La question de la création de valeur par le système d’information revient régulièrement et structure les relations entre les DSI, les DG et les métiers. Il n’y a hélas pas de réponse unique et définitive. La création de valeur fait partie des thèmes récurrents de toutes les activités humaines.
D’ailleurs, un certain nombre de dictons populaires illustrent cette préoccupation : « Comparaison n’est pas raison » (pour le benchmarking), « Mieux vaut tard que jamais » (pour la mesure du ROI), « Qui ne risque rien n’a rien » (pour investir dans l’innovation), « Qui veut la fin veut les moyens » (pour les négociations budgétaires), « Le temps c’est de l’argent » (pour promouvoir les méthodes agiles et les approches Lean) ou encore « Tout vient à point à qui sait attendre » (pour évaluer le TCO).
De multiples approches
La question de la valeur est également récurrente pour les économistes. On se souvient du paradoxe de Robert Solow qui, en 1987, voyait des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité. Il a, depuis, nuancé son propos. En 2014, Robert Solow avait affirmé, dans un entretien paru dans McKinsey Quarterly Review (1) : « Il n’y a aucun doute que l’on peut mesurer des gains de productivité avec les technologies de l’information. »
Sur le plan micro-économique, il existe de nombreuses approches de mesure de la valeur (2) : les approches comptables (coût, prix de marché, valeur comptable…), financières (ROI, VAN, TRI, EVA, ROCE), de gestion (TCO, TBO, TVO, TRO, TEI…), d’audit (Val IT…), les approches projet (analyse de la valeur…) et métiers (valeur d’usage…).
Malgré toutes les méthodologies disponibles et les recherches menées sur l’analyse de la valeur, les perceptions sont toujours divergentes dans les organisations. Du point de vue du DSI, toute dépense IT supplémentaire crée, par définition, de la valeur. Pour les directeurs financiers, toute dépense IT supplémentaire détruit, par définition, de la valeur. Du côté des directions générales, la pensée est plus orientée vers le principe selon lequel exiger une dépense IT supplémentaire est une question sans objet.
Pour les utilisateurs, toute dépense IT supplémentaire est susceptible de créer de la valeur… pour eux. Enfin, les fournisseurs estiment que leurs clients doivent toujours dépenser plus pour créer de la valeur pour leurs commerciaux et leurs actionnaires. Différentes études montrent que la recherche de la valeur reste une quête difficile. Par exemple, selon le CXP, seulement 24 % des projets ERP créent de la valeur ; d’après le cabinet CommonParks, 12 % seulement des dirigeants européens ont une confiance totale dans la capacité de leur entreprise à extraire un maximum de valeur de l’information et, selon une étude Gartner, 44 % des entreprises estiment que moins d’un quart de leurs fournisseurs les accompagnent vraiment pour maximiser la valeur métier.
De même, la perception de la valeur d’un même projet, ou de ce qu’il peut résulter d’un montant donné de budget, sera différente selon que la valeur est anticipée ou mesurée, que l’on s’intéresse aux aspects techniques ou business, qu’elle soit mesurée comptablement ou avec une vision analytique, qu’elle soit relative ou absolue, à court terme ou à long terme, que l’on privilégie les aspects financiers ou les usages, le périmètre de l’entreprise ou son écosystème.
On aboutit ainsi à trois cas de figure, résumés par Kathryn Schulz dans son ouvrage Being Wrong (3), qui peuvent expliquer que la création de valeur ne soit pas au rendez-vous. Le premier (hypothèse de l’ignorance) est que les bonnes pratiques ne sont pas connues, ce qui, par définition, augure mal de l’expression d’une valeur. Le second (hypothèse de l’idiotie) pose que les bonnes pratiques sont connues, mais que ceux qui sont chargés de les appliquer ne comprennent pas leur signification et leur importance. Là encore, il sera difficile de discerner une quelconque valeur.
Dans le troisième cas de figure (hypothèse de la dissonance cognitive), probablement le plus fréquent, les bonnes pratiques sont connues, les chefs de projets sont suffisamment intelligents pour en comprendre la signification et les enjeux, mais ils restent arcboutés sur leurs convictions profondes, ce qui conduit à des erreurs préjudiciables à la création de valeur. Hélas, ces biais sont nombreux et très courants (Cf. encadré ci-dessous).
Une valeur mieux perçue
Heureusement, depuis quelques années, la situation semble s’améliorer, notamment pour les opinions des directions générales et des métiers, plus enclins à considérer que le système d’information crée de la valeur (voir tableau ci-dessous).
Mais cette amélioration reste fragile, car les facteurs de risques sont toujours là. Une analyse, réalisée par un professeur de l’université d’Oxford et un consultant de McKinsey (4), conclut que, en moyenne, les projets IT souffrent d’un surcoût de 27 % et qu’un projet sur dix s’est révélé être un « cygne noir », avec un surcoût de 200 % en moyenne et un dépassement des délais évalué à près de 70 %.
