Le Cigref, créé en 1970, fête cette année ses cinquante ans. L’association de grandes entreprises et d’administration publiques a organisé, le 13 octobre, un événement virtuel pour présenter le bilan de ces dernières décennies. Bernard Duverneuil, directeur du digital et des systèmes d’information d’Elior, s’est réjoui que pas moins d’un millier d’inscrits ont répondu à l’invitation de l’association : « Cela démontre l’attractivité et la légitimité du Cigref. »
En cinquante ans, l’association, dont la mission est de développer leur capacité à intégrer et maîtriser le numérique, a évolué au gré des grands transformations du monde des technologies de l’information. De profondes mutations rappelées par Jean-Christophe Lalanne, CIO d’Air France-KLM et vice-président du Cigref. Les années 1970 furent celles de l’émergence et de la prise de conscience, « les entreprises commençaient à penser à l’informatique, en privilégiant l’automatisation des tâches à faible valeur ajoutée, mais avec des systèmes lourds et coûteux. » Avec les prémices des technologies futures, par exemple Unix et Ethernet. On voit également se développer les métiers spécifiques à l’informatique, tels que les codeurs ou les personnels de production. C’est à cette époque que naît le Cigref, sous l’appellation « Club Informatique des Grandes Entreprises Françaises », fondé par une poignée d’entreprises (Saint-Gobain, Hachette, EDF, Société générale…), et qui avait un « rôle d’éclaireur ». Il s’agissait également de discuter avec les grands acteurs de l’informatique, notamment IBM, constructeur dominant à l’époque.
Pour Jean-Christophe Lalanne, les années 1980 s’apparentent à un « western » et à un « eldorado ». C’est l’apparition de la micro-informatique personnelle et des écrans, permettant de mieux visualiser l’information. C’est également l’émergence de l’informatique distribuée, de la rencontre entre les mondes des télécoms et de l’informatique. On parle de plus en plus de données et émergent, à la fin des années 1980, des métiers comme les architectes de systèmes d’information. C’est une époque qui se caractérise par de plus en plus d’acteurs sur le marché, un foisonnement d’offres et le Cigref accentue son rôle d’éclaireur. « Il s’intéresse aux relations entre les maîtrises d’ouvrage et les maîtrises d’œuvre et se focalise sur le tryptique processus-technologies-humain », résume Jean-Christophe Lalanne.
Les années 1990 voient surgir les difficultés inhérentes à toutes ruptures. « L’informatique est devenue une obligation incontournable mais certains sont encore farouchement contre », pointe Jean-Christophe Lalanne. C’est aussi le paradoxe de Solow, du nom de l’économiste américain Robert Solow (prix Nobel 1987 d’économie), qui voyait des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité. C’est une question qui a commencé à intriguer les dirigeants : l’informatique génère-t-elle vraiment des gains de productivité ? Les business cases se sont retrouvés challengés, à mesure que des budgets conséquents y étaient dédiés. On a vu également des évolutions majeures telles que les client/serveur, les bases de données relationnelle, la diffusion massive de la micro-informatique, la téléphonie mobile, ainsi que les packages ERP, qui génèrent des grands projets, dont certains ne finissent jamais. Le Cigref entre en relation avec de nouveaux acteurs et aborde des questionnements complexes relatifs à la gestion de projets, aux engagements, aux méthodes, et au rôle des partenaires, dans un contexte où l’écosystème grandit. « Le nombre de membres du Cigref aussi et les entreprises font face à trois défis à la fin des années 1990 : le passage de l’an 2000, à l’euro et l’éclatement de la bulle Internet », rappelle Jean-Christophe Lalanne.
Les années 2000 sont les années de la valeur. On se focalise alors sur la valeur d’usage. « L’informatique produit beaucoup, mais parfois moins de 10 ou 15 % des fonctionnalités sont réellement utilisées. Cette valeur d’usage va trouver une réponse à travers l’émergence d’Internet, du digital et de l’ouverture au grand public », estime Jean-Christophe Lalanne. Il y avait eu le PC, mais avec Internet et la téléphonie mobile, ce fut une évolution majeure pour l’accélération de cette ouverture. Souvenons-nous que le premier iPhone est lancé en 2007… L’open source se développe et après des années d’investissements, il faudra aussi gérer la dette technique. Le numérique est désormais presque partout. « A cette époque, le Cigref insiste beaucoup sur cette notion de valeur d’usage », assure Jean-Christophe Lalanne L’association devient encore plus visible, avec de nombreux groupes de travail et de multiples chantiers à mener, et commence à être sollicité par les pouvoirs publics. « Le Cigref est devenu une marque », soutient Jean-Christophe Lalanne.
2010 : c’est le new deal et l’âge de raison. Un contexte que l’on peut résumer par l’acronyme ATAWAD (Any Time, Anywhere, Any Device), que lno peut compléter aujourd’hui avec AC (Any Content). « Tout devient possible, à tel point que les métiers vont vouloir confisquer l’IT, les DSI ont l’impression que l’informatique leur échappe, avec des Chief Digital Officers qui se multiplient. Mais, finalement, avec le temps, l’âge de raison et à l’action du Cigref, on parvient à trouver le bon équilibre entre l’intérêt de l’utilisateur, celui des métiers et les technologies », assure Jean-Christophe Lalanne. Aujourd’hui, poursuit-il, « nous sommes convaincus que le rôle du Cigref est de trouver cet équilibre, de savoir reconnaître la dimension technique de nos métiers, mais aussi de rester au service du business. Les DSI ne sont plus dans une tour d’ivoire, nous sommes plus compréhensibles et on s’intéresse à des sujets de société ». C’est, définitivement, l’âge de raison…
Aujourd’hui, pour Bernard Duverneuil, les DSI payent aujourd’hui d’avoir fait preuve d’angélisme, voire de naïveté. Que ce soit au sein de l’écosystèmes (les fournisseurs l’avaient compris et en ont profité…) ou, plus généralement, pour appréhender les enjeux géopolitiques, avec la dépendance à l’égard des fournisseurs américains et chinois. Le président du Cigref en est toutefois convaincu : si le numérique génère des problèmes, c’est aussi une partie de la solution : « C’est grâce à la force du collectif que nous nous en sortirons », assure-t-il.
