Le DSI n’est-il qu’un simple exécutant dans l’entreprise, destiné à le rester, ou, au contraire, le métier procure-t-il un réel tremplin vers des fonctions de direction générale ? Confrontations des points de vue de deux experts : Philippe Tassin, DSI de transition, consultant spécialisé dans la reprise de projets en situation difficile et Christophe Legrenzi, chercheur et consultant international, expert associé de Best Practices Systèmes d’information.
1/ L’avenir du DSI est-il soluble dans la technologie ?
Philippe Tassin « Le DSI n’est qu’un exécutant. »
Je ne crois pas du tout que l’évolution du métier de DSI, telle qu’on la voit se dessiner aujourd’hui, conduise naturellement vers des postes de direction générale.
Le métier de DSI est, de nos jours, clairement un métier d’exécution. Cela n’a pas toujours été le cas. Il y a trente ans, les DSI pouvaient expérimenter. Mais les DG, prenant peur de la place que prenaient l’informatique et l’organisation, ont enlevé la composante organisation, ce qui a fait le bonheur de tous les cabinets de conseil pendant trente ans.
Résultat : dans le sigle DOI, pour directeur de l’organisation et de l’informatique, le O a disparu. Et à partir du moment où les ERP se sont imposés, l’exécution a pris le pas sur la stratégie. En fait, le terme DSI n’est plus pertinent. Les directions générales sont généralement incapables de définir ce qu’est un système d’information, alors qu’un directeur informatique, tout le monde sait ce que c’est !
C’est la même chose pour le sigle CIO (Chief Information Officer) : un PDG parle de son directeur financier, pas de son CFO (Chief Financial Officer) ! Cela fait beaucoup sourire les directions générales lorsqu’on leur affirme que le métier des DSI, c’est l’intelligence, l’influence ou l’appartenance, alors que les DSI ne sont que des exécutants.
Dans cette position, il est impossible de devenir DG, d’autant plus que les directions générales choisissent sciemment des seconds couteaux, des numéros deux. L’écosystème fait que l’on a enfermé le DSI dans une sorte de bulle dans laquelle il est considéré comme un technicien.
Un directeur comptable n’est jamais devenu directeur financier. Le DSI n’a pas plus de chances de devenir DG qu’un directeur comptable de devenir directeur financier !
Christophe Legrenzi « Non, c’est seulement le DI » technologue » qui est condamné. »
Certes, mais cela ne signifie pas pour autant qu’un DSI ne puisse pas devenir DG.
C’est vrai, s’il est connoté informatique et technologie, je suis en phase avec ce que dit Philippe Tassin. Historiquement, le DSI, au sens de directeur informatique, maîtrisait parfaitement les outils mis à la disposition des utilisateurs. Il avait effectivement tendance à expérimenter, voire à s’accaparer tous les nouveaux outils, mais je ne suis pas sûr que ce soient les entreprises qui en ont le plus profité…
Aujourd’hui, avec la progicialisation, les ERP, le CRM, et pire, avec le SaaS, le DSI ne maîtrise plus rien sur ce plan, hormis quelques éléments d’architecture et d’interopérabilité. Le directeur informatique « technologue » qui maîtrise la technologie fait penser à l’électronicien qui a vu sa fonction être remplacée au fur et à mesure par des automates : il utilise un catalogue de produits sans comprendre dans le détail comment ils fonctionnent.
La valeur intrinsèque du DSI, par rapport à ce que l’on a connu il y a vingt ou trente ans, est quasi nulle. Il est très dépendant du fournisseur : éditeur, constructeur ou société de services. Le directeur informatique « technologue » est effectivement condamné, parce que l’informatique devient de plus en plus une « commodité ».
Elle est de moins en moins à l’intérieur de l’entreprise parce que cela a moins de valeur ajoutée de gérer en interne un centre de calcul ou un réseau, voire des applications que tout le monde utilise et qui sont devenues banales : les prestataires le font bien et pour moins cher, d’autant que c’est devenu beaucoup plus complexe que par le passé.
2/ Une question de périmètre
Christophe Legrenzi « Le DSI n’est-il pas légitime pour faire des propositions sur les usages ? »
Hélas, le périmètre du DSI n’est pas défini, et c’est un réel problème de management. Et contrairement à Philippe Tassin, je ne pense pas que « tout le monde sait ce que SI veut dire ». Tout le monde en parle, mais très peu d’entreprises sont capables de définir ce concept clairement et ses conséquences en termes de rôle et de responsabilités.
