Un arrêt de la Cour de justice des communautés européennes du 3 juillet 2012 [Usedosft Gmbh c/ Oracle International Corp.] devrait faire couler beaucoup d’encre et agiter de nombreux esprits dans le monde de l’édition informatique. L’analyse de Pierre-Yves Margnoux, avocat associé chez Derriennic Associés.
L’idée est simple. Tout titulaire d’une licence d’utilisation d’un programme d’ordinateur peut désormais légitimement revendre cette licence à qui il le souhaite, sans avoir à repasser par la case éditeur. Des sociétés peuvent même désormais se spécialiser dans le rachat et la revente dans toute l’Union de licences ainsi déjà concédées.
Pour arriver à ce résultat, la Cour a eu à se prononcer dans le cadre d’un litige opposant l’éditeur Oracle à la société Usedsoft, société de droit allemand qui s’était fait une spécialité de revendre des licences d’utilisation Oracle en « seconde main ». Saisie de plusieurs questions préjudicielles par la juridiction allemande, la Cour européenne s’est par conséquent livrée à une analyse particulièrement exhaustive de la règle de l’épuisement du droit de distribution (transposée dans notre droit national par l’article L122-6 du Code de la Propriété Intellectuelle).
Cette règle, rappelons-le, a pour finalité de limiter les restrictions à la distribution des oeuvres protégées par le droit d’auteur afin d’éviter le cloisonnement des marchés. L’on savait déjà que la « première vente » par l’éditeur d’un exemplaire d’un logiciel dans l’Union épuisait le droit de distribution de cet exemplaire dans l’Union. Cela signifiait qu’après la « première vente » d’un l’exemplaire, l’éditeur n’avait plus les moyens de s’opposer à la revente de celui-ci dans le territoire de l’Union.
Toute l’ambiguïté et, disons-le, toute la raison de l’insuccès de la règle de l’épuisement des droits en matière de programmes d’ordinateur jusqu’à ce jour, provenait de ce qu’en cette matière le terme « vente » était considéré comme impropre, une licence d’utilisation n’entraînant pas stricto sensu de transfert de droits réels comme une vente le suppose et étant régi par le droit de la propriété intellectuelle.
Aussi, il était assez communément admis que les contrats de licences de logiciels disposaient d’un régime sui generis préservant les programmes d’ordinateurs du régime juridique de la vente et partant de celui de la règle de l’épuisement des droits.
Eventuellement, le terme « vente » pouvait être retenu pour le support matériel sur lequel l’oeuvre logicielle, intellectuelle et immatérielle était gravée, mais indépendamment de celle-ci, et sans que cela change l’opération juridique applicable à l’oeuvre elle-même. Ce n’est donc pas un hasard si la problématique soumise à la CJUE visait un cas de parfaite et totale dématérialisation, puisque les programmes d’ordinateur dont la revente était ici contestée par Oracle étaient accessibles par téléchargement via internet, mais n’étaient pas gravés sur CD-ROM ou DVD.
Consacrant une notion de « vente », qu’elle reconnait comme étant « autonome du droit de l’Union », la Cour relève désormais de manière bien plus explicite que (i) le téléchargement sur le site de l’éditeur d’une copie d’un programme (a fortiori la remise de celui-ci sur CD-ROM ou DVD), (ii) suivi de la conclusion d’un contrat de licence organisant, à titre onéreux, un droit d’utilisation de cette copie pour une durée illimitée impliquent un transfert du droit de propriété sur cette copie du programme ; en d’autres termes « une première vente » qui épuise le droit de distribution de l’éditeur sur cette copie.
Peu importe à cet égard que le contrat spécifie expressément qu’il s’agit d’une licence et non d’un contrat de vente, une telle préqualification par les parties n’étant pas opposable aux juges. Ce droit de distribution épuisé, l’éditeur ne peut donc plus ensuite s’opposer à la revente de cette copie par le licencié. A cet égard, peu importe que la copie du programme d’ordinateur concerné ait fait l’objet d’une maintenance par l’éditeur. L’épuisement du droit s’étend à la copie dans sa dernière version corrigée et mise à jour par l’éditeur.
La Cour rejette ainsi l’argument selon lequel la maintenance (notamment évolutive) de la copie du programme initialement concédée aurait pu modifier juridiquement celui-ci et lui donner un nouveau statut. C’est donc une clarification assez inédite de la règle de l’épuisement du droit de distribution que vient ainsi de nous livrer la Cour européenne, consacrant désormais un véritable droit de revente des copies des progiciels dont le droit de distribution est épuisé.
Cette décision devrait inéluctablement modifier les pratiques des éditeurs, pour lesquels la règle de l’épuisement n’avait jusqu’à présent jamais véritablement constitué un obstacle à leur développement. Pour autant, la Cour ne laisse pas les éditeurs totalement démunis et leur donne un certain nombre d’éléments propres à contrecarrer la constitution d’un marché parallèle de la licence de « seconde main » qui leur échapperait.
D’une part, en effet, la Cour prohibe le « dépeçage » de la licence. Dès lors, si un licencié dispose d’un droit d’usage pour 50 utilisateurs et qu’à la suite d’une baisse d’activité ou d’une cession partielle, il n’en a plus l’usage que pour 20, il ne sera pas pour autant autorisé à remettre sur le marché une licence pour 30 utilisateurs.
D’autre part, l’analyse ayant conduit la Cour à assimiler la licence d’utilisation d’un programme à « une vente » – condition sine qua non de l’application de la règle de l’épuisement du droit de distribution – résulte de la combinaison (i) du téléchargement d’une copie du programme et (ii) de la concession d’un droit d’usage à titre onéreux, « sans limitation de durée » ou « de manière permanente ».
C’est donc bien parce que la licence initiale est consentie par l’éditeur, comme c’est le plus souvent le cas, pour la durée de vie des droits d’auteur, que la Cour qualifie cette opération de vente. Ainsi cette décision aura-elle sans doute pour effet d’entrainer une modification du format des licences d’utilisation qui, d’un droit d’usage pour la durée de vie des droits d’auteur en contrepartie d’une redevance one shot, pourraient se transformer en concession de droit d’usage à durée limitée en contrepartie du paiement de redevance de droit d’usage périodique (mensuelles ou annuelles).
De manière plus générale, les contrats de licences devront nécessairement faire l’objet d’un certain nombre d’ajustements, de manière à traiter les différentes conséquences de cette nouvelle donne.
Cet article a été écrit par Pierre-Yves Margnoux, avocat associé chez Derriennic Associés.