Une étude de McKinsey, plus ancienne (5), avait conclu que la moitié des grands projets (de plus de 15 millions de dollars de budget) dépassaient, en moyenne, de 45 % le budget initial, de 7 % les délais initiaux, et qu’un grand projet IT délivrait 56 % de valeur en moins par rapport à ce qui était prévu. Avec, en ligne de mire, la DSI : une étude Eurogroup (6) a révélé que 64 % des managers métiers français sont d’accord avec l’affirmation suivante : « Si le budget d’un projet est en dépassement, c’est la faute de la DSI. »
On connait depuis longtemps les facteurs de risques des projets qui conduisent, dans le pire des cas, à une destruction de valeur et, dans le meilleur des cas, à une vision déformée de la valeur : pas de partage de connaissances, ni de processus de capitalisation de l’expérience, pas de pilotage et de coordination, coûts mal estimés, gestion des ressources humaines erratique, absence de gestion du risque et de la qualité…
Comment modifier la perception de la valeur de la DSI ?
Dès lors, face à ces constats, que faire ? Écartons d’emblée les six stratégies qui mènent dans le mur :
- Ne rien faire et parier sur la chance… mais c’est très risqué pour le DSI et la pérennité de son emploi.
- Stopper tous les projets… mais c’est suicidaire pour le DSI.
- Apprendre du passé et capitaliser sur les causes de ses erreurs… mais c’est très long.
- Confier l’entière responsabilité des projets à des prestataires… mais à quoi servira une DSI ?
- Prendre le temps qu’il faut… mais les utilisateurs et les métiers seront mécontents et court-circuiteront la DSI.
- Contraindre les équipes de la DSI à se former de façon intensive à l’analyse de la valeur pendant au moins six mois… mais seront-elles vraiment toutes motivées ?
On peut suggérer d’agir dans plusieurs directions. D’abord, prendre en compte, dans l’analyse de la valeur, l’ensemble du périmètre de la dépense système d’information (lire pages 5 à 7 dans ce numéro) et pas seulement sur la dépense informatique.
Ensuite, faire évoluer la perception du positionnement de la DSI et de la qualité des services délivrés, avec des techniques de marketing et de communication. Rappelons que, selon une étude de Devoteam publiée en décembre 2015 (7), 54 % des DSI français souffrent encore d’une image négative auprès de leurs clients internes et 80 % n’ont pas mis en place un plan de communication structuré.
Enfin, avoir la bonne réponse au moment où la direction générale pose la question cruciale : « Au fait, notre système d’information crée-t-il vraiment de la valeur ? » Cinq réponses sont possibles. Quatre sont mauvaises : « Heu… », « Je vous assure, personne n’en sait rien », « Je vais me renseigner dès que possible », « Nous allons créer un groupe de travail pour étudier cette question ». La cinquième réponse, la bonne, sera « Oui ! »… à condition d’être assortie de quelques arguments permettant une démonstration simple, objective, qui ne donnera pas lieu à un débat sur le fond…
La valeur, déformée par les biais cognitifs
- L’effet d’ancrage : les préférences sont évaluées par rapport à un point de référence.
- Le biais de saillance : on fait plus attention aux événe-ments les plus exposés, sans tenir compte du fait que la proba-bilité d’occurrence reste inchangée par cette surexposition.
- L’effet de familiarité : ce qui est familier est mieux perçu que ce qui nous est inconnu.
- L’aversion à la perte : on préfère ne pas perdre une somme plutôt que de gagner un montant équivalent.
- Le biais de possession : le fait de posséder quelque chose (piloter un projet) lui confère une valeur supplémentaire.
- Le biais de confirmation : on se focalise surtout sur les preuves qui confirment nos opinions.
- La préférence pour le présent : on réfléchit avant tout sur le court terme.
Le SI crée-t-il de la valeur pour l’entreprise (% de réponses positives) ? | ||||||
Point de vue | 2008 | 2009 | 2010 | 2011 | 2012 | 2013 |
Du DSI | 72 % | 80 % | 95 % | 83 % | 85 % | 88 % |
Des DG | 67 % | 61 % | 70 % | 68 % | 62 % | 86 % |
Des managers mЋtiers | 64 % | 50 % | 65 % | 68 % | 62 % | 73 % |
Source : Cutter Consortium. Lien : lc.cx/spot1-27 |
(1) Voir Best Practices Spotlight, n° 6, 20 octobre 2014.
(2) Cf. Best Practices revues et corrigées, par Christophe Legrenzi, édition 2015, 188 pages.
(3) Being Wrong, adventures in the margin of error, par Kathryn Schulz, Portobello Books, 2011, 405 pages. Les idées principales de cet ouvrage ont été détaillées dans Best Practices Systèmes d’Information, n° 97, 19 novembre 2012.
(4) « Why Your IT Project May Be Riskier Than You Think », Harvard Business Review, septembre 2011, traduit dans Best Practices Systèmes d’Information, n° 92, 10 septembre 2012.
(5) « Delivering large-scale IT projects on time, on budget, and on value », McKinsey Quarterly, octobre 2012.
(6) La performance économique du SI, un éternel dialogue de sourds ?, Eurogroup Consulting, mars 2013.
(7) Le marketing au service de la DSI, Devoteam, 24 pages, décembre 2015.