L’économiste Michel Volle est intervenu lors d’une rencontre organisée par les Clubs OLG sur les délicates relations entre le DSI et son DG.
Pourquoi existe-t-il un si grand fossé entre les DSI et les directions générales ?
Michel Volle Dans chaque entreprise, quelqu’un oriente l’action, définit les priorités et arbitre entre les projets : c’est le plus souvent (mais pas toujours) celui qui porte le titre de directeur général. Il remplit la fonction de stratège, du grec strategos qui désigne le général à la tête d’une armée. Son rôle est de définir les priorités, d’orienter l’entreprise.
C’est une fonction vitale pour toute institution : une organisation sans stratège va inévitablement dans le mur, tout comme une automobile sans conducteur ! Il y a dans toute entreprise quelqu’un qui joue ce rôle et les DSI le connaissent.
Le problème actuel, c’est que l’orientation et la stratégie d’une entreprise dépendent fondamentalement de son système d’information et que le stratège ne s’en rend pas toujours bien compte. D’où l’opinion si répandue parmi les DG selon laquelle l’informatique n’est qu’un « centre de coût ». Pour le comprendre, rappelons que la place du système d’information dans l’entreprise s’analyse à trois niveaux.
Le premier correspond à la plate-forme informatique (mémoires, processeurs, logiciels, réseaux, architecture…), sans laquelle l’entreprise ne pourrait pas fonctionner et dont la qualité est donc déterminante. Le deuxième correspond au système d’information lui-même, bâti au-dessus de la plate-forme informatique comme une maison au-dessus de ses fondations et avec un langage, des principes d’action, des processus et des exigences de pertinence, cohérence, transparence et interopérabilité avec les tiers.
Le langage que l’entreprise incorpore dans son système d’information est d’ailleurs révélateur de ses priorités. Quand je dois diagnostiquer un système d’information, je pose en premier une question fondamentale : « Comment identifiez-vous les êtres que le SI représente ? » Par exemple, je connais un opérateur télécoms qui identifie non pas le client, mais la ligne téléphonique : vous recevez chaque bimestre autant de factures que vous avez de lignes. Cela révèle que cette entreprise accorde plus d’importance à ses équipements qu’à ses clients.
Il en est de même pour les banques qui, il n’y a pas si longtemps, n’identifiaient avec le RIB que des comptes et non des clients, ou encore pour les compagnies aériennes qui connaissaient le passager sur un vol et non le client sur plusieurs vols… Autrement dit, la façon dont on identifie les êtres que le SI représente – et par exemple les clients – , la façon donc on code leurs attributs, tout cela définit le socle sémantique du système d’information.
Si le codage n’est pas pertinent, c’est-à-dire s’il n’est pas adéquat à l’action de l’entreprise envers les êtres que le SI représente, le SI ne peut pas contribuer à la création de valeur.
À un troisième niveau se situe ce que l’on peut appeler « l’anthropologie de l’institution ».
Dans l’entreprise, société humaine, toute les dimensions de l’anthropologie sont en effet présentes : l’organisation, l’économie, la sociologie (car dès que l’on fait évoluer le système d’information, cela met en cause les relations de pouvoir et les appropriations de territoires), et même la philosophie.
Ce dernier point peut certes étonner, mais quand on définit un langage, on définit, par exclusion, ce que le système d’information ne va pas représenter et dont il fera donc abstraction. Lorsque l’on modélise un processus, on structure la représentation d’un phénomène réel.
Rappelez-vous ces réunions lors desquelles des utilisateurs se sont exclamés : « Ce n’est pas si simple ! », en exigeant d’intégrer à un processus des cas particuliers qui surviennent très rarement. L’utilisateur voudrait que le SI soit le reflet du réel. Or, c’est impossible ! Un modèle est nécessairement schématique et c’est d’ailleurs en cela qu’il crée de la valeur.
Le refus si fréquent de l’abstraction et de la simplicité du modèle sont bien des obstacles philosophiques. À cela s’ajoute enfin une dimension métaphysique : le système d’information touche en effet aux valeurs de l’entreprise. Il permet de contrôler si les clients sont satisfaits, si les produits sont de bonne qualité et si leur production est efficace.