Rappelons la définition somme toute récente d’un système d’information. C’est un système qui combine trois ressources : l’outil informatique, l’utilisateur et l’information. Le DSI n’est-il pas légitime pour faire des propositions sur les usages et l’organisation du travail, au-delà de l’outil informatique ?
C’est une question-clé. Rappelons aussi quelques chiffres : le budget informatique correspond généralement à 1 à 3 % du budget de fonctionnement. Autant dire presque rien. Au mieux, c’est le huitième ou dixième poste de dépenses, ce n’est donc pas ce qui va passionner une direction générale ! Si, par contre, on reprend notre définition du système d’information qui intègre le temps passé à utiliser l’outil informatique, cela représente souvent l’équivalent de plus de la moitié de la masse salariale puisqu’un utilisateur passe plus de 50 % de son temps de travail avec les outils et applications informatiques.
Dans le monde industriel, on arrive à une estimation de 15 à 25 % du budget de fonctionnement global. Dans les organisations tertiaires, c’est au minimum de 30 à 35 %. Le budget SI est donc dix fois supérieur au budget informatique. C’est devenu le premier budget dans la majorité des entreprises.
Simplement, personne ne le sait et ne le suit car nos outils comptables, issus de l’ère industrielle, occultent complètement les activités transversales de l’entreprise. C’est donc un enjeu de taille, d’autant que l’utilisation des outils est loin d’être optimale : l’enjeu de productivité est énorme.
Philippe Tassin « Les meilleurs DSI sont ceux qui sont brillants techniquement. »
Si le directeur informatique des années 1970 était forcément technologue, cela ne signifie pas qu’il ne s’intéressait pas au reste.
Le fait d’être brillant techniquement ne veut pas dire que l’on ne sait pas manager ou que l’on n’a pas le sens du relationnel. Il n’empêche : aujourd’hui, un DSI doit avoir une base technique et avoir compris la technologie et les conditions pour développer des systèmes. Le fait d’avoir développé des applications, d’avoir vu des bases de données se planter et des projets qui dérivent apporte une expérience qui fait que l’on « sent les projets avant de les voir ».
Celui qui n’a pas cette expérience ne sait pas ! Si le DSI n’est pas technicien à la base, il aura du mal à gérer les fournisseurs qui, eux, sont très techniciens et qui verrouillent les contrats. Les meilleurs managers que j’ai vus en informatique sont ceux qui étaient techniquement très brillants. Comment fait un DSI qui n’a aucune connaissance technique pour visiter un laboratoire dans la Silicon Valley ? Résultat : il n’y va pas ! Dès lors, qui effectue la veille technologique, si ce n’est pas le DSI ? Les cabinets d’études et les consultants…
Pourquoi pas, mais, beaucoup de systèmes d’information sont en fin de vie. Il faudra bien en construire d’autres, avec une bonne dose de Web 2.0. Les DSI seront des bâtisseurs. Mais, lorsque l’on construit un immeuble, peut-on sérieusement faire appel à un « architecte manager » ?
3/ Création de valeur : par les usages ou la technologie ?
Christophe Legrenzi « La veille métier est beaucoup plus importante que la veille technologique. »
Lorsque les entreprises étaient dans une logique d’équipement sans trop se poser la question de ce qu’amènent les technologies en termes de productivité, d’organisation du travail, elles cherchaient un ingénieur de haut vol qui maîtrisait ces outils et qui allait équiper l’entreprise, au sens de bâtisseur.
Aujourd’hui, le côté technique n’est pas différenciant. Prenons l’exemple d’IBM, qui a rencontré des difficultés dans les années 1990 : lorsque Louis Gerstner, un non-technicien-non-IBM, a été nommé PDG, beaucoup ont pensé que les actionnaires étaient devenus fous en confiant la survie du groupe à quelqu’un qui vendait des biscuits (il venait de Nabisco, multinationale de l’agroalimentaire).
Avec le recul, c’est pourtant Louis Gerstner qui a sauvé IBM et qui a été le meilleur manager de tous les temps pour le constructeur ! Le fait qu’il ne soit pas un technicien a été un point fort pour IBM. Sa méthode était simple : voir ce que fait IBM, ce qui rapporte et, ensuite, aller rencontrer les clients. C’est grâce à cette approche qu’il a créé IBM Global Services. Cette stratégie résulte d’un réflexe de manager, pas de technicien !
