.
- Il faut constamment renforcer les éléments clés qui constituent la proposition de valeur faite au public.
- De nombreuses entreprises ont échoué à force de trop écouter leurs clients. Il est dangereux de se focaliser sur les clients fidèles car on se prive de signaux annonciateurs de changement.
- Les entreprises ne peuvent plus compter sur leurs propres ressources pour développer l’innovation.
- Les équipes dans lesquelles la structure de pouvoir est équilibrée sont les plus performantes. Le manager ne doit pas chercher à éliminer les tensions, mais à les gérer.
- Une innovation qui s’impose sur le marché a toujours pour origine une bonne idée qui arrive au bon moment.
- Quand l’innovation est en totale cohérence avec les attentes, les motivations ou les styles de vie, les individus peuvent l’adopter très rapidement, même si les contraintes techniques sont multiples et le niveau de performance limité.
- Une équipe mobilisée dans le cadre d’un projet d’innovation doit réaliser un travail marqué par le sceau de l’incertitude.
- On peut considérer les projets d’innovation comme des sondes qui permettent d’explorer des pistes nouvelles et dessineront peut-être les contours futurs de la réalité de l’entreprise et de ses marchés.
- Un projet abandonné n’est pas toujours synonyme d’échec, car il reste toujours quelque chose du processus initié.
- L’échec est surmontable s’il survient au moment où la position concurrentielle est encore avantageuse.