Ainsi, le SI apporte un soutien à des valeurs (utilité des produits, efficacité de la production) qui ne sont pas partagées par tous, notamment dans les sphères dirigeantes où le slogan de la « création de valeur pour l’actionnaire » a fait énormément de dégâts. Ce conflit des valeurs peut susciter des incompréhensions et des disputes.
C’est ce qui explique les échecs des projets ?
Michel Volle Selon les enquêtes du Standish Group, 25 % des projets informatiques réussissent dans les délais et avec les budgets prévus, 25 % échouent complètement, non sans que l’entreprise ait payé force développements et journées de consulting. Et 50 % souffrent de dépassements de délais et de budgets d’un facteur de l’ordre de trois !
Dans aucun autre domaine de l’ingénierie on n’admettrait de telles contre-performances ! On peut certes se rassurer en constatant que cette statistique étant américaine, les Anglo-Saxons ne sont pas meilleurs que nous. Pourtant, il existe des entreprises où les échecs sont rares, alors que les projets y sont tout aussi complexes, et leurs utilisateurs sont satisfaits.
Pourquoi ? J’ai constaté que lorsque dans une entreprise le SI fonctionne bien, c’est toujours grâce à l’implication personnelle du DG pour résoudre les problèmes de pouvoir et de susceptibilité, comprendre, simplifier, arbitrer : cette implication n’exclut bien sûr pas tout risque d’échec, mais elle le réduit considérablement.
Est-ce un gage de pérennité pour un DSI ?
Michel Volle Le Cigref a constaté qu’un DSI avait en moyenne une « durée de vie » d’environ deux ans dans son entreprise. Comment, dans ces conditions, une entreprise pourrait-elle avoir une stratégie SI pertinente et suivie ? Souvent, le DG, constatant qu’il ne maîtrise pas le SI, s’imagine qu’en changeant de DSI il va résoudre ses problèmes.
Cette valse des DSI est un très mauvais signe, de même que les va-et-vient stratégiques entre externalisation et internalisation… Si l’on caricature, il y aurait une règle simple pour le DSI qui veut faire carrière sans avoir de problèmes avec son DG.
Première étape : dire à la direction générale qu’il suffit de tout externaliser pour se débarrasser des informaticiens et résoudre les problèmes technologiques et de compétences. Il faut un an pour négocier le contrat, un an pour le mettre en place, un an pour constater qu’il s’agit finalement d’une mauvaise solution.
Certes, le DSI sera finalement contraint de quitter son poste, mais il aura tenu trois ans, soit un an de plus que la moyenne ! Ensuite, un autre DSI arrive et il tiendra le discours inverse : « En raison des problèmes avec le prestataire, je suggère de réinternaliser. » Il faut un an pour rompre le contrat, un an pour reconstruire, une autre année pour s’apercevoir que, finalement, ce n’est pas non plus la bonne solution…
Ce DSI quittera son poste, mais il aura lui aussi tenu trois ans ! Un tel mouvement de balancier est très coûteux pour les entreprises…
Le poids du système d’information dans le temps de travail | ||||
Début des années 1980 | Début des années 1990 | Début des années 2000 | Début des années 2010 | |
(1) Part du tertiaire dans l’emploi | 55 % | 65 % | 75 % | 80 % |
(2) % de salariés tertiaires équipés | 5 % | 35 % | 70 % | 100 % |
(3) % de temps de travail devant un ordinateur | 15 % | 35 % | 60 % | 75 % |
(4) = (2)x(3) Poids de l’informatique dans le secteur tertiaire | 0,8 % | 12,3 % | 42 % | 75 % |
(5) = (1)x(4) Poids du SI dans le temps de travail | 0,4 % | 8 % | 31,5 % | 60 % |
Source : Michel Volle. |
Lorsqu’un projet va probablement échouer, faut-il le stopper ou, au contraire, continuer en espérant limiter les dégâts ?
Michel Volle Pour le DG, c’est un choix difficile. Dans un grand projet surviennent toujours, à un moment ou à un autre, des conflits entre équipes, des difficultés techniques imprévues. Alors certaines personnes disent que ça ne marchera jamais et qu’il faut arrêter.