Citons un autre exemple : l’un des gourous américains des systèmes d’information, Fred Lamond, a étudié les entreprises ayant acquis un avantage compétitif se basant sur les technologies les plus innovantes. Qu’a-t-il observé ? Il n’a recensé aucun cas d’entreprise qui ait obtenu un avantage compétitif en se basant sur les technologies les plus récentes.
Il explique même que celles-ci sont des anti-innovations. Pourquoi ? Parce que, en misant sur les technologies très innovantes qui viennent de sortir, cela coûte d’abord cher, ne marche pas très bien, et il est difficile de trouver des compétences. Surtout, les entreprises vont passer l’essentiel du temps à régler le « comment » alors que ce qui est différenciateur, sont le « quoi » et le « pourquoi ».
Fred Lamond démontre qu’en réalité, ce n’est pas tant la technologie nouvelle qui est à la base d’avantages compétitifs, mais bel et bien une nouvelle idée, synonyme de valeur ajoutée et qui se base sur des technologies déjà éprouvées. Pour cette raison, il faut être prudent en termes de veille technologique : la veille métier est beaucoup plus importante que la veille technologique. Ce qui compte aujourd’hui, c’est réinventer les modèles plutôt que de maîtriser les nouvelles technos.
Philippe Tassin « Jamais un constructeur automobile ne confierait le développement d’un nouveau véhicule à quelqu’un qui ne connaît pas la technique ! »
Je ne suis pas d’accord avec cette analyse. Les exemples cités par Christophe Legrenzi sont anciens.
Regardez Google : son activité repose sur une nouvelle technologie et l’avantage compétitif est évident ! C’est vrai, le DSI ne doit pas se jeter sur tout ce qui sort, mais il doit savoir comment adopter une nouvelle technologie. Et savoir prendre des paris. L’exemple d’IBM est intéressant, mais je parle d’un DSI qui n’est pas PDG.
Louis Gerstner a d’ailleurs été choisi pour sa connaissance du métier de CEO et son expérience passée et réussie dans des grandes entreprises américaines. Jamais un constructeur automobile ne confierait le développement d’un nouveau véhicule à quelqu’un qui ne connaît pas la technique !
Donc le DSI doit connaître la technique, pas nécessairement au point de savoir programmer, mais avec des connaissances suffisantes en matière de workflow, de SOA, de Web 2.0, de développement rapide, d’organisation des équipes et de pilotage des sous-traitants… Combien de DSI ne savent même plus où sont leurs programmes, ou pensent qu’il faut encore un big-bang pour faire évoluer les systèmes d’information ?
Tout le monde sait, par expérience, qu’il ne faut pas s’engager dans cette voie. Un DSI qui ne connaît pas le maniement des technologies éprouvera des difficultés…
Christophe Legrenzi « Les DSI sont de plus en plus des agents du changement. »
Reprenons l’exemple de Google : ses architectures et ses infrastructures restent quand même très basiques.
Avec des équipements fiables et peu coûteux, Google a une logique industrielle, certainement pas une logique d’innovation technologique. La vraie innovation de Google est une innovation d’usage : proposer un service à une audience et la transformer en dollars. Dans la même logique, eBay aussi est remarquable, mais les technologies sont celles que n’importe quel DSI maîtrise.
Aujourd’hui, ce sont les nouveaux services et les « fédérateurs informationnels » comme YouTube, Picasa, Facebook, Viadeo, LinkedIn, etc., qui représentent une vraie valeur. La vraie question est la suivante : un DSI doit-il passer de 50 % à 80 % de son temps à maîtriser le « comment » ou à montrer quels sont les nouveaux usages possibles et les nouveaux business models ?
C’est un travail de management et de vision, mais pas de technologue. Les DSI sont de moins en moins des bâtisseurs et des technologues mais de plus en plus des agents du changement qui doivent montrer une perspective d’avenir, pas simplement intégrer des outils non différenciateurs. Un ERP n’a jamais été différenciateur pour une entreprise, cela n’apporte pas de nouveaux business models.
Philippe Tassin « Connaitre les interfaces Windows ne fait pas un DSI. »
Tout dépend de ce que l’on appelle un technologue. Connaître les interfaces Windows ne fait pas un DSI : la technologie est indissociable des usages, nous sommes d’accord sur ce point.