Et l’avenir ? Il est évidemment bien délicat d’en discerner les contours avec certitude. Le Cigref a publié son rapport d’orientation stratégique 2020 (téléchargeable sur le site www.cigref.fr). Ce document, sur lequel nous reviendrons dans un prochain numéro de Best Practices, et intitulé « L’âge de raison… et après ? » propose un éclairage prospectif. « Il nous a paru intéressant, mais sans doute aussi nécessaire, d’introduire plus de dynamisme et d’agilité dans notre réflexion stratégique et avons souhaité nous appuyer sur la méthode de raisonnement prospectif », explique Bernard Duverneuil. Le document du Cigref s’articule autour de cinq thématiques : les enjeux technologiques et les nouveaux usages, le numérique et l’environnement, les risques cyber et les enjeux géopolitiques, les fournisseurs et les services numériques, les nouvelles formes de travail et l’engagement des collaborateurs. Pour chacun des champs couverts, a été effectué un travail d’identification des signaux forts et faibles de changements. Les auteurs distinguent les tendances structurantes, façonnant en profondeur leurs évolutions, les phénomènes nouveaux, susceptibles de changer significativement la donne d’ici cinq à dix ans (dits « émergences »), les incertitudes majeures, et, enfin, les événements à faible probabilité mais à forts impacts s’ils arrivaient (wild cards).
Elior : comment rebondir en passant de l’information à la connaissanceLors de l’événement organisé par le Cigref à l’occasion de ses cinquante ans, Philippe guillemot, directeur général Elior, a expliqué comment son groupe de services d’est adapté à la crise sanitaire. « C’est la première fois, dans l’histoire de notre métier qu’une crise nous impacte et nous fait perdre 70 % de notre chiffre d’affaires, du fait de la fermeture des écoles et des restaurants d’entreprise, déplore-t-il. Elior était déjà challengés par les plateformes « qui prétendaient faire notre métier mieux que nous », raille-t-il.
La crise a été l’occasion, pour Elior, d’adapter sa stratégie. L’organisation a plutôt bien réagi, avec des équipes en modes projet et transverse, de faire appel à des collaborateurs capables de « sortir de la boite » et utiliser leurs propres expériences de consommateur pour inventer nos solutions. Nous avons également fait appel à des start-up et on accepte d’échouer. On ne met plus deux ans à planifier ce que l’on aurait déployé pendant trois ans : on accepte d’essayer même si ça ne marche pas », assure le directeur général d’Elior. Dans un groupe qui compte 110 000 collaborateurs, dont 90 000 dans des sites où il y a moins de cinq personnes, « On imagine aisément que lorsque l’on a une excellente idée au niveau du siège, elle n’existe vraiment que lorsqu’elle est déployée dans des milliers de sites (23 500 restaurants dans le monde, dont 9 000 en France). Toute la difficulté est d’accompagner et d’éduquer aux technologies et faire en sorte qu’ils n’en aient pas peur et considèrent qu’elles vont nous aider à conserver leur emploi. On sait que, de manière structurelle, nous perdrons 20 % de nos activités, il faut donc inventer de nouveaux emplois. Et dans un temps contraint. Après le confinement, nous savions que l’on ne pourrait faire comme avant », explique Philippe Guillemot. Cela passe par un enrichissement des offres. « Pour faire mieux que les plateformes, il nous faut utiliser les données dont on dispose, pour les transformer en informations puis en connaissances. Nous avions des trésors inexploités, par exemple des bases de données avec des milliers de recettes et on en faisait rien. En exploitant nos données et avec un bon algorithme, nous avons par exemple introduit un Nutriscore pour informer nos clients sur la qualité nutritionnelle de ce qu’ils consomment. » Prochaine étape : passer de l’information à la connaissance. « Il s’agit de répondre à la question suivante : en quoi fournir une information influence le comportement de nos clients et leurs modes de consommation ? Ce qui nous permettra d’ajuster nos offres et de mieux gérer les flux. D’autant que dans notre métier, l’un des challenges est la lutte contre le gaspillage alimentaire. » Des sites, qui, auparavant, avaient une fréquentation relativement stable, se retrouvent aujourd’hui à gérer des fluctuations très importantes, entre quelques dizaines à quelques centaines. « Il nous faut travailler autrement », prévient Philippe Guillemot. « La gestion des flux, nous avons essayé de l’optimiser mais avec beaucoup de difficultés. Nous avons une application dont le taux de pénétration était faible avant la crise du Covid, notamment du fait d’inquiétudes sur l’utilisation des données et sur l’emploi des collaborateurs. La crise a fait tomber ces barrières : les clients nous disent vouloir des solutions sans contact. Nous avons donc enrichi nos solutions existantes et développé de nouvelles fonctionnalités, par exemple pour sortir du mode « cafeteria » pour aller vers le mode « click and collect », comme sur une plateforme, où l’on commande et on vient chercher », explique le directeur général d’Elior. |