À quel moment les signaux d’alarme sont-ils suffisamment significatifs pour que l’on doive décider d’arrêter de dépenser de l’argent pour rien ? Et quand faut-il au contraire garder son sang-froid et tenir le cap malgré les difficultés en continuant le projet ? C’est tout l’art du dirigeant, du bon général : celui qui, dans une situation incertaine, et avec des comptes-rendus dont certains sont faits pour le tromper, sait prendre la décision juste et gagner la bataille.
L’art du dirigeant est de décider juste avec des signaux confus, voire contradictoires. C’est très délicat. Parmi les signaux, certains seront cependant particulièrement significatifs : lorsque la correction des anomalies crée de nouvelles anomalies de telle sorte que le nombre d’anomalies à corriger ne diminue pas, ou encore quand un fournisseur repousse indéfiniment ses dates de livraison tout en prétendant garder toujours le même délai de réalisation…
Quels sont les messages clés que doit délivrer un DSI à son DG ?
Michel Volle Les DG doivent comprendre le système d’information. La plupart des DSI ont cependant du mal à organiser une communication intelligente car ils sont accaparés par le fonctionnement de la plate-forme technique et sans doute pas assez conscients de ce qui peut intéresser un DG.
Il faut que celui-ci comprenne que l’informatique a modifié la nature des produits et que l’entreprise ne vend plus la même chose qu’auparavant. Les produits sont désormais des assemblages de biens et de services, on le voit par exemple avec ce produit industriel par excellence qu’est l’automobile : pour les constructeurs, les services financiers associés à la voiture sont plus profitables que la vente des véhicules, et il faut encore assurer la relation de service avec le réseau des concessionnaires. Sans informatique, on ne peut parvenir à un tel résultat. Le système d’information maintient la cohésion de l’assemblage et il est au cœur de la définition du produit.
Le DG doit donc comprendre et admettre que le SI est le pivot de l’entreprise. Si votre DG n’a pas compris cela, c’est qu’il n’a rien compris au rôle que jouent les technologies de l’information dans la société actuelle. Elles sont d’autant plus importantes que le SI est évolutif et sans cesse bousculé par une innovation que les entreprises ne peuvent ignorer parce qu’elle a des effets sur la performance des plates-formes techniques.
La conception du SI suit un cycle vertueux : lorsque le DG fixe des orientations, celles-ci se concrétisent par un langage qui fonde le SI, qui lui-même détermine la nature des processus, qui nécessitent un pilotage, et produit des indicateurs qui éclairent la stratégie. Ainsi, le SI ne doit pas seulement écouter la stratégie, il doit aussi l’alimenter.
Pour résumer, le SI doit avoir trois qualités : il doit être pertinent (correspondre à ce que l’on veut faire), sobre (éviter les complications inutiles et coûteuses) et cohérent (obéir à un urbanisme adapté).
Devant son DG, le DSI doit donc insister sur le fait que le SI constitue le cœur de l’entreprise. C’est en s’appuyant sur le SI que l’entreprise pourra satisfaire ses clients, accroître ses parts de marché, améliorer ses processus de production…
Le DG ne pourra cependant pas prendre position sur le SI sans avoir la vue d’ensemble que lui donne un plan d’urbanisme, d’autant moins qu’il n’est pas ou peu utilisateur du SI : il n’utilise pas personnellement les applications fournies aux agents opérationnels ou à leurs managers.
Il ne peut donc pas savoir ce qui se passe dans le SI si on ne lui montre pas. Pour qu’il puisse comprendre ce qui se passe dans le SI, il faut lui procurer une vision sur trois à cinq ans, mise à jour chaque année en fonction des priorités et des évolutions de l’état de l’art, et ne pas se contenter d’un budget annuel scruté par le directeur financier.
C’est un des avantages de l’urbanisation que de fournir au comité de direction et, plus généralement à tous les acteurs de l’entreprise, une vue d’ensemble du SI, de ses grands domaines d’intervention, de ses exigences (qualité des processus, contrôle, interopérabilité…), de son évolution du point de vue des métiers et de la plate-forme technique.
N’oublions pas que la part du SI dans le travail des salariés a considérablement augmenté et atteint aujourd’hui 60 % : il faut que les DG le sachent ! L’entreprise est passée de la main-d’œuvre au cerveau d’œuvre ! Le DSI a tout intérêt à montrer qu’il se soucie de la qualité des postes de travail pour que l’entreprise puisse gagner en productivité : c’est là un fait que tout les DG peuvent comprendre.