Mais l’usage est quand même lié à une manière d’utiliser la technologie et de la mettre en œuvre. Et cela ne s’invente pas ! Je ne connais pas une seule entreprise qui puisse se vanter d’avoir nommé un directeur financier qui ne connaisse pas les techniques de la finance !
4/ Une question de formation
Christophe Legrenzi « On ne confie jamais une autre fonction au DSI qui vient de la filière informatique. »
Une étude portant sur le monde hospitalier a montré qu’entre un DSI qui vient de la technique et un autre qui vient de la gestion, ce dernier a, dans un cas sur deux, une autre fonction dans son périmètre de responsabilités, comme par exemple le contrôle de gestion ou la logistique.
L’étude indique clairement qu’on ne confie jamais une autre fonction au DSI qui vient de la filière informatique. Il est grave et préoccupant de constater que les directions générales voient d’abord les DSI comme des techniciens et non comme des managers.
Philippe Tassin « Un bon DSI est celui qui n’est plus DSI ! »
Je ferais un parallèle avec l’expression « un bon Indien est un Indien mort ». Le bon DSI, qui a bien évolué, est celui qui n’est plus DSI ! On peut bien sûr devenir DSI sans nécessairement avoir développé en Cobol, mais à condition d’avoir la volonté d’apprendre à comprendre la technique.
Le mépris pour la technique fait que l’on a des DSI généralistes. Mais quand je me fais opérer à l’hôpital, je choisis un chirurgien, un vrai, et pas un chirurgien manager !
Christophe Legrenzi « La DSI est la fonction la plus complexe à gérer de l’entreprise. »
Je crois qu’il est dangereux de confondre expertise et management. Un chirurgien est avant tout un expert. Un directeur d’hôpital est un manager. Un chirurgien ne fait pas forcément un bon directeur d’hôpital, et vice-versa. La DSI a besoin d’un manager à sa tête et d’experts sur lesquels elle va s’appuyer.
Dans le bâtiment, quand je choisis un maître d’œuvre pour construire un ouvrage, je ne recherche pas en premier lieu sa compétence technique, mais bel et bien sa capacité de gérer un projet. D’ailleurs, je ne lui demande jamais quelles sont ses connaissances et quel est son cursus professionnel. était-il peintre, maçon, architecte, ingénieur béton, etc.
Mais plutôt combien de projets a-t-il menés ? Ses succès, ses échecs ainsi que les raisons… C’est aussi cela qu’il faudrait demander à son chirurgien ! Plus généralement, il n’existe pas de formation pour être DSI, sauf pour la partie strictement informatique. Mais l’enjeu n’est plus sur la technologie.
Pour l’entreprise, l’enjeu est le suivant : comment gérer les connaissances et les modes de travail ? Il existe des gisements de productivité énormes entre les outils qui ont été plaqués plus ou moins artificiellement dans les organisations et les utilisateurs qui ont été plus ou moins bien formés. Je suis convaincu que les entreprises ont besoin de DSI capables de montrer les nouvelles façons de travailler.
Or, dans les grandes écoles, celles qui fourniront les plus gros bataillons de dirigeants en France, à l’instar de Polytechnique et de l’ENA, on n’explique toujours pas aux étudiants ce qu’est un système d’information et comment le manager.
Le DSI doit être un manager non seulement du changement mais aussi de la complexité. Ayons le courage de le dire : la fonction de DSI est la plus complexe à gérer de l’entreprise.
Pour deux raisons : d’une part, sur le plan des outils et des méthodes, il y a pas un seul domaine dans lequel autant de nouveautés sortent sur le marché, avec une durée de vie aussi faible, alors que les industriels raisonnent sur plusieurs années, voire une dizaine d’années. D’autre part, l’application des outils technologiques concerne toute l’entreprise.
Le DSI doit par conséquent être capable de parler avec un DRH, un patron de la recherche, un patron de production ou un DAF, en étant pertinent et en comprenant son métier. Je ne connais pas d’autres professions à qui l’on demande toutes ces compétences.
Conclusion : le DSI doit non seulement avoir une sensibilité technique, mais il devient le premier manager de l’entreprise, au sens où c’est celui qui doit le mieux maîtriser les dernières méthodes de management et de gestion. Sinon il n’a aucune chance d’appréhender la complexité de son entreprise.