Ce processus de conviction prend du temps…
Michel Volle Oui. Face au DG, il reste un mystère que je n’ai jamais éclairci. Le DSI a beau multiplier les messages à son DG, argumenter en réunion ou même dans l’ascenseur et dans le parking, rédiger des notes… le DG reste le plus souvent impassible.
Puis un jour son opinion bascule sans que l’on sache comment ni pourquoi et, alors, la pression tombe sur le DSI qui doit tout faire dans l’urgence. Comment se fait la prise de conscience dans le cerveau d’un DG resté longtemps sourd aux messages pourtant rationnels du DSI ? Cela reste pour moi un mystère ! En outre, les DG seront persuadés que ce sont eux qui ont eu les idées que le DSI a fait passer, non sans mal !
Et comme toute idée émanant d’un DG est par définition géniale, il faut la mettre en œuvre sans tarder ! J’en conclus qu’en matière de sensibilisation des DG, le DSI doit savoir prendre son temps et ne jamais s’affoler. Le DSI doit savoir attendre que « le fruit murisse et tombe de l’arbre », cela arrivera un jour ou l’autre. il faut garder son calme, évangéliser, argumenter : tout cela finit par payer un jour…
L’une des difficultés est de faire comprendre quelles sont les frontières et les contours du système d’information. Tout le monde admet, y compris les DG, que l’entreprise ne va pas développer son propre traitement de texte pour répondre aux besoins bureautiques et que le progiciel s’impose donc dans certains cas.
On sait aussi qu’une entreprise ne peut se payer toutes les compétences à temps plein et que le recours à des SSII s’impose. On sait de même qu’on ne doit acheter tous les serveurs et qu’il faut en sous-traiter une partie. Mais il faut cependant conserver la maîtrise du SI : si une entreprise n’est plus responsable de son système d’information, c’est qu’elle a abandonné son cœur de métier, donc elle mourra bientôt… et elle le mérite !
Pour définir ces frontières entre progiciel et développements spécifiques, externalisation et internalisation, compétences internes ou externes, il n’y a ni règles préétablies ni critères précis, cela dépend de l’entreprise et de ses spécificités. La gestion de ces frontières est une gestion des responsabilités.
Est-ce aussi un problème de formation des dirigeants ?
Michel Volle La mauvaise appréhension des technologies de l’information par les dirigeants et par le monde universitaire est effectivement un vrai problème. Beaucoup d’étudiants dans les écoles d’ingénieurs n’ont jamais entendu parler de systèmes d’information !
Certes, ils ont suivi des cours d’informatique, ils connaissent la théorie du signal et maitrisent des dizaines d’équations : voyant tout à travers le prisme des mathématiques, ils ne savent pas ce qui se passe dans les entreprises. Nos élites sont davantage orientées vers le pouvoir que vers l’action alors que l’informatique, elle, est totalement orientée vers l’action.
Elle a une finalité essentiellement pratique ! Alors que les mathématiques se focalisent sur la définition des concepts et l’examen de leurs propriétés, l’informatique se focalise sur le « comment faire ». C’est totalement différent et cela explique en partie pourquoi les DSI ont tant de mal à faire passer leur message…
Et si, malgré tous les efforts et la bonne volonté du DSI, celui-ci voit que la stratégie va dans le mur, comment réagir ?
Michel Volle Tout dépend bien sûr du type de DG à qui l’on a affaire. Il faut être à la fois opportuniste dans la communication et intransigeant sur le fond. Le DSI ne doit pas laisser entamer son honneur en laissant se réaliser des actions anormales. Le DSI d’une grande banque vient de démissionner : il jugeait nécessaire de sortir des griffes d’un grand constructeur, son DG ne l’a pas écouté.
Il a eu, selon moi, l’attitude d’un DSI qui a le sens de ses responsabilités. Rappelons-le : la prise de conscience d’un DG dont la technologie n’est pas la culture fondamentale est très lente. Un DSI doit savoir être patient. Il faut donc à la fois une rigueur sur le fond et de la rondeur dans le contact. Et si le DG n’est qu’une « potiche », il faut identifier le véritable leader, celui que les Anglo-Saxons appellent le « virtual leader », qui n’a pas les galons mais qui dirige en fait. Cela sera peut-être plus facile…