5/ Le positionnement du DSI
Philippe Tassin « Beaucoup de DSI ont perdu tout pouvoir .»
Mais le DSI a-t-il vraiment la possibilité de se positionner de cette façon ? Certains DSI maîtrisent des méthodes comme Six Sigma, mais ils ne viennent pas de la technique. Le DSI moyen ne connaît pas Six Sigma. Que devient la fonction de DSI si l’entreprise n’investit que dans des progiciels et que tout est externalisé ?
S’il ne s’occupe pas de la mise en place, de l’organisation, de l’optimisation des processus, de la promotion de l’innovation, son poste se rétrécit inévitablement. C’est le cas aujourd’hui : beaucoup de DSI s’entourent d’équipes de taille réduite et ont perdu tout pouvoir. L’avenir du métier de DSI est à un élargissement progressif de la fonction, à l’étude des usages, de l’organisation…
Une fois qu’une application est mise en œuvre, si on ne s’occupe pas de la formation, de l’organisation et des processus, cela ne fonctionnera jamais ! Si le DSI n’en a pas la responsabilité, sa fonction disparaît. Aujourd’hui, c’est un exécutant de second ordre : s’il continue à rester dans cette position, la fonction aura disparu dans dix ans en tant que telle, pour devenir une composante des moyens généraux.
Christophe Legrenzi « Le DSI ne doit plus être DSI mais DG délégué aux SI. »
En cela, je suis d’accord avec Philippe Tassin. Si les entreprises nomment à la tête de la DSI des « seconds couteaux », c’est leur problème et elles n’imaginent sans doute pas qu’elles vont perdre des années d’opportunités de modernisation. Les entreprises ont le DSI qu’elles méritent.
Aussi, les DSI doivent se repositionner, notamment vis-à-vis du modèle MOE-MOA (maîtrise d’œuvre, maîtrise d’ouvrage) dans lequel les DSI sont restés cantonnés à un rôle d’exécutant dans une logique client-fournisseur. C’est ne pas comprendre la source de l’innovation et de la modernisation de nos organisations.
Lorsque les entreprises privilégiaient des logiques d’informatisation locales, les directions métiers restaient maîtres d’ouvrage et elles avaient besoin d’équipes (la DSI), pour leur fournir des solutions. Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. Plus d’un projet informatique sur deux touche plus d’une fonction ou d’un métier.
Résultat : ce n’est plus un seul métier qui va pouvoir porter la responsabilité, la propriété d’un projet, c’est désormais une logique collective. L’ère de l’information et l’ère industrielle sont fondamentalement différentes en termes de management mais aussi de concepts organisationnels.
Dans l’ère industrielle, un modèle de management particulier a émergé : la mono-responsabilité, où un domaine est associé à un responsable. Toute la hiérarchie des organigrammes des entreprises est basée sur ce principe. Avec les systèmes d’information, nous sommes dans une logique de copropriété.
La vraie question est de savoir qui est le propriétaire des solutions transversales. Je plaide pour une maîtrise d’ouvrage globale de l’entreprise pour les solutions systèmes d’information : le seul légitime, c’est le DG, mais il n’a pas le temps. Alors, le mieux placé est le DSI. Qui ne doit d’ailleurs plus être qualifié de DSI mais de DG délégué aux SI. C’est cohérent et légitime.
Philippe Tassin « La fonction de DSI n’est pas positionnée pour être un tremplin. »
Le DSI sera-t-il légitime ? Pour quelqu’un qui a la stature, l’intelligence, la volonté et l’ambition, cela ne pose aucun problème.
Mais, pour l’heure, la plupart des DSI n’ont pas ces qualités. Interrogez un DSI brillant : en moins de cinq minutes, il vous affirmera que son poste n’est qu’une fonction transitoire et que dans trois ans, il ne sera plus DSI. En réalité, la fonction de DSI n’est pas positionnée pour être un tremplin.
Simplement parce que l’on y nomme pas des managers qui ont un potentiel suffisant. Résultat : ils se nécrosent dans leur fonction.
6/ Le DSI pris en étau dans le modèle MOA-MOE
Philippe Tassin « Une dichotomie absurde entre ceux qui pensent et ceux qui réalisent. »
Le modèle MOA-MOE est bon et fonctionne partout. Contrairement aux idées reçues, il ne s’agit pas d’un modèle franco-français. Dans tous les pays, il y a toujours un « sponsor » pour les projets systèmes d’information.
En revanche, ce qui est spécifique à notre pays, c’est cette dichotomie absurde entre ceux qui pensent, les seigneurs, et les soutiers, ceux qui réalisent et à qui l’on donne des spécifications, à charge pour eux de réaliser sans poser de questions, avec le budget attribué et le délai imparti !
Problème : on ne peut plus aujourd’hui élaborer des spécifications sans une collaboration étroite entre les utilisateurs, les responsables du projet et les développeurs. Dans ce contexte, le modèle MOA-MOE ne fonctionne plus.
Christophe Legrenzi « Le DSI fait partie des managers les plus importants de l’organisation. »
C’est effectivement l’application du modèle MOA-MOE qui pose problème. Il faut tordre le cou à la notion de projet informatique pour privilégier le projet d’entreprise, seul différenciateur. Cantonner les informaticiens à des projets informatiques n’a aucun sens. Un projet a un manager, quelle que soit son origine.
L’entreprise a-t-elle compris ce dont elle a besoin en matière de compétences ? J’ai les plus gros doutes, il n’y a pas de conscience collective, même si la communication et le lobbying des associations de DSI ont des effets positifs. On observe un retournement de tendance, notamment dans le monde anglo-saxon, avec des DSI qui se retrouvent de plus en plus sous la coupe des DAF et qui siègent de moins en moins aux comités de direction, ce qui va dans le sens du scénario décrit par Philippe Tassin.
Pour ma part, je discerne trois voies d’évolution pour les DSI, en fonction de leur positionnement actuel. Je ne vois pas les DSI technologues faire carrière dans leur entreprise mais plutôt chez les fournisseurs, qui ont besoin de managers connaissant bien le monde de l’entreprise.
Pour les DSI innovants, qui identifient les nouveaux business models, le conseil est de sortir de la fonction pour créer leur entreprise, à l’image de Michael Bloomberg ou de Maurice Lévy. Si ces derniers ont aujourd’hui cette aura dans leurs métiers, n’est-ce pas en partie parce qu’ils sont passés par la case DSI ?
Même s’ils n’osent plus avouer qu’ils ont été DSI… Enfin, la troisième catégorie est celle des DSI qui restent dans leur entreprise et qui sont porteurs du changement. Le risque, pour eux, est de faire peur à leurs directions générales et que celles-ci leur « coupe la tête » car ils sont potentiellement dangereux pour les pouvoirs et les « baronnies » en place.
Mais dans les « sociétés du troisième type », qui ont su acquérir un réel avantage compétitif, le DSI fait partie des trois managers les plus importants de l’organisation.
7/ De l’analphabétisme technologique des directions générales
Philippe Tassin « Jamais un DG n’a passé une demi-heure avec moi pour discuter d’informatique. »
J’ai siégé à de nombreux comités de direction de grandes entrprises. Jamais l’informatique n’y est traitée comme un sujet de fond, ce qui montre la grande difficulté de l’osmose entre la DSI, les directions générale et les métiers.
Il ne suffit donc pas de faire partie du comité de direction : il faut que la culture d’entreprise permette au DSI d’évoluer vers des problématiques plus larges que sa fonction et vers des relations de confiance avec les directions métiers. J’ai l’expérience des situations de crise, où l’entreprise est même au bord de la faillite : jamais un DG n’a passé, a posteriori, une demi-heure avec moi pour discuter d’informatique. L’informatique n’intéresse pas les DG. Ils n’ont pas pris la mesure des enjeux.
C’est très grave. Heureusement, cela va changer avec d’autres générations qui comprendront mieux que la génération actuelle.
Christophe Legrenzi « Une situation dramatique en période de révolution économique. »
Les comités de direction souffrent d’une forme d’analphabétisme : c’est dramatique en pleine révolution économique où il est vital de bien comprendre les enjeux du traitement des connaissances et de la valorisation du patrimoine informationnel.
Tant que les comités de direction ne maîtriseront pas ces logiques pour les cinq à dix années à venir, avec des logiques d’efficacité, d’efficience et de productivité à la clé, le débat restera ouvert. Encore faut-il survivre ! Car c’est aujourd’hui que se prépare l’organisation compétitive de demain. Et celle-ci s’appuiera inéluctablement sur les systèmes